L’imagination ayant pris le pouvoir sécrète inévitablement une pseudo science, à la fois fictive et fiction. Et ce n’est pas le moindre avantage de la philosophie pérenne, héritée d’Aristote et de saint Thomas, que de nous donner le moyen d’y échapper.
I – Bref état de la question
1. Le « transhumanisme » est souvent employé pour désigner une « amélioration humaine ». Le premier usage connu de ce mot remonte à 1957, et on le rencontre sous la plume du biologiste Julian Huxley. Son sens actuel trouve son origine dans les années 1980, lorsque les supposés experts ont commencé à donner corps à l’idée correspondante. Les penseurs transhumanistes prédisent que les êtres humains pourraient être capables de se transformer en êtres dotés de capacités telles qu’ils mériteraient l’étiquette de « posthumains ».
2. L’idée essentielle est là. Le reste, sur lequel se complaisent abondamment les sources d’information diverses (de Wikipédia à Luc Ferry, en passant par tous les futurologues d’outre-Atlantique), concerne surtout les auxiliaires du transhumanisme, les moyens mis en œuvre. Cette amélioration de la condition humaine, telle qu’on nous la présente, passe en effet par des technologies diverses, mais ayant toutes pour but l’élimination du vieillissement et l’augmentation des capacités intellectuelles, physiques ou psychologiques : en bref, la performance. De ce point de vue, le transhumanisme repose sur tous les progrès possibles et imaginables, ceux de la médecine, de la technologie, de l’informatique et de la robotique, mais aussi de tout ce qui peut s’apparenter aux rêves de la science, y compris surtout ceux de l’intelligence artificielle. Et bien entendu, tout cela met en jeu des moyens financiers considérable.
3. Dans nos milieux, les conférences et les livres du docteur Dickès rejoignent ce constat. L’éminent (et généreux) praticien que nous connaissons bien a le mérite de pointer le doigt sur l’idée centrale du transhumanisme. Celui-ci est une idéologie en vogue dont les partisans se donnent pour but de « fabriquer » une humanité nouvelle, pour remplacer à terme l’ancienne. En effet, l’humanité nouvelle sera immortelle grâce à l’apport de la technique, mais elle sera aussi une élite, tandis que le reste sera « numérisée » et mise en réserve dans des ordinateurs. Le prototype : un homme robotisé (un ordinateur ayant remplacé son cerveau) ou un robot humanisé (un cerveau humain greffé sur une machine).
II – Pour y voir clair …
1 – Quelques principes
4. La nature est une donnée initiale dont l’homme n’est pas l’auteur et qui tire son origine d’une création de Dieu, Dieu seul pouvant produire quelque chose sans dépendre de rien.
5. L’activité de l’homme présuppose cette nature et ne peut produire quoi que ce soit indépendamment de ce donné antérieur
6. D’où les deux parties qui vont suivre : la nature et le vivant ; l’art ou l’activité artificielle
1.1 – La nature et le vivant
7. A l’expérience, la nature se caractérise par le changement. La nature est « ce qui change » : les êtres naturels naissent et meurent ; ils grandissent ou diminuent ; ils deviennent chauds ou froids, ils changent de couleur, de lieu, etc.
8. Pour expliquer ce changement, il doit y avoir un principe ou une cause.
9. Parmi les êtres naturels, chez certains le principe des changements qu’ils subissent est en dehors d’eux : ce sont les non-vivants ou êtres inanimés (c’est le règne minéral). Ce sont des corps purement matériels.
10. Chez les autres, ce principe se trouve en eux : ce sont les vivants ou les êtres animés (ce sont les végétaux, les animaux et les hommes). Ce sont des corps, mais il y a en eux autre chose que le corps ; il y a le principe de tous les changements qu’ils subissent, et qui n’est pas corporel : ce principe est l’âme. Les êtres vivants sont donc composés d’un corps et d’une âme ; et le principe premier (c’est à dire initial) de leur vie est l’âme. Ce n’est pas le cerveau (c’est à dire un élément corporel, lui-même partie homogène du corps) mais c’est un principe non-corporel, que nous désignons sous ce terme d’âme.
11. Voici ce qu’en dit saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique, 1e partie, question 75, article 1- « Une partie du corps peut bien être en quelque façon principe vital, – le cœur par exemple -, mais non pas le premier principe. […] En effet, tout être en mouvement reçoit son mouvement, c’est vrai ; mais, puisqu’on ne peut remonter à l’infini, il est nécessaire qu’il y ait une cause de mouvement qui n’en reçoive pas ». L’âme est donc le premier principe de la vie du corps, au sens où c’est elle qui cause le mouvement de tout le corps dont elle est l’âme, sans être elle même mise en mouvement.
12. Si l’on sépare l’âme du corps, il y a ce qu’on appelle une corruption ou une mort ; le corps séparé de l’âme ne possède plus le principe vital correspondant à ses opérations. Il devient un autre corps, distinct du corps qu’il était quand il était animé. Par exemple, un arbre mort devient du bois. L’arbre est vivant : il se nourrit et il grandit. Le bois est mort : c’est un pur minéral, et non plus un végétal ; on peut s’en servir comme combustible ou comme élément de maçonnerie (et d’autant mieux qu’il n’est plus vivant).
13. Notons aussi qu’une âme de catégorie pour ainsi dire supérieure « contient » les âmes de catégories inférieures. L’âme humaine « contient » en quelque sorte l’âme animale et l’âme végétale. L’âme animale « contient » l’âme végétale. Cela signifie que « qui peut le plus peut le moins ». L’homme est capable d’accomplir les opérations proprement humaine (il raisonne et il décide librement) mais aussi des opérations animales (il voit et il entend) ou végétales (il se nourrit et se reproduit). De ce fait, dans le cas de l’homme et de l’animal, la séparation de l’âme et du corps peut s’avérer partielle ou progressive : c’est ainsi qu’une partie du corps de l’homme séparée de l’âme humaine et pareillement une partie du corps d’un animal séparée de son âme animale peut rester capable (pour un certain temps) d’opérations neuro-végétatives.
1.2 – L’homme et la nature
14. L’homme peut agir sur la nature, mais dans la dépendance du principe d’opération de cette dernière. Cela explique que l’homme ait une maîtrise très poussée de la nature inanimée ou non-vivante ; mais qu’il n’ait pas du tout la même maîtrise du vivant. Dans le cas du vivant, l’homme doit tenir compte des capacités d’opérations telles qu’elles sont commandées par l’âme. L’art ou l’activité artificielle de l’homme est ainsi l’activité de l’homme ajoutée à celle de la nature. L’homme agit ainsi comme un auxiliaire qui exploite les pouvoirs de la nature, mais sans pouvoir les remplacer ni les modifier du tout au tout. L’explication de cela est simple : c’est la présence de l’âme qui est un principe intrinsèque d’opération. L’homme ne peut pas aller à l’encontre de ce principe. Il ne peut pas non plus le remplacer, une fois qu’il n’est plus là. L’homme agit sur le corps, pour autant que celui-ci bénéficie déjà de l’impulsion que lui donne son âme. Mais l’homme ne peut pas agir sur l’âme.
15. Par exemple, un médecin peut nourrir et faire respirer artificiellement un être vivant (pourvu de son âme), lorsque les fonctions organiques sont empêchées d’accomplir les opérations vitales dont l’âme est le principe. Mais on ne peut pas faire respirer ou nourrir un mort (un corps dépourvu de son âme), sinon d’une manière « acharnée » et vaine.
1.3 – Possible et impossible
16. Distinguons enfin : quand on dit qu’une chose est possible ou impossible. Cela peut s’entendre aux yeux de la philosophie et cela peut s’entendre aux yeux de la science ou de la technique. Aux yeux de la science et de la technique, possibilité et impossibilité doivent s’entendre de manière relative, c’est à dire en fonction des connaissances et des moyens techniques dont nous disposons. Aux yeux de la philosophie, la possibilité et l’impossibilité s’entendent au sens absolu : est possible ce qui n’est pas contradictoire ; est impossible ce qui l’est, parce que contraire à la nature des choses.
17. La science fait ce qu’elle peut. Mais c’est à la philosophie de dire ce que la science peut : la philosophie juge la science par le haut, c’est à dire par la connaissance des principes qui régissent la nature humaine.
2 – Éclaircissements des faits et perspectives
2.1 – Le principe fondamental
18. Le principe premier est le principe de finalité. De nombreux biologistes modernes répugnent à admettre l’idée d’une nature mue par une fin et agissant comme intentionnellement. Les traités qui abondent dans ce sens sur ce point sont nombreux. Depuis Darwin, on soutient en général la thèse suivante : la notion de but dans la nature n’est ni scientifique ni nécessaire. « À première vue, le domaine biologique semble être celui de la finalité généralisée », admet Julian Huxley. « Les organismes sont construits comme s’ils étaient conçus intentionnellement et travaillent comme s’ils poursuivaient consciemment un but. La vérité tient en ces deux mots : comme si. Ainsi que le génie de Darwin l’a montré, le but est seulement apparent ».
19. C’est la thèse contraire qui est vraie : si un organisme n’a pas de but, il n’est pas un organisme du tout. Un corps qui n’est pas outillé pour accomplir toute la gamme de ses possibilités n’est qu’une masse où apparaissent un certain nombre d’appendices sans fonction. Ceci est inévitable quand l’intentionnalité est niée.
20. Le but d’un corps, le but de l’organisme, pris dans l’unité de tous ses organes, c’est l’âme. Et le but de l’âme humaine c’est de connaître et d’aimer. Le corps humain est tout entier proportionné à ce but. Toute l’activité corporelle (l’activité biologique des organes de l’homme, sa vie neuro-végétative) est faite pour que l’homme puisse exercer les opérations des sens externes (voir, entendre, percevoir des odeurs et des saveurs, percevoir par le toucher le chaud et le froid ainsi que le dur et le mou) et ces opérations des sens externes sont là pour que l’homme puisse exercer à partir d’elles les opérations de son intelligence : les idées nous viennent par les sens, et l’activité cognitive des sens suppose un corps bien proportionné et bien en vie, d’un simple point de vue organique et biologique. C’est ce qu’exprime l’adage « mens sana in corpore sano », un esprit sain dans un corps sain.
21. Par conséquent, tout ce que l’activité artificielle de l’homme (médecine, technologie, informatique) peut faire pour améliorer le corps humain n’a de sens que si cette amélioration est bien comprise dans la ligne de la finalité de ce corps humain : l’amélioration du corps est conditionnée par le fait que le corps est ordonné à l’âme et à l’activité spirituelle de celle-ci. Donc, si l’amélioration laisse possible et facilite l’exercice de la connaissance humaine, la pensée, elle est une vraie amélioration. Si au contraire elle la rend impossible ou plus difficile, elle représente non une amélioration mais une destruction : une déshumanisation. Derrière le masque du transhumanisme, c’est donc peut-être le visage monstrueux d’un acharnement anti-humaniste qui risque de se cacher.
2.2 – Principes dérivés
24. Pourvu que l’on respecte cette finalité (la technique au service de la vie humaine, qui est la vie de la pensée), aux yeux de la philosophie :
- il est possible (c’est-à-dire non contradictoire) de prêter appui à l’activité vitale d’un vivant grâce au secours de la technique, et d’autant mieux que celle-ci est plus performante (informatique, maîtrise de l’ADN, puces électroniques, etc). On peut donc greffer une machine, un élément informatique, sur un corps vivant, pour renforcer ses propres opérations vitales pour autant que l’on respecte le principe de ces opérations, qui est l’âme ; la technique ne peut que se faire l’auxiliaire de l’âme, sans jamais pouvoir la remplacer
- il est également possible de réemployer un corps mort réduit à l’état de minéral et de l’utiliser comme auxiliaire d’une machine : un « moteur » de type informatique peut fonctionner dans la carcasse d’un cadavre, pour produire un mouvement local, un déplacement. Si on remplace le cerveau par un ordinateur, on aura une machine. L’homme robotisé n’est donc point homme mais seulement robot.
- il est également possible de sélectionner une partie d’un corps animal (un organe ou une cellule) qui reste capable d’opérations neuro-végétatives, quoique séparé de son principe de vie animale, et de lui donner l’auxiliaire de la technique pour lui faire produire ses propres opérations vitales au bénéfice d’un corps autre que son corps d’origine
- il est enfin possible de procéder à des manipulations génétiques, pour autant que s’y prête le principe vital (l’âme) du corps sur lequel on exerce ces manipulations : le corps est « l’instrument » de l’âme. On peut manipuler une cellule humaine, pour produire artificiellement ce qu’elle aurait produit naturellement, mais dans les limites de sa nature, qui sont fixées par l’âme : les chiens ne font pas des chats, pas même en fécondation in vitro et encore moins en clonage !
25. Il y a là autant de possibilités pures, c’est-à-dire d’absences de contradictions. Autre est la question de savoir si ce qui est simplement possible est en outre licite d’un point de vue moral. Précisément, cette question est autre et nous n’en traitons pas ici. Nous voulons seulement vérifier si le transhumanisme représente une option réaliste ou s’il ne serait pas plutôt une utopie et une chimère.
26. Par ailleurs, le cerveau n’est pas l’âme ; il n’est qu’un organe parmi d’autres, une partie du corps, dont l’âme est le principe vital. Le cerveau est l’organe plus prochain et adéquat de certaines opérations de la vie corporelle qui sont celles des sens internes (mémoire et imagination). Mais la vie intellectuelle et morale est d’ordre spirituel et ne passe pas par lui. On ne peut pas « numériser » les opérations de la vie spirituelle, ni les mettre sous forme de « données » sur un disque dur ! En effet, ces opérations sont d’ordre spirituel (ce sont des idées et des raisonnements) et le disque dur est un support matériel. L’homme peut programmer un ordinateur, en accomplissant de ce fait une œuvre d’art, un produit artificiel, mais il ne peut pas lui communiquer sa propre vie humaine.
27. Enfin, si la séparation du cerveau d’avec le corps provoque la mort, elle provoque par le fait même la séparation du cerveau d’avec l’âme ; le cerveau est alors dans un état de corruption qui le réduit successivement au stade d’un végétal puis d’un minéral : il est incapable d’exercer ses opérations proprement animales et il serait donc vain de le mettre sur un robot ou sur un autre corps. Le robot humanisé (la machine sur laquelle on grefferait un cerveau) est donc une chimère.
III – Bref épilogue
28. Le lecteur désireux d’approfondir la question aura grand intérêt à méditer le beau livre d’Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, paru aux Editions Desclée, en 2018. Le titre en suggère l’une des idées maîtresses, qui se retrouve d’ailleurs dès le chapitre I du livre, intitulé : « Faut-il prendre au sérieux le transhumanisme ? ». Le grand mérite de l’auteur est d’établir ici sans conteste que, du moins pour une bonne part, nous avons avec ce transhumanisme affaire à une idéologie servie par une propagande.
29. L’imagination ayant pris le pouvoir sécrète inévitablement une pseudo science, à la fois fictive et fiction. Et ce n’est pas le moindre avantage de la philosophie pérenne, héritée d’Aristote et de saint Thomas, que de nous donner le moyen d’y échapper.
Abbé Jean-Michel Gleize
Source : Courrier de Rome n°633