Le discernement des esprits

Comme le Malin a plus d’un tour dans sa besace, il se plaît par­fois à tout mélan­ger et à faire appa­raître comme un bien ce qui est un mal.

À une époque où les esprits sont sens des­sus des­sous, il appa­raît comme une gageure de se pen­cher sur le dis­cer­ne­ment des esprits. Ces der­niers ne sont pas des spectres qui vien­draient han­ter notre ima­gi­naire et dont il fau­drait se déli­vrer. Parler d’es­prits dans le contexte de la vie spi­ri­tuelle est décou­vrir que nous sommes tiraillés entre dif­fé­rents pen­chants qui conduisent à adop­ter des atti­tudes diverses, à faire des choix tran­chés, tan­tôt pour le bien et par­fois, trop sou­vent, pour le mal. Ainsi parlera-​t-​on par exemple de l’es­prit de sacri­fice, de péni­tence, mais aus­si de l’es­prit de contra­dic­tion, de déso­béis­sance. S’il nous faut dis­cer­ner, c’est-​à-​dire dis­tin­guer, recon­naître, juger, faire le tri afin de décou­vrir ce qui est bien et ce qui est mal, cela signi­fie que le pro­ces­sus n’est pas aus­si évident et facile qu’il n’y paraît. Certes, par les com­man­de­ments divins et les pré­ceptes évan­gé­liques, par l’en­sei­gne­ment moral de l’Église, nous pos­sé­dons les repères essen­tiels pour nous gui­der sans trop tré­bu­cher, mais, comme le Malin a plus d’un tour dans sa besace, il se plaît par­fois à tout mélan­ger et à faire appa­raître comme un bien ce qui est un mal.

Prenons l’exemple fameux que rap­porte saint Ignace de Loyola dans son auto­bio­gra­phie, sur­tout récit de sa réelle conver­sion et de ses pre­miers pas comme fon­da­teur de la Compagnie de Jésus. Après avoir connu un retour­ne­ment inté­rieur au cours de sa conva­les­cence for­cée dans le manoir fami­lial suite à sa bles­sure de guerre à Pampelune, il se reti­ra dans une grotte à Manrèse, vou­lant dépas­ser en aus­té­ri­té et en péni­tence tous les saints dont il avait lu avec pas­sion la vie et les actions écla­tantes. Il laisse pous­ser ses che­veux, sa barbe, ses ongles, ne se lave plus, accu­mule les jeûnes et les pri­va­tions, vit de men­di­ci­té, passe son temps en orai­son. Il pré­cise alors qu’il béné­fi­ciait de grâces extra­or­di­naires et de visions dont celle-​ci : « Il lui arri­va maintes fois en plein jour de voir une chose en l’air près de lui, qui lui don­nait beau­coup de conso­la­tion parce qu’elle était très belle, consi­dé­ra­ble­ment belle. Il ne per­ce­vait pas bien quelle espèce de chose c’était mais d’un cer­tain point de vue il lui sem­blait qu’elle avait la forme d’un ser­pent et que sur elle beau­coup de choses res­plen­dis­saient tels des yeux, bien que ce n’en fussent pas. Il se délec­tait beau­coup et se conso­lait à voir cette chose et, plus sou­vent il la voyait, plus gran­dis­sait la conso­la­tion et quand cette chose dis­pa­rais­sait à sa vue il en souf­frait du déplai­sir. » À tel point qu’il eut plu­sieurs fois la ten­ta­tion du sui­cide en se jetant dans un trou qui se trou­vait dans la cel­lule du couvent domi­ni­cain où il avait trou­vé refuge. 

Il était tiraillé par les scru­pules mal­gré la confes­sion géné­rale des péchés de sa vie pas­sée, et il pas­sait de l’exal­ta­tion mys­tique la plus forte à la dépres­sion la plus pro­fonde. Il révèle encore qu”« il se mit à connaître de grands chan­ge­ments dans son âme, se trou­vant par­fois dans un état de telle fadeur qu’il n’avait de goût ni à prier ni à entendre la messe ni à se livrer à aucune orai­son. Et, d’autres fois, il éprou­vait à tel point le contraire et si subi­te­ment qu’il avait l’impression que la tris­tesse et la déso­la­tion lui étaient sou­dain enle­vées comme l’on ôte une cape des épaules de quelqu’un. Et il se mit alors à s’effrayer de ces alter­nances qu’il n’avait jamais éprou­vées aupa­ra­vant et à se dire en soi-​même : « Quelle est cette nou­velle vie que nous com­men­çons à présent ? » 

La fluc­tua­tion inté­rieure expé­ri­men­tée par saint Ignace durant son séjour cru­cial à Manrèse est à l’o­ri­gine de la place cen­trale qu’il accor­de­ra par la suite au dis­cer­ne­ment des esprits, invi­tant les membres de son ordre à ne jamais prendre pour argent comp­tant les appa­rences mais à ana­ly­ser sans cesse quelle est la source des motions et des émo­tions qui habitent le cœur de l’homme. Il n’a rien inven­té, puisque cette sage dis­po­si­tion est bien sûr évan­gé­lique et qu’elle fut mise en pra­tique dès l’o­ri­gine, notam­ment par les moines des déserts d’Égypte et de Palestine.

Cependant, il redon­na une place cen­trale à ce dis­cer­ne­ment des esprits que chaque fidèle est ame­né à exer­cer. Saint Ignace résu­me­ra cette expé­rience en rédi­geant les Exercices spi­ri­tuels, manuel des­ti­né à aider tout retrai­tant dési­reux de faire la dis­tinc­tion entre l’es­prit divin, l’es­prit humain et l’es­prit sata­nique. Il a consta­té que même les conso­la­tions sans cause qui viennent direc­te­ment de Dieu peuvent être ensuite détour­nées par le mau­vais ange dans un second temps. Dans sa hui­tième règle pour le dis­cer­ne­ment des esprits, il pré­cise : « Souvent, en effet, pen­dant ce second temps, en pen­sant nous-​mêmes à par­tir des liai­sons et déduc­tions de nos idées et juge­ments, ou sous l’ef­fet du bon esprit ou du mau­vais, nous conce­vons des pro­jets et des opi­nions diverses, qui ne sont pas don­nées immé­dia­te­ment de Dieu notre Seigneur. 

Aussi est-​il néces­saire de les exa­mi­ner avec le plus grand soin, avant de leur don­ner entier cré­dit et de les mettre en pra­tique. » Saint Ignace, par là, ne sou­haite pas attié­dir l’en­thou­siasme de celui qui veut se don­ner à Dieu, mais sim­ple­ment pré­ve­nir que la route n’est pas aus­si déga­gée qu’il n’y paraît et que le Malin sait com­ment détour­ner l’homme de son but, sous cou­vert des meilleures inten­tions. Si un père de famille décide sou­dain, pous­sé par une révé­la­tion inté­rieure, qu’il doit aban­don­ner les siens et vivre en ermite, il est clair que ce qui est un bien, se consa­crer tota­le­ment à Dieu, est ici un piège du démon qui conduit non point au salut mais à la per­di­tion. Si un homme d’Église néglige sou­dain ses ouailles à lui confiées par ses supé­rieurs pour se rêver mis­sion­naire à l’autre bout du monde, il ne tra­vaille plus pour la vigne divine mais pour l’œuvre du diable qui fait tout pour dis­traire. Ainsi, cer­tains biens deviennent des maux.

Il est rare que notre pen­chant inté­rieur soit direc­te­ment et tota­le­ment sur­na­tu­rel. L’esprit divin guide ceux qui sont avan­cés dans la voie de la sain­te­té. Nous sommes géné­ra­le­ment plus métis­sés dans ce domaine, notre âme navi­guant sur des flots chan­geants à cause du poids de notre esprit humain et des tiraille­ments de l’es­prit dia­bo­lique. En fait, notre pro­blème est que nous demeu­rons dans la médio­cri­té, entre deux eaux. Le dis­cer­ne­ment des esprits, avec cette appli­ca­tion à laquelle saint Ignace nous invite, per­met de se déga­ger plus faci­le­ment de la ten­dance à ne suivre que notre esprit natu­rel qui, tôt ou tard, nous plonge dans la tié­deur, le dégoût, le déses­poir, qui est la porte ouverte sur les péchés mor­tels après avoir entre­te­nus les péchés véniels, comme le rap­pelle saint Thomas d’Aquin[1].

L’esprit dia­bo­lique, lui, habite tota­le­ment ceux qui, impies, ne vivent que d’or­gueil, mais il tente tou­jours de se fau­fi­ler dans les choses les plus nobles. Il suf­fit de bais­ser la gar­der et sa vigi­lance pour qu’il se retrouve ins­tal­lé dans la place. Le dis­cer­ne­ment des esprits n’est pas autre chose, bien au-​delà de la puri­fi­ca­tion des pas­sions, que le moyen de s’as­su­rer que nous sommes à notre juste place et que nous répon­dons, de la manière la plus fidèle pos­sible, à ce que Dieu attend de nous. Saint Ignace com­prit, après tous ces bou­le­ver­se­ments inté­rieurs de Manrèse, qu’il n’é­tait pas appe­lé à être men­diant pèle­rin et pouilleux, mais qu’il devait lever une armée de com­bat­tants pour la foi, la lutte contre les héré­sies, l’é­van­gé­li­sa­tion des infi­dèles, dans l’o­béis­sance au Souverain Pontife, Vicaire du Christ ayant reçu le dépôt de l’es­prit divin et sur­na­tu­rel et se devant de le faire fructifier.

L’humilité est tou­jours le signe que le dis­cer­ne­ment des esprits porte ses fruits. Notre temps, plus que les autres temps, est à l’op­po­sé de cette atti­tude où l’o­béis­sance à la loi divine per­met d’é­chap­per aux séduc­tions de Satan et de ses légions. La ver­tu de pru­dence doit nous gui­der en toute cir­cons­tance et nous empê­cher de prendre des déci­sions impor­tantes à la légère. Voilà pour­quoi il est néces­saire d’être aidé, par la direc­tion spi­ri­tuelle ou au moins par des conseils auto­ri­sés, de prier pour rece­voir la lumière du Saint-​Esprit, de ne pas négli­ger les péni­tences et les sacri­fices qui aident à la puri­fi­ca­tion, de se remettre sans cesse dans la grâce du par­don par la confes­sion. Ensuite, il ne faut pas en res­ter indé­fi­ni­ment au dis­cer­ne­ment, qui peut deve­nir une mode, un piège, une invi­ta­tion à la paresse : il faut pas­ser à la réa­li­sa­tion de ce qui a été réflé­chi et reçu. Là encore, le com­bat ne cesse pas car il faut per­sé­vé­rer. Le tout n’est pas de prendre les bonnes réso­lu­tions mais de mener à terme, sans dévier, ce qui a été choi­si, comme le note saint François de Sales dans son Traité de l’Amour de Dieu. Le propre de l’être humain n’est guère la constance. Pourtant, la fidé­li­té à l’en­ga­ge­ment signe­ra le bien fon­dé de notre dis­cer­ne­ment des esprits. La tâche est rude et n’a pas de fin, ceci jus­qu’au der­nier souffle.

Père Jean-​François Thomas s.j.

Source : Le Chardonnet n°361

Notes de bas de page
  1. Somme Théologique, Ia-​IIae, q. 84–85[]