Employer nos ressources

N’est-​il pas déce­vant de voir par­fois des per­sonnes bien douées sur le plan humain mettre leur talent au ser­vice de la mau­vaise cause ?

Tel est un bon ora­teur, tel autre est brillant intel­lec­tuel­le­ment, tel autre est remar­qua­ble­ment doué de ses mains, tel autre a une finesse psy­cho­lo­gique appré­ciable… et mal­heu­reu­se­ment, sou­vent, ces talents ne sont pas mis au ser­vice du bien.

Or s’il y a bien un élé­ment fon­da­men­tal pour le chré­tien du XXIe siècle, c’est de savoir bien employer les res­sources que Dieu lui a don­nées. Ressources natu­relles de l’intelligence, du sens pra­tique, de n’importe quelle qua­li­té humaine ; et res­sources sur­na­tu­relles de la grâce, des ver­tus infuses et des dons du Saint-​Esprit. On se rap­pelle la fameuse para­bole des talents : Dieu deman­de­ra compte à cha­cun des talents qu’il a reçus, et mal­heur au mau­vais ser­vi­teur qui aura gar­dé pour lui ses talents sans les faire fruc­ti­fier pour le maître.

Le pro­blème tou­te­fois, dans notre siècle, est qu’il est tout sauf évident de bien employer ses talents. Le P. Hyacinthe-​Marie Cormier, élu maître géné­ral des domi­ni­cains en 1904, et dont saint Pie X décla­ra lorsqu’il fut élu au géné­ra­lat qu’il était un saint, a écrit ces lignes qui n’ont pas pris une ride :

Parabole des Talents par Andrei Mironov, 2013

« Aujourd’hui que le monde, si l’on consi­dère ses idées et ses mœurs, est en plein paga­nisme, plus d’un chré­tien serait dis­po­sé à se lais­ser éblouir par la fausse gran­deur de la socié­té humaine et à s’incliner devant les opi­nions fri­voles du jour, comme devant une divi­ni­té. Mais d’autres, allant à l’excès contraire, s’érigeront volon­tiers en cen­seurs impi­toyables, ver­ront l’œuvre du démon par­tout et refu­se­ront même d’examiner s’il n’y a pas quelque bien à trou­ver dans le chaos qui les entoure. »

Le P. Cormier décrit bien le double abîme qui nous tente : ou s’incliner devant les fausses idées du monde, et faire ser­vir nos talents à l’édification de cette socié­té chao­tique où Dieu est mis de côté ; ou tout reje­ter en bloc, et rendre nos talents inutiles.

Poursuivons notre lec­ture : « Le vrai sage évite ces deux écueils ; il pèse toute chose, sait com­pa­tir aux misères et aux fai­blesses qui l’environnent, tient compte des causes loin­taines qui les ont pré­pa­rées et démêle ce qui reste de bonnes ten­dances, de dési­rs nobles et sin­cères, bien que mal diri­gés, dans cette confu­sion pré­sente des choses. Il sait donc attendre ; et quand il agit, il seconde avec soin toute ten­dance qui peut pré­dis­po­ser le pro­chain à mieux faire. Un jour, Dieu lui mon­tre­ra qu’il a eu rai­son de pré­fé­rer l’espérance au décou­ra­ge­ment, l’emploi cha­ri­table de toutes les res­sources à la condam­na­tion sans appel de ce qui ne lui plai­sait pas. » (Être à Dieu, Ed. du Cerf, 1994, p. 82).

Ce sage domi­ni­cain, qui eut lui-​même tant de dif­fi­cul­tés et de conflits à résoudre, et qui s’y employa tou­jours avec une pru­dence admi­rable, nous trace donc une ligne de conduite inté­res­sante : il s’agit de déce­ler ce qui reste encore de bon, et de secon­der ce bien qui existe. En d’autres termes : prendre les choses là où elles en sont, et tâcher de les amé­lio­rer selon nos pos­si­bi­li­tés. Pour prendre une image, il s’agit de trou­ver la braise non encore éteinte, et de souf­fler des­sus pour ravi­ver la flamme.

Ce conseil si pro­fond embrasse de nom­breux aspects. D’abord dans notre vie fami­liale, avec ceux qui nous sont liés par le sang ; ensuite dans notre vie pro­fes­sion­nelle, à tra­vers le métier que nous exer­çons, avec les col­lègues qui sont les nôtres, il y a du bien à faire ; et enfin dans notre vie poli­tique, au sens noble du terme, c’est-à-dire dans le rôle que nous avons à jouer dans la cité qui est la nôtre : la France, notre région, notre ville ou village.

Dans tous ces contextes le bien n’est pas absent. Certes le mal est par­fois patent, inso­lent, voire oppres­sant. Mais le mal n’est pas un être en soi, il n’existe que gref­fé sur un bien qu’il abîme. Tel col­lègue qui tient des pro­pos anti­clé­ri­caux, par exemple, ne pour­rait les tenir s’il n’était déjà un homme, donc un être créé par Dieu et rache­té par Jésus-Christ.

Il faut donc, cou­ra­geu­se­ment, tra­vailler à par­tir du bien exis­tant, en cher­chant à le per­fec­tion­ner. C’est là pré­ci­sé­ment que deux ver­tus doivent entrer en jeu : la pru­dence, qui nous fera trou­ver quel est le bien oppor­tun à réa­li­ser, et la force qui nous fera main­te­nir notre réso­lu­tion mal­gré les dif­fi­cul­tés. Ce col­lègue de tra­vail, pour reprendre l’exemple, dois-​je agir auprès de lui ? Si oui com­ment l’amener à chan­ger ? Par des paroles ? En pri­vé, en public fron­ta­le­ment ou fine­ment ? Et si je ne réus­sis pas, puis-​je au moins annu­ler leurs effets chez tel ou tel autre col­lègue ? Telles seront les inter­ro­ga­tions que for­mu­le­ra la ver­tu de pru­dence, et aux­quelles elle four­ni­ra une réponse concrète, sui­vie d’une mise en pra­tique. La force, quant à elle, fera tenir le choc : si ce col­lègue s’en prend à nous, ou si l’action pro­po­sée par la pru­dence ne porte pas de fruits immédiats.

Ces deux ver­tus de pru­dence et de force, mises en pra­tique quo­ti­dien­ne­ment dans tous les aspects de notre vie humaine et chré­tienne, nous per­met­tront d’éviter un défaut qui nous guette beau­coup et que le P. Cormier poin­tait déjà du bout de sa plume : le décou­ra­ge­ment. L’ampleur du mal et ses pro­grès pour­raient nous faire bais­ser les bras et bas­cu­ler du côté de ceux qui pensent que : « de toutes façons, tout est fichu ». Moyen com­mode de se dis­pen­ser d’agir, mais qui n’échappera que dif­fi­ci­le­ment au reproche de Notre-​Seigneur : « Serviteur mau­vais et pares­seux, tu savais que je mois­sonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répan­du. Alors, il fal­lait pla­cer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrou­vé avec les inté­rêts. Enlevez-​lui donc son talent et donnez-​le à celui qui en a dix. A celui qui a, on don­ne­ra encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se ver­ra enle­ver même ce qu’il a. » (Mat. 25)

Car entre le décou­ra­ge­ment et l’inaction, il n’y a qu’un pas, bien vite franchi.

(…) Retrempons-​nous dans cette convic­tion que Dieu est Tout-​Puissant, et qu’il ne nous demande que de bien œuvrer, à notre place. A l’heure pré­vue par lui, nous expé­ri­men­te­rons ces paroles du P. Cormier : 

« Un jour, Dieu lui mon­tre­ra qu’il a eu rai­son de pré­fé­rer l’espérance au décou­ra­ge­ment, l’emploi cha­ri­table de toutes les res­sources à la condam­na­tion sans appel de ce qui ne lui plai­sait pas. »

Source : Nouvelles de Saint-​Martin-​des-​Gaules n° 47