Présence de Satan dans les Évangiles

Bien sou­vent, quand nous par­lons du diable, nous oublions de faire réfé­rence à celui qui en parle avec le plus d’au­to­ri­té : Notre-​Seigneur Jésus-​Christ. En tant que Dieu, Jésus est celui qui l’a créé et jugé après sa faute. En tant qu’­homme, il fut son plus impla­cable adversaire.

Vouloir gom­mer des évan­giles les très nom­breuses réfé­rences à Satan, c’est mettre en doute la parole même du Christ, et donc rui­ner l’au­to­ri­té des livres saints. Dans les évan­giles, en effet, non seule­ment le Christ nous a par­lé du démon mais il a eu affaire direc­te­ment à lui. Toute la vie publique du Christ appa­raît – à qui scrute les évan­giles – comme une confron­ta­tion per­son­nelle entre le Fils de l’Homme et le Prince de ce monde.

Terrassé par la Croix

Cet affron­te­ment connaît son apo­gée dans le drame de la Croix. Le jour de son entrée triom­phale à Jérusalem, Jésus fait une décla­ra­tion solen­nelle. D’une voix trou­blée par l’an­goisse – « mon âme est bou­le­ver­sée » (Jn XII, 27) – il annonce aux Juifs venus l’é­cou­ter : « Maintenant a lieu le juge­ment de ce monde ; main­te­nant le Prince de ce monde va être jeté dehors » (id. 31). C’est donc l’heure émi­nem­ment solen­nelle où le Sauveur va réa­li­ser en plé­ni­tude sa mis­sion. Quelle est cette mis­sion ? Jésus le dit clai­re­ment : il vient expul­ser le démon qui, à la suite du péché de nos pre­miers parents, a fait du monde son royaume (c’est pour­quoi le Christ, d’ailleurs, le désigne sou­vent comme Prince de ce monde). Poursuivant son dis­cours, Jésus explique com­ment va se réa­li­ser cette expul­sion : « quand j’aurai été éle­vé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes ». (id. 32). Saint Jean nous pré­cise que par cette expres­sion – « être éle­vé de terre » – Jésus désigne sa mort pro­chaine sur la Croix : « il signi­fiait ain­si de quel genre de mort il allait mou­rir » (id. 33). 

La Croix du Christ est le moyen choi­si par Dieu pour nous arra­cher à la puis­sance de Satan. C’est cela l’ex­pul­sion du Prince des ténèbres ; le Christ cru­ci­fié va atti­rer les pécheurs, va bri­ser leurs cœurs de pierre pour en faire des enfants de Dieu. « Ils regar­de­ront vers Celui qu’ils ont trans­per­cé » avait annon­cé le pro­phète Zacharie, texte que repren­dra saint Jean dans son évan­gile (Jn XIX, 37). Jésus a révé­lé à ses apôtres la vision dont il a béné­fi­cié au moment de leur tout pre­mier envoi en mis­sion : Il a « vu Satan tom­ber comme fou­droyé par l’é­clair » (Lc X, 18). Ainsi donc, la pré­di­ca­tion de l’Évangile, annonce de la vic­toire de la Croix, chasse Satan hors du monde.

Il est inté­res­sant de noter que pen­dant les der­niers épi­sodes de la vie de Jésus – de sa mort et de sa résur­rec­tion jus­qu’à son ascen­sion glo­rieuse – le démon n’in­ter­vient plus du tout, en aucune façon. La Résurrection de notre Seigneur Jésus-​Christ marque la défaite défi­ni­tive du Prince de ce monde qui avait réduit l’hu­ma­ni­té dans l’es­cla­vage de la mort. Jésus, très jus­te­ment, avait défi­ni Satan comme l’être « homi­cide depuis le com­men­ce­ment » (Jn VIII, 44). Cette Résurrection est le fruit direct de la consom­ma­tion totale du sacri­fice de la Croix deman­dé à son Fils par le Père. Tous les exor­cistes ont ren­du et rendent encore témoi­gnage de la puis­sance du signe de croix pour chas­ser les démons. Car la Croix est, pour Satan, la marque de son échec défi­ni­tif dans sa ten­ta­tive aber­rante de vou­loir se faire l’é­gal de Dieu.

Si nous reve­nons au tout début de la vie publique, nous retrou­vons – lors d’un épi­sode de la vie du Jésus-​Christ – ce sou­hait insen­sé de Lucifer. Regardons le com­bat tita­nesque du désert de la Quarantaine. N’est-ce pas, en effet, une ten­ta­tive déses­pé­rée du Prince de ce monde d’ob­te­nir du Fils de l’Homme – dont il ne com­prend pas la nature – une ado­ra­tion réser­vée à Dieu seul ? « Le diable l’emmène encore sur une très haute mon­tagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire. Il lui dit : tout cela, je te le don­ne­rai si, tom­bant à mes pieds, tu m’a­dores. Alors, Jésus lui dit : Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu ado­re­ras, à lui seul tu ren­dras un culte. Alors le diable le quit­ta ». (Mat IV, 8–11). Mais l’é­van­gé­liste saint Luc ajoute une pré­ci­sion à ce récit : Satan, écrit-​t-​il, s’é­loi­gna de lui mais seule­ment « jus­qu’au temps mar­qué » (Lc IV, 13) Ce temps mar­qué, nous le savons, c’est l’heure du sup­plice final où Jésus sera sou­mis à la ter­rible ten­ta­tion du décou­ra­ge­ment et du déses­poir. Le démon est le grand déses­pé­ré ; quand il tourne autour d’une âme, l’o­deur du déses­poir est tou­jours pré­sente. Mais le Fils de Dieu sor­ti­ra triom­phant de cette épreuve.

La puissance d’une prière

Notre Seigneur Jésus-​Christ avait aver­ti ses dis­ciples : « il est des démons qu’on ne peut chas­ser que par le jeûne et la prière ». (Mt XVII, 21). Aussi n’est-​il pas éton­nant qu’en leur appre­nant le Notre Père, la prière par excel­lence, résu­mé de toute la foi et de toute l’es­pé­rance chré­tienne, il place, à la fin de celle-​ci, cette mys­té­rieuse demande : « sed libe­ra nos a malo » (Mt VI 13). Comment tra­duire et donc com­prendre ce mot “malum” ? Est-​ce le mal pris en géné­ral que désigne ici le Christ ? ou plu­tôt le Malin, c’est-à-dire Satan ? La majo­ri­té des Pères de l’Église s’est ral­liée à cette der­nière tra­duc­tion : « mais délivrez-​nous du Malin », plus conforme au texte grec : « ἀπὸ τοῦ πονηροῦ[apo toû poneroû] ». 

Le Divin Maître uti­li­se­ra la même expres­sion dans son dis­cours après la Cène ; s’a­dres­sant à son Père, il le prie de gar­der ses dis­ciples du Malin « ek τοῦ πονηροῦ [ek toû pone­roû] » (Jn XVII, 15). Saint Jean Chrysostome pré­cise : « Jésus entend par ce mot « du mal », qui signi­fie aus­si « du méchant », le malin esprit, et il nous exhorte à avoir contre lui une ini­mi­tié irré­con­ci­liable… Il nous com­mande de tour­ner toute notre haine sur cet esprit de malice, auteur et prin­cipe véri­table de tous les maux ». Ainsi, dans la finale de cette magni­fique prière du Notre Père, Jésus nous fait deman­der deux choses au Père en son nom : tout d’a­bord de ne pas nous lais­ser suc­com­ber à la ten­ta­tion, et donc de nous pro­té­ger de notre volon­té mau­vaise, mais aus­si de nous déli­vrer de l’in­fluence du démon dans l’ac­com­plis­se­ment de notre vie chré­tienne. En effet, celui-​ci est habile et cherche, avec ruse, à nous faire tom­ber. Le prince des Apôtres, saint Pierre, l’a bien com­pris. C’est pour­quoi il met en garde les chré­tiens : « votre adver­saire, le diable, est comme un lion rugis­sant cher­chant qui dévo­rer » (1 Pe V, 8). Mais le Seigneur est fidèle – nous rap­pelle Saint Paul dans son épître : « Il vous affer­mi­ra et vous pro­tè­ge­ra du Malin “ἀπὸ τοῦ πονηροῦ”[apo toû pone­roû] » (2 Thes. III, 3).

Tout ceci sera plus tard admi­ra­ble­ment résu­mé par saint Ambroise : « Le Seigneur, qui a enle­vé votre péché et par­don­né vos fautes, est à même de vous pro­té­ger et de vous gar­der contre les ruses du diable qui vous com­bat, afin que l’en­ne­mi, qui a l’ha­bi­tude d’en­gen­drer la faute, ne vous sur­prenne pas. Qui se confie en Dieu ne redoute pas le démon ».

Le fils de la perdition

Les attaques du Satan contre les membres de l’Église du Christ sont donc bien des réa­li­tés et Jésus va ins­tam­ment nous mettre en garde à ce sujet. Au début du drame de la Passion, Satan frap­pe­ra comme l’é­clair, dans l’im­mé­diate proxi­mi­té du Sauveur. Sa vic­time sera un des douze. Relisons les textes évan­gé­liques à ce sujet : « Or, Satan entra dans Judas, sur­nom­mé Iscariote, qui était du nombre des douze. Et Judas alla s’en­tendre avec les grand-​prêtres et les chefs des gardes, sur la manière de le leur livrer… » (Lc XXII, 3–4) « Pendant le sou­per, lorsque le diable avait déjà ins­pi­ré au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le des­sein de le livrer… » (Jn XIII, 2). Ainsi Judas sera l’ins­tru­ment du démon pour per­mettre l’ar­res­ta­tion subrep­tice de son Divin Maître, le livrant ain­si à une mort cer­taine. Ensuite ce sera le déses­poir final du dis­ciple et son sui­cide. Le déses­poir est tou­jours la signa­ture du Prince des ténèbres. Judas se pen­dra, englué dans la même déses­pé­rance que l’Ange déchu. Notre Seigneur Jésus-​Christ dési­gne­ra le mal­heu­reux apôtre par le terme de « Fils de la per­di­tion ». (Jn XVII, 12) et aura, à son sujet, cette ter­rible réflexion : « Mieux vau­drait pour cet homme qu’il ne fût jamais né ». (Mt XIV, 21)

Ainsi donc, d’a­près l’en­sei­gne­ment don­né dans son Évangile, le Fils de Dieu est venu, non seule­ment expul­ser le démon et nous arra­cher à sa ser­vi­tude, mais il a dai­gné, de plus, confé­rer aux pauvres humains que nous sommes – et dans la mesure où nous croyons en son Nom – la puis­sance de chas­ser, à sa suite et à son exemple, les anges rebelles. Juste avant de mon­ter aux cieux il déclare d’ailleurs qu’à ce signe, entre autres, on recon­naî­tra les chré­tiens : « En mon nom ils chas­se­ront les démons » (Mt XVI 17).

Le pouvoir de devenir enfant de Dieu

Depuis deux mille ans, ce pou­voir exor­ciste de l’Église a consti­tué une grande source d’é­ton­ne­ment et de fier­té pour beau­coup. Mais le Christ nous a mis en garde : « Voici que je vous ai don­né le pou­voir d’écraser ser­pents et scor­pions, et sur toute la puis­sance de l’Ennemi : abso­lu­ment rien ne pour­ra vous nuire. Cependant, ne vous réjouis­sez pas parce que les esprits vous sont sou­mis ; mais réjouissez-​vous parce que vos noms se trouvent ins­crits dans les cieux » (Lc X, 19–20)

Telle est, en effet, notre vraie vic­toire sur celui que Jésus défi­nit « Père du men­songe » : par la Croix – et la grâce qui en découle – nous sommes deve­nus véri­tables enfants de Dieu. Et cette des­ti­née unique et d’une digni­té indi­cible, c’est elle que, pour son plus grand mal­heur, le Prince des ténèbres a refu­sée. Et c’est ce refus qui l’a plon­gé dans une humi­lia­tion éternelle.

Abbé Denis Puga

Source : Le Chardonnet n°361