Satan lui-même se déguise en ange de lumière.
(2 Cor 11, 14)
Les apparitions de Notre-Dame à Lourdes venaient à peine de s’achever que de prétendues visionnaires s’y montraient, semant le doute et la confusion. Rien d’étonnant à cela. L’histoire de l’Église abonde en faux mystiques, faux prophètes, faux pasteurs revêtus d’habits de brebis, fausses voies de salut, contrefaçons de l’Évangile et de l’Église. Principal maître d’œuvre du mal, Lucifer se déguise lui-même en ange de lumière et mérite amplement le surnom de singe de Dieu.
Un miroir déformant
Plusieurs raisons justifient ce sinistre sobriquet. À l’origine, et selon une opinion solidement établie, Lucifer était l’ange le plus parfait, le plus élevé dans la hiérarchie de toute la Création. Nulle créature n’était mieux façonnée que lui, nulle n’était plus sainte, nulle n’était mieux dotée des dons de la nature et de la grâce, nulle n’était une plus fidèle image de Dieu. Il portait vraiment bien son nom, Lucifer, le porte-lumière, le miroir vivant qui renvoyait la lumière de Dieu.
Mais il refusa de se soumettre à un ordre de Dieu que son intelligence n’arrivait pas à percer pleinement et qui lui parut indigne de sa grandeur. Alors, celui qui était le pur reflet de Dieu devint un miroir déformant de Dieu, d’autant plus ressemblant qu’il était plus parfait, et d’autant plus déformant qu’il était plus rebelle. Nul ne serait plus à même de mentir au plus près de la vérité. Il n’y avait pas d’autre alternative, comme le remarque finement Gustave Thibon : « Le diable et ses victimes sont les êtres les plus dépendants de Dieu. Ils sont liés à lui non par une attache vivante comme les saints, mais d’une façon servile et morte, comme le copiste à un texte qu’il transcrit sans le comprendre. On n’échappe pas à Dieu : qui refuse d’être son enfant sera éternellement son singe. L’effrayante caricature des mœurs divines qui sévit partout où Dieu cesse d’être connu et aimé témoigne assez haut de cette fatalité »[1].
Cette propension à singer Dieu prend également sa source dans le pouvoir que possède Lucifer au sein de la Création. Jésus-Christ lui-même l’appelle « le Prince de ce monde », où pointe une sorte de respect dans l’appellation, si on la rapproche d’autres expressions du Sauveur comme celle dont il se servit contre Hérode, qualifié plus prosaïquement de « renard ». Jésus-Christ continue à voir dans les perfections naturelles de Lucifer les dons de son père. Ce titre de prince de ce monde est fondé sur la nature angélique. Comme saint Thomas le montre, l’ordre de l’univers est tel que chaque degré supérieur exerce une sorte de domination sur le degré inférieur. L’homme exerce une seigneurie sur le monde matériel, de même que le monde animal se sert du monde végétal. À ce titre, les anges – et a fortiori le plus grand d’entre eux – sont par nature conduits à dominer le monde. Le prince des anges était donc naturellement destiné à devenir le prince des princes de ce monde. Par sa place près de Dieu, il était le plus à même d’exercer une autorité semblable à celle de Dieu.
Une fois déchu, ce prince de la Création entend bien conserver ce pouvoir mais, refusant d’en user au nom de Dieu, il singe l’autorité suprême en l’exerçant à son seul profit. Une troisième raison tient à la nature de son péché d’indépendance[2]. L’essence de l’orgueil consiste précisément à s’attribuer la perfection qui appartient à Dieu. Il y a une perversion, une contrefaçon chez l’orgueilleux qui s’approprie une qualité qui vient d’en haut, détournement d’autant plus mensonger que la prétention est élevée.
Enfin, on peut voir dans le péché de la plus parfaite des créatures, la corruption la plus aboutie. Lucifer excelle d’autant mieux dans le mal que son intelligence et sa volonté sont éminentes. Entre le mal et Satan règne une étroite affinité. Et comme la nature du mal est d’exercer un attrait à la place du bien, et que la perfection du mal est en proportion du bien qu’il vient imiter, ronger, utiliser et parasiter, l’ange du mal est plus à même de contrefaire, dénaturer, pervertir et instrumentaliser ce qu’il y a de plus parfait. Il s’y insère habilement afin de mieux le corrompre, il en prend l’apparence afin de mieux le vider de sa substance.
Modes d’expression de cette singerie de Dieu
Ainsi Satan met-il un art consommé à dénaturer les plus grandes des vertus chrétiennes, surtout celles qui lui sont le plus étrangères, comme la charité, la miséricorde ou l’humilité.Entre ses mains, la charité se mue en une molle tolérance du mal, voire une étrange affection pour le pécheur dont on ne sait plus le distinguer de son mal. Déformée par lui, la miséricorde évolue dans une vague bonasserie sentimentale de Dieu qui exclut le vrai regret des fautes. Quant à l’humilité, il la gâte en un sentiment d’orgueil blessé ou de découragement stérile. L’obéissance du Christ ? Il en fait une soumission à bon compte de subalternes trop heureux de ne pas devoir s’opposer à d’injustes autorités.
Satan sait aussi ridiculiser la religion par de sottes pratiques, des dévotionnettes qui caricaturent la vertu de religion. Comme il déteste la vraie mystique, il suscite de fausses âmes privilégiées, telle Madame Guyon. De la sorte, il disqualifie la vraie sainteté. Pour la prudence, il commence par l’habiller de respectabilité et de pondération, puis il en fait la vertu des lâches et des pusillanimes bedonnants.
« L’enfer est pavé de bonnes intentions » écrivait Samuel Johnson. Satan sait aussi endormir les hommes par de bons sentiments qui les dédouanent des bonnes décisions. Il sait prêcher la paix pour éviter des mesures radicales. « Il fait aimer l’instant contre l’éternité, l’inquiétude contre la vérité »[3].
Au-delà des vertus, il institue sa religion, son culte et sa liturgie, ses ministres comme dans les sectes lucifériennes. Cependant, l’une de ses réussites majeures reste la Franc-maçonnerie où la promotion de l’humanisme, des droits de l’homme, de la liberté religieuse n’a d’autre but que d’écarter la primauté de Jésus-Christ et les droits de Dieu tout en singeant la seule vraie Église de Dieu. Il est même capable, s’il le faut, d’imiter des cantiques pompiers de la vraie religion pour fabriquer à la place de fades cantines de la nouvelle religion.
Quels prodiges ne serait-il pas prêt à accomplir pour faire avancer son œuvre et se faire passer pour Dieu ? « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, et ils feront de grands miracles et des prodiges jusqu’à induire en erreur, s’il se pouvait, les élus mêmes » Mat 24, 24. Cette imitation perverse de Dieu enveloppe toute son œuvre, notamment par sa discrétion : « Ce qui est diabolique essaie de singer ce qui est divin. Le Christ venant en ce monde n’a pas fait de bruit. L’Ennemi œuvrant de par le monde est tout autant silencieux. Le bien n’a que faire du tintamarre. Le mal n’est pas plus bruyant. »[4]
Les signes de la fausse monnaie
Mais il a beau faire, il a beau ramper, il a beau minauder, la langue double et la queue du serpent se laissent toujours découvrir. Le prince des ténèbres se repère à cette espèce d’obscurité qu’il mêle à cette œuvre, non pas l’obscurité divine, celle du Saint Esprit et de l’humilité, mais de cette zone d’entre deux où l’on frôle le péché, où l’on joue avec la tentation, où l’on borde le précipice, où l’on ne trouve jamais le est est non non de l’Évangile. Satan n’aime plus la lumière mais il se complaît dans les eaux troubles.
Surtout tristesse, désespoir, orgueil, amour-propre, éloignement des réalités célestes revêtent son âme comme ses œuvres. À l’âme qui s’examine dans son cœur et devant Dieu, ces signes ne trompent pas. La vraie mystique ne flatte ni la chair, ni l’orgueil de l’esprit. La vraie humilité ne conduit pas au désespoir et la vraie miséricorde n’éteint pas l’amour de la pénitence. La charité non ficta est oublieuse d’elle-même et la vraie pénitence est remplie de confiance en Dieu tout autant que d’humilité.
Abbé François-Marie Chautard
Source : Le Chardonnet n°361
- Gustave Thibon, Diagnostics, librairie de Médicis, Paris, p. 14 et 15.[↩]
- Voir article Le véritable péché de Satan.[↩]
- R. Maritain, Le prince de ce monde, Œuvres complètes, vol. XIV, p. 213, éd Saint Paul, Paris, 1993.[↩]
- Père Jean-François Thomas, s.j., Les Mangeurs de cendres, Via Romana, 2016, p. 76.[↩]