Dès qu’on se penche sur le monde angélique, on entre dans le mystère d’êtres spirituels beaucoup plus parfaits que nous. La difficulté se corse lorsqu’on entend comprendre la nature même du péché de Satan.
Le péché : un désir d’un bien
Comme tout être humain, et mieux qu’un être humain, l’ange ne saurait absolument pas être tenté par le mal en tant que tel. De même que l’homme ne saurait pécher que s’il aperçoit dans le péché un aspect désirable, et donc bon, l’ange ne saurait être tenté et donc chuter, qu’à condition de voir dans un acte mauvais, un aspect par lequel cet acte revêt quelque bonté.
Une chute chez l’ange dans l’ordre naturel ?
On se demande alors comment un ange, si intelligent, si droit, pourrait pécher. La chute de l’homme est assez facile à comprendre. Il a des passions qui l’entraînent ; sa malice due au péché originel l’incline au mal et son intelligence remplie d’ignorance peine à mesurer les funestes conséquences de ses actes.
Mais rien de tel chez l’ange. Il n’a pas de passion, il ne raisonne pas, il ne se trompe jamais et sa nature est parfaitement droite. Impossible d’invoquer la moindre passion, l’irréflexion, l’erreur, l’ignorance des conséquences ou une quelconque faute de malice dans l’ordre naturel. D’un seul regard, il voit toutes les conséquences de son action, « froidement ». L’ange comprend d’emblée et avec une parfaite limpidité qu’il n’a aucun intérêt à pécher. Cela ne l’attire même pas. L’ange est bien trop lucide pour se laisser tenter par une aventure pareille. À considérer la seule nature angélique, une faute est donc impossible.
Une chute angélique dans l’ordre surnaturel
Mais ce qui est impossible au regard de la seule nature ne l’est plus au plan de la surnature. Car si l’ange est à son aise dès qu’il s’en remet à ses lumières naturelles, ce n’est plus le cas lorsqu’il évolue dans le domaine de la foi, où il avance dans l’obscurité ; là, il n’embrasse pas toutes choses de son regard et ne mesure pas toutes les conséquences de ses actes.
Comme pour nous, les réalités surnaturelles ne lui sont pas évidentes. Il y a des zones d’ombre. N’ayant pas la même clarté du bien des réalités surnaturelles, il n’est pas nécessité à les suivre. Il peut ne pas voir ou ne pas considérer ce qui, pour lui, reste obscur. N’ayant plus l’évidence du bien à faire et du mal à éviter, un choix entre le bien et le mal devient possible. Par exemple, il peut voir un bien de l’ordre surnaturel – une perfection supérieure – en le coupant de sa source : la grâce de Dieu, ce qui est évidemment un péché.
Comme l’explique saint Thomas, « il arrive au libre arbitre de pécher quand il choisit un objet bon en soi, mais sans tenir compte de l’ordre imposé par la règle morale. Dans ce cas, le défaut qui entraîne le péché ne vient pas de l’objet choisi, mais du choix lui-même qui n’est pas fait selon l’ordre voulu ; ainsi quand quelqu’un décide de prier et le fait sans observer l’ordre institué par l’Église. Un tel péché ne suppose pas l’ignorance, mais seulement l’absence de considération de ce qui doit être considéré. Et c’est de cette manière que l’ange a péché, se tournant délibérément vers son bien propre, de façon désordonnée par rapport à cette règle suprême qu’est la volonté divine »[1].
Ne pouvant pas pécher dans l’ordre naturel, trop évident pour lui, l’ange peut pécher dans l’usage des biens surnaturels, et la seule manière de pécher dans l’usage de ces biens, c’est d’en mal user, de manière désordonnée, c’est-à-dire indépendamment de la règle surnaturelle posée par Dieu.
En d’autres termes, le péché de Satan tient dans le refus de la règle surnaturelle, quelle qu’elle soit, ce qui est un péché d’orgueil[2]. Satan ne veut pas dépendre de Dieu dans l’ordre de la grâce. Le péché de l’ange fut ainsi nécessairement un péché d’indépendance vis-à-vis de la règle divine, de l’ordre voulu par Dieu.
Comment en est-il arrivé là ? Quel désir a pu motiver le démon ?
Dieu, ayant créé l’ange dans l’ordre surnaturel, c’est-à-dire en état de grâce, lui révéla par le fait même l’existence de cet ordre. Mais comme l’existence et la nature de cet ordre supérieur dépassent la compréhension de l’ange, il l’apprit par révélation, c’est-à-dire par un acte de foi[3]. Or, la foi est obscure en elle-même, et même beaucoup plus déconcertante pour l’esprit de l’ange, proportionné à la pleine clarté, que pour l’homme habitué aux ombres de l’esprit.
Dès lors l’ange se vit placé dans l’alternative suivante : accepter dans sa plénitude et selon ses règles cet ordre surnaturel (avec l’Incarnation au sommet de cet ordre) dont dépendait sa perfection, ou vouloir sa perfection indépendamment de cet ordre dont il ne voyait pas la bonté avec évidence. Se soumettre, dans la nuit de la foi et l’humilité, ou refuser cet ordre surnaturel pour se rabattre sur sa lumière et sa perfection naturelles.
Satan préféra la perfection qu’il possédait déjà et dans laquelle il se complut plutôt que d’en recevoir une plus grande qu’il obtiendrait par une soumission à une règle qui dépassait l’acuité exceptionnelle de son esprit. Lucifer refusa cette dépendance tant intellectuelle que volontaire, ne voulant d’autre règle que celle de sa propre nature[4]. Miroir inversé, miroir qui n’était plus éclairé par Dieu, Lucifer, porte-lumière de Dieu, devient le prince des ténèbres comme un miroir que n’éclaire plus aucune lumière.
Le péché de Satan fut donc un péché d’orgueil, d’autosatisfaction, et de là, un péché de rationalisme, d’infidélité, de refus du mystère, de la foi et de l’ordre surnaturel, une révolte consommée.
Ce fut au sens propre, un péché de naturalisme, c’est-à-dire une complaisance dans la nature jointe à un rejet absolu de l’ordre surnaturel.
Comme l’écrit saint Thomas, « l’ange a désiré ressembler à Dieu en désirant comme fin ultime de sa béatitude ce à quoi il pourrait parvenir par ses forces naturelles, et en détournant son désir de la béatitude surnaturelle qu’il ne pouvait recevoir que de la grâce de Dieu. Ou bien, s’il a désiré comme fin ultime cette ressemblance avec Dieu que donne la grâce, il a voulu l’avoir par les forces de sa nature, et non la tenir de l’intervention de Dieu et selon les dispositions prises par lui »[5].
« Contre l’étendard de la Grâce, il leva le drapeau de la nature »[6], commente le cardinal Pie, discernant en Lucifer le père du naturalisme moderne comme il le serait des hérésiarques, des sophistes et des révoltés. La Modernité, pétrie d’autosatisfaction, nourrie de rationalisme, gorgée d’indépendance, infidèle et désobéissante à toute forme de loi divine, fût-elle naturelle, n’est que la fille trop ressemblante d’un tel père.
Fiat mihi secundum verbum. En une parole, l’Immaculée Conception rappela que la vraie réponse à Dieu ne pouvait jaillir que de la foi et de l’humilité, tout opposées à la suffisance du maître d’en bas, et véritables remèdes contre l’esprit du Malin.
Abbé François-Marie Chautard
Source : Le Chardonnet n°361
- a, 63, 1, ad 4.[↩]
- Encore une fois, on ne peut invoquer une passion, une faiblesse chez un être aussi par-fait. Cette faute ne peut être que de malice.[↩]
- Ils ne pouvaient le savoir par la vision béatifique car celle-ci présupposait une épreuve antérieure.[↩]
- le diable serait bon s’il était resté dans l’état où il a été fait. Mais ayant mal usé de son excellence naturelle et “n’étant pas demeuré dans la vérité” (Jn 8, 44)… il s’est séparé du bien auquel il devait rester uni… » Léon Ier DS 286.[↩]
- a, 63, 3, c.[↩]
- Œuvres, T. V, p 45.[↩]