Des racines… pour quoi faire ?

Plus un homme entre­tient ses racines natu­relles et sur­na­tu­relles, plus il fruc­ti­fie ; et plus il fruc­ti­fie, plus ses racines se fortifient.

En période de crise, l’équilibre humain et sur­na­tu­rel est plus dif­fi­cile à conser­ver. L’homme en crise est sou­vent un homme pas­sion­né, émo­tion­nel­le­ment per­tur­bé, prêt à tous les excès et à toutes les bévues. Mais il n’y a pas de fata­li­té : la crise, qu’elle soit per­son­nelle, fami­liale ou socié­tale, peut aus­si être l’occasion d’un épa­nouis­se­ment. Or dans la crise sans pré­cé­dent que l’Eglise et la socié­té tra­versent depuis plu­sieurs décen­nies, un pro­blème d’équilibre s’est fait jour chez les catho­liques. Quel est-​il ? Il s’agit d’un tiraille­ment : d’un côté le devoir de résis­ter à la dérive doc­tri­nale et morale ; de l’autre la néces­si­té de ne pas se replier sur soi. Ce tiraille­ment peut conduire à deux atti­tudes oppo­sées : l’une qui consiste, par sou­ci de pré­ser­va­tion, à s’enfermer et se replier ; l’autre qui, par sou­ci de plaire, veut être « comme tout le monde » et suit le sens du vent (en l’occurrence une bien vilaine bour­rasque). Il est inté­res­sant de remar­quer qu’au fond, ces deux atti­tudes pro­cèdent d’une crainte. La pre­mière atti­tude pro­cède de la crainte d’être empor­té par le cou­rant domi­nant ; la deuxième de la crainte d’être mar­gi­na­li­sé. Quelle solu­tion alors ? L’enracinement, pré­ci­sé­ment, qui doit se faire sur deux niveaux : natu­rel et surnaturel.

L’enracinement natu­rel est consti­tué par trois élé­ments : le pays, la famille, le métier. Lorsque l’homme pos­sède de fortes attaches dans ces trois domaines, il pos­sède le ter­reau favo­rable à son épa­nouis­se­ment natu­rel : par son atta­che­ment à un pays, l’homme se recon­naît par­ti­ci­pant d’une civi­li­sa­tion envers laquelle il se sent rede­vable et pour laquelle il est prêt à don­ner ses forces et sa vie au besoin ; par ses attaches fami­liales, l’homme reçoit de ses parents l’affection et l’éducation néces­saire à son équi­libre per­son­nel ; par son enra­ci­ne­ment pro­fes­sion­nel l’homme s’épanouit dans son agir, se per­fec­tionne dans un domaine spé­ci­fique d’activité((II est bien évident que, lorsqu’une femme renonce à un métier pour s’occuper de ses enfants, elle renonce à « l’activité pro­fes­sion­nelle » pro­pre­ment dite pour exer­cer cette acti­vi­té plus néces­saire à la socié­té qu’est l’éducation.)). Il est inté­res­sant d’ailleurs de noter que, sous ces trois rap­ports, les socié­tés modernes causent des dégâts impor­tants : l’instabilité géo­gra­phique qui abîme l’attache au pays et à son ter­roir ; les lois contraires au mariage qui détruisent les attaches fami­liales, et enfin l’instabilité pro­fes­sion­nelle (dont les formes sont mul­tiples) pour une bonne part ces racines-​là ne dépendent pas de nous, puisqu’on ne choi­sit ni son pays, ni sa famille et que le choix du métier est majo­ri­tai­re­ment tri­bu­taire de para­mètres indé­pen­dants de notre volon­té. Toutefois il est pos­sible de les culti­ver et de lut­ter pour les préserver.

Sur le plan sur­na­tu­rel, l’enracinement sera tout sim­ple­ment celui de la vie chré­tienne. La récep­tion des sacre­ments, la pra­tique des ver­tus, l’approfondissement de la vie inté­rieure, le déve­lop­pe­ment des connais­sances reli­gieuses : toutes choses qui contri­buent à cet enra­ci­ne­ment néces­saire pour le chrétien.

Si ce double enra­ci­ne­ment, natu­rel et sur­na­tu­rel, est bien réa­li­sé, le catho­lique n’a rien à craindre. Il n’a pas à craindre d’être empor­té par le cou­rant de déca­dence, car il est sûr de ses racines, en les­quelles il a recon­nu un vec­teur de sta­bi­li­té pro­fonde et de bon­heur. Il n’a pas à craindre d’être mar­gi­na­li­sé, car il a com­pris que l’opinion domi­nante compte peu, que les valeurs du monde moderne sont fausses et n’apportent ni joie durable ni paix. Disons mieux : non seule­ment le catho­lique n’aura rien à craindre, mais il pour­ra s’ouvrir et rayon­ner. Saint Thomas l’avait remar­qué : « De même qu’il est plus beau d’é­clai­rer que de briller seule­ment ; ain­si est-​il plus beau de trans­mettre aux autres ce qu’on a contem­plé que de contem­pler seule­ment ». Les racines en effet, quand elles sont solides et bien nour­ries, assurent au végé­tal son épa­nouis­se­ment au dehors. 

Le chré­tien n’est pas seule­ment appe­lé à ne pas chan­ce­ler, ce qui serait une bien étrange manière de conce­voir la vie humaine et chrétienne((Pourrait-on conce­voir la marche comme une esquive de la chute ? Pourtant beau­coup de chré­tiens conçoivent la vie chré­tienne d’abord comme une fuite du péché, ce qui n’est guère enthou­sias­mant.)) mais à don­ner du fruit (cf Mat. 13,8). Il faut même affir­mer l’influence réci­proque des racines sur l’épanouissement : plus un homme entre­tient ses racines natu­relles et sur­na­tu­relles, plus il fruc­ti­fie ; et plus il fruc­ti­fie, plus ses racines se for­ti­fient. La vie des saints le montre : la pro­fon­deur de leur vie inté­rieure est source de leur apos­to­lat, et leur apos­to­lat leur fait appro­fon­dir leur vie inté­rieure. Voilà donc ce qu’il faut entre­te­nir : un enra­ci­ne­ment pai­sible qui ne craint aucune crise, mais qui fruc­ti­fie, et qui se for­ti­fie en fructifiant.

Abbé Guillaume Scarcella

Source : Apostol n°153

Illustration : La Cathédrale Saint-​Lazare d’Autun.