- Allo, la Police ? Nos voisins sont sortis sans masque, ils sont 7 personnes chez eux, ils se sont serrés la main, j’entends des chants dans l’église, etc. Le nombre de dénonciations de voisins a littéralement explosé en France, à la faveur des nouvelles contraintes pour motif officiellement sanitaire, atteignant 70 % des appels[1]. Ces dénonciations peuvent-elles être des actes de vertu ? Leurs motivations sont-elles louables ? Une distinction s’impose tout d’abord : l’acte supposé mauvais est-il une simple offense personnelle ou un réel danger pour la société ?
L’offense personnelle
Dans l’Évangile, Notre-Seigneur nous donne quelques principes pour corriger un de nos frères qui nous aurait offensé personnellement : « Si ton frère a péché contre toi, va reprends-le entre toi et lui seul ; s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que toute chose se décide sur la parole de deux ou trois témoins. S’il ne les écoute pas, dis-le à l’Église ; et s’il n’écoute pas même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain. »[2]
Le motif principal de cette correction est clairement la charité : j’interviens, non pas pour me venger d’un dommage personnel, mais parce que ce frère est pécheur et que je veux le rendre meilleur. Comme le dit saint Jean Chrysostome : « Remarquez que cette réprimande ne doit point se faire sous l’inspiration de la vengeance, mais dans le seul but de corriger notre frère. »[3] La charité étant ainsi présupposée, les moyens commandés par le Christ apparaissent avec un ordre précis, et la dénonciation à l’Église ne se trouve qu’en troisième position, et seulement lorsque les autres ont échoué.
Le catéchisme range cette correction fraternelle – ô combien délicate et importante – dans les œuvres de miséricorde spirituelle. Pour la pratique vertueuse de cette œuvre, il y a des conditions :
- qu’il y ait un péché véritable ;
- que l’on soit mû par la charité ;
- que l’on ait un espoir fondé d’amendement du coupable.
Dans les autres cas, on s’abstiendra d’agir et on ne se dispensera pas de prier pour le pécheur.
Un péril à éviter
Ce cas est différent du premier : il ne s’agit plus de corriger un pécheur, mais d’empêcher un dommage. Si quelqu’un pèche secrètement contre le bien commun, suis-je tenu de le dénoncer aux supérieurs ?
Dans un article de sa Somme Théologique, remarquable par son équilibre et sa connaissance de l’homme, saint Thomas d’Aquin résume les règles d’une dénonciation juste : « Il y a des péchés secrets qui sont nuisibles au prochain, corporellement ou spirituellement ; quand par exemple quelqu’un traite secrètement pour livrer la ville aux ennemis ; ou lorsque, en privé, un hérétique détourne de la foi. Parce que celui qui pèche ainsi en secret ne s’en prend pas seulement à toi, mais également aux autres, il faut immédiatement procéder à une dénonciation, pour empêcher le mal ; à moins qu’on ait de bonnes raisons de croire qu’on pourra atteindre aussitôt ce résultat par une admonition secrète. »[4]
Ces distinctions pratiques s’appliquent aussi bien en temps de guerre que sur une cour de récréation : un enfant qui dénonce à la maîtresse une faute légère d’un camarade sera justement traité de rapporteur, de mouchard, ou de cafard, et on lui dira : « Tu as raison, ce que ton camarade a fait n’est pas bien, mais ça le regarde. » Mais si le même enfant voit qu’un individu est en train de mettre le feu à l’école, il fait une œuvre bonne en le dénonçant et pécherait même en se taisant !
Il y a donc trois sortes de péchés en la matière : la dénonciation calomnieuse (qui doit d’ailleurs être réparée), celle d’un fait réel mais sans gravité, et celle inspirée par des motifs méprisables.
Les Sycophantes
Dans l’Antiquité, il existait des délateurs professionnels, rémunérés à la tâche. Delatores chez les Romains, Sycophantes chez les Grecs, ces personnages étaient parfois appréciés par les gouvernants, mais naturellement fort mal vus par les citoyens : en témoigne une pièce d’Aristophane, Les Acharniens, dans laquelle un Sycophante se fait rosser de belle manière, à la grande satisfaction du public ! On conçoit qu’une société où règne une suspicion mutuelle généralisée soit invivable, et qu’il faille lutter contre ces mouchards.
Mais les faits sont là, les délateurs ont toujours existé dans l’histoire des hommes, spécialement aux époques troublées. Le roi David en a fait les frais à plusieurs reprises[5], ainsi que les catholiques fidèles à leur foi et à leur roi pendant la tourmente révolutionnaire, et les Français courageux pendant la dernière guerre pour ne citer qu’eux. Il n’est pas étonnant que, à la faveur des confinements et restrictions diverses, ces races que l’on espérait éteintes réapparaissent aujourd’hui. Mais la question est : pourquoi ?
Un homme démasqué qui marche n’étant pas plus dangereux pour la société qu’un autre qui court ou qui marche en fumant, pourquoi dénoncer le premier ? Est-ce par charité envers le marcheur ? Est-ce pour éviter un grave dommage ? Quel est le motif de ces Sycophantes modernes qui composent le 17 ?
L’avarice ? Non, ce métier n’est plus lucratif de nos jours. L’orgueil ? Sans doute, comme d’habitude. La crainte ? Certainement, disons mieux, la terreur.
- Il faut bien que je hurle avec les loups, dit le Commissaire à Mère Marie[6], comme pour donner une excuse à sa lâcheté.
Quoi encore ?
Les pharisiens, qui filtraient le moucheron et avalaient le chameau, eussent été leurs maîtres, eux qui se drapaient dans une obéissance à une loi matérielle au détriment des véritables commandements. À leur exemple, le véritable civisme est remplacé par un ersatz de vertu chrétienne, un civisme légaliste et clabaudant, excité par le matraquage médiatique.
Quoi enfin ?
L’envie. Cette joie mauvaise à voir les autres punis sans autre motif, cette tristesse tout aussi mauvaise à découvrir une liberté chez autrui et pas chez soi, cette fallacieuse satisfaction à se trouver du côté des plus puissants et à penser comme les plus nombreux, tout cela révèle la triste nature déchue des esclaves du démon qui ne vivent pas sous le régime de la grâce.
Ainsi, aujourd’hui encore, la charité surnaturelle apparaît comme l’antidote à ce détestable poison de la délation.
Abbé Guillaume d’Orsanne
Image : Le Christ vendu par Judas (Giotto) – Wikimedia Commons
Source : Le Chardonnet n°364