Déclaration Dignitas infinita du Dicastère pour la Doctrine de la foi : guide de lecture

Adam et Eve

Le 2 avril der­nier, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi signait la Déclaration Dignitas infi­ni­ta (DI), expli­ci­te­ment approu­vée par le pape François. L’affirmation cen­trale du docu­ment appa­raît dès la pre­mière ligne : « Une infi­nie digni­té, inalié­na­ble­ment fon­dée dans son être même, appar­tient à chaque per­sonne humaine, en toutes cir­cons­tances et dans quelque état ou situa­tion qu’elle se trouve » (DI 1).

Laissée à elle-​même, une telle affir­ma­tion prê­te­rait à rire, si elle n’avait pour enjeu l’honneur de Dieu. Alors que Dieu seul est infi­ni­ment bon et infi­ni­ment aimable, voi­ci que désor­mais l’homme pré­tend s’ériger comme infi­ni­ment digne, « en toutes cir­cons­tances et dans quelque état ou situa­tion où il se trouve ». À l’appui d’une telle pré­ten­tion, Dignitas infi­ni­ta affirme que Dieu « aime infi­ni­ment chaque être humain et […] lui accorde par cet amour une digni­té infi­nie » (DI 6). Voici donc l’homme infi­ni­ment aimable, puisque Dieu l’aime infi­ni­ment, et donc infi­ni­ment digne… L’homme sem­blable à Dieu « en son être même », et ce « en toutes cir­cons­tances et dans quelque état ou situa­tion où il se trouve » : ce n’est pas sans rap­pe­ler les paroles d’un cer­tain séduc­teur dans le pre­mier jar­din (Gn 3, 4) …

« Vous serez comme des dieux ». Heiliggeistkirche, Vienne. Crédit pho­to : Pascal Deloche /​GODONG

Pourtant, cer­taines inten­tions du docu­ment sont on ne peut meilleures. Il entend dénon­cer, entre autres, une « liber­té iso­lée et indi­vi­dua­liste, qui pré­tend impo­ser comme “droits” cer­tains dési­rs et pen­chants sub­jec­tifs » (DI 25), et donc pro­té­ger l’enfant à naître (DI 47), les malades en fin de vie (DI 51) et les han­di­ca­pés (DI 53) face à ces pré­ten­dus “droits”, ou encore s’opposer à la ges­ta­tion pour autrui (DI 48) et à la théo­rie du genre (DI 56–59).

Fallait-​il donc, pour défendre ces points élé­men­taires de la loi natu­relle, en arri­ver à divi­ni­ser l’homme, à faire de sa digni­té un abso­lu intan­gible qui ser­vi­rait de prin­cipe à tout agir humain ? C’est pour­tant là l’ultime écueil du per­son­na­lisme dit « chré­tien », clai­re­ment assu­mé par Dignitas infi­ni­ta (DI 13).

Le contexte de Dignitas infinita

Le personnalisme

Comment donc un texte éma­nant du Vatican, basé sur cer­taines inten­tions louables, en vient-​il à faire de l’Homme un autre Dieu, de sa digni­té une réa­li­té infinie ?

C’est depuis Vatican II et sa décla­ra­tion Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse que le thème de la digni­té humaine est deve­nu cen­tral. Aux yeux des nova­teurs, il s’agit de trou­ver le fon­de­ment d’une morale uni­ver­selle qui soit admis par tous, croyants et incroyants, et qui puisse ain­si ser­vir de socle à une fra­ter­ni­té uni­ver­selle. Nous avons dit ailleurs com­bien cette quête de fra­ter­ni­té uni­ver­selle ici-​bas était une uto­pie vouée à la per­di­tion, com­bien elle n’était en rien la paix appor­tée par le Christ [1]. Mais du Christ, signe de contra­dic­tion (Lc 2, 34), pierre d’achoppement et rocher de scan­dale (Romains 9, 32–33 ; 1 Pierre 2, 7–8), ces nova­teurs ne veulent pas. Assoiffés de fra­ter­ni­té uni­ver­selle, ils cherchent donc un autre fon­de­ment à leur folie, et pensent l’avoir trou­vé dans la digni­té de l’homme : « Il faut admettre comme un prin­cipe de base fon­da­men­tal que la valeur de la digni­té humaine est le bien le plus grand à pour­suivre dans l’ordre moral.[2] » C’est pré­ci­sé­ment dans cette pers­pec­tive que se situe le docu­ment Dignitas infi­ni­ta : « Ce n’est qu’en recon­nais­sant la digni­té de toute per­sonne humaine que nous pou­vons faire revivre entre tous une aspi­ra­tion mon­diale à la fra­ter­ni­té » (DI n° 6).

Qu’est-ce donc que cette digni­té à leurs yeux ? Pour ces héri­tiers loin­tains de Descartes et de Kant, l’être humain est ini­tia­le­ment un homme seul, entou­ré d’un monde étran­ger. La confron­ta­tion avec le monde exté­rieur, le monde des « choses », lui fait décou­vrir que pour sa part, il ne se réduit pas à une « chose », mais qu’il est une « per­sonne » ; non pas seule­ment un « objet », mais un « sujet ». Il découvre ain­si sa « sub­jec­ti­vi­té », plus noble qu’une simple « chose ». Là naît sa digni­té : il ne doit jamais être trai­té comme un « objet », mais comme un « sujet » qui trans­cende le monde maté­riel. Telle est la pers­pec­tive de Dignitas infi­ni­ta : les hommes ont « en eux une valeur qui dépasse les choses maté­rielles et les cir­cons­tances, et qui exige qu’on les traite autre­ment » (DI 6) ; « L’humanité a une qua­li­té spé­ci­fique qui fait qu’elle n’est pas réduc­tible à la pure maté­ria­li­té » (DI 11). Et c’est ain­si que « le terme de digni­té est prin­ci­pa­le­ment uti­li­sé pour sou­li­gner le carac­tère unique de la per­sonne humaine, incom­men­su­rable avec les autres êtres de l’univers » (DI 14). Mais en res­ter là serait insuf­fi­sant aux yeux des nova­teurs, sous peine d’enfermer l’homme dans sa soli­tude, et donc dans son indi­vi­dua­lisme. Rien ne serait plus contraire au sou­hait de fra­ter­ni­té uni­ver­selle. Il faut donc com­plé­ter la « sub­jec­ti­vi­té » par « l’intersubjectivité » (DI 13). Qu’est-ce à dire ? L’« homme sujet », décou­vrant en autrui un « autre lui-​même » trans­cen­dant tout autant que lui le monde exté­rieur, découvre qu’il ne sera véri­ta­ble­ment lui-​même qu’en étant « rela­tion­nel ». Autrement-​dit, il ne s’épanouit que dans le don dés­in­té­res­sé de soi-​même, « l’autre n’étant jamais consi­dé­ré comme un moyen [comme « chose »], mais tou­jours comme une fin [une per­sonne transcendante] ».

L’homme n’y est plus consi­dé­ré comme fai­sant par­tie d’un tout har­mo­nieux, l’univers.

Telle est, en un mot, la pers­pec­tive per­son­na­liste [3]. L’homme n’y est plus consi­dé­ré comme fai­sant par­tie d’un tout har­mo­nieux, l’univers. Le mot ren­voie en effet à un prin­cipe d’unité har­mo­ni­sant la diver­si­té des êtres, à savoir Dieu qui créa toutes choses avec mesure, nombre et poids (Sagesse 11, 20). Il ren­voie à un ordre qui pré­cède l’homme, plus grand que l’homme, dans lequel l’homme est insé­ré depuis le pre­mier ins­tant de son exis­tence et auquel il doit har­mo­ni­ser sa conduite s’il veut vivre en homme. Ce regard, dit « objec­tif », est insup­por­table au per­son­na­liste, car il détrône l’homme. Il empêche tout sim­ple­ment de prô­ner la digni­té infi­nie de l’homme, d’affirmer que « tout sur terre doit être ordon­né à l’homme comme à son centre et à son som­met » [4]. Aussi Dignitatis infi­ni­ta rejette expli­ci­te­ment ce regard, avec pour seul motif que selon cette « per­cep­tion », « nous sommes encore loin d’une pen­sée capable de fon­der le res­pect de la digni­té de tout être humain, en toutes cir­cons­tances » (DI 10).

Un personnalisme « chrétien » ?

Ce per­son­na­lisme, d’un pes­si­misme et d’une tris­tesse infi­nie pour qui y réflé­chit, le voi­ci donc assu­mé par ces nova­teurs aujourd’hui en poste au Vatican ; non seule­ment assu­mé, mais encore ren­for­cé ! Ils détournent en effet la Révélation, pour la mettre au pro­fit de cette vision ô com­bien limi­tée de l’homme. Plusieurs argu­ments sont alors utilisés.

Ils s’appuient tout d’abord sur le fait que Dieu a créé l’homme à son image (Genèse 1, 26 ; cf. DI 11). Or, disent-​ils, Dieu est com­mu­nion de per­sonnes ; c’est donc que l’homme, créé dans la digni­té de per­sonne, est fait pour la com­mu­nion inter­per­son­nelle, pour « l’intersubjectivité ». Ces appa­rences d’évidence cachent un sophisme monu­men­tal. S’il est clair que l’homme, doué d’intelligence et de volon­té, répond à la défi­ni­tion de « per­sonne », il est tout aus­si clair que l’homme n’est pas créé en vue de « l’intersubjectivité » sim­pli­ci­ter : toute rela­tion per­son­nelle n’épanouit pas l’homme, loin s’en faut. Ève en fit la triste expé­rience dans le pre­mier jar­din en éta­blis­sant une rela­tion avec le démon qui, lui-​aussi, répond à la défi­ni­tion de « per­sonne » … Dieu n’a donc pas créé l’homme pour une « inter­sub­jec­ti­vi­té » indé­ter­mi­née, mais pour qu’il entre, de par son élé­va­tion sur­na­tu­relle, en com­mu­nion avec les trois per­sonnes divines, sans quoi il mour­ra de mort (Genèse 2, 17). Autrement dit, l’homme est fait pour Dieu, auquel il accède par Notre Seigneur Jésus-​Christ. Telle est sa fina­li­té. Et loin d’unir les hommes en une uto­pique fra­ter­ni­té uni­ver­selle, cette fina­li­té les divise, selon qu’ils la vivent ou non : Qui n’est pas avec moi est contre moi (Matthieu 12, 30). Une telle divi­sion tra­verse tous les temps, jusqu’à cette divi­sion ultime et défi­ni­tive que le Christ juge opè­re­ra à la fin des temps, lorsqu’Il dira, à l’entrée de la Cité céleste : Heureux ceux qui lavent leurs robes, afin d’avoir droit à l’arbre de vie, afin d’entrer dans la ville par les portes ; mais dehors les chiens, les magi­ciens, les impu­diques, les meur­triers, les ido­lâtres, et qui­conque aime le men­songe et s’y adonne (Apocalypse 22, 14–15). Nous sommes bien loin de l’infinie digni­té humaine, devant être res­pec­tée « en toutes cir­cons­tances et dans quelque état ou situa­tion qu’elle se trouve » (DI 1) … 

Les nova­teurs pré­tendent encore que « le Christ, par son incar­na­tion, s’est en quelque sorte uni à tout homme » [5]. Or, disent-​ils, « en s’unissant en quelque sorte à tout être humain par son incar­na­tion, Jésus-​Christ a confir­mé que tout être humain pos­sède une digni­té ines­ti­mable, par le simple fait d’appartenir à la même com­mu­nau­té humaine » (DI 18). Refusant de dis­tin­guer l’ordre natu­rel et l’ordre sur­na­tu­rel, ils affirment ain­si que le Christ est pré­sent en toute per­sonne (DI 18), que « tous les êtres humains [sont] créés à l’image et à la res­sem­blance de Dieu et recréés dans le Fils fait homme » (DI 21). Dire que tous les hommes sont « recréés dans le Fils » – autre­ment dit res­tau­rés dans l’ordre de la grâce – est tel­le­ment faux que même Dignitas infi­ni­ta en éprouve un malaise, et se voit obli­gé d’ajouter une note pour indi­quer que « le Christ a don­né aux bap­ti­sés une nou­velle digni­té, celle de “fils de Dieu” ». Ces deux pro­po­si­tions sont sim­ple­ment incom­pa­tibles. Soit tous les hommes sont recréés dans le Christ, soit seuls les bap­ti­sés. Tenir les deux relève du contra­dic­toire. Dignitas infi­ni­ta n’en a cure, et ne retient dans le corps de son texte que la pre­mière pro­po­si­tion, car elle seule accorde une nou­velle dimen­sion à la digni­té de tout homme. C’est dire le sérieux de l’argumentaire…

Soit tous les hommes sont recréés dans le Christ, soit seuls les bap­ti­sés. Tenir les deux relève du contradictoire.

Un troi­sième argu­ment est plus outran­cier encore. Il n’hésite pas à affir­mer que Dieu aime infi­ni­ment l’homme, ce qui lui confère une digni­té infi­nie. En cet argu­ment, Dignitas infi­ni­ta (DI 6) ne fait que reprendre Jean-​Paul II, lui-​même cité par le pape François. Mais il est faux d’affirmer que Dieu aime l’homme infi­ni­ment. C’est dans le Christ seul, vrai Dieu et vrai homme, que le Père a mis toutes ses com­plai­sances (Matthieu 17, 5), parce que lui seul est infi­ni­ment aimable. Quant aux autres hommes, Dieu a sim­ple­ment ajou­té, en dési­gnant le Christ : Écoutez-​le (ibid.). Certes, Dieu a tant aimé le monde qu’Il lui a don­né son Fils (Jean 3, 16). Mais cet amour infi­ni n’a pas pour fon­de­ment l’amabilité infi­nie de l’homme (Dieu seul est infi­ni­ment aimable !), mais l’infinité de Dieu misé­ri­cor­dieux [6]. Aussi cet amour divin manifeste-​t-​il com­bien Dieu est infi­ni­ment digne qu’on lui rende grâce tou­jours et par­tout (Préface de la messe), et non pas « l’infinie digni­té de l’homme […] en toutes cir­cons­tances » (DI 1). De ce der­nier homme, le même pas­sage de saint Jean dit tout autre chose : il men­tionne sa misère mor­ti­fère, que seul le Christ peut gué­rir ! Dieu a tant aimé le monde qu’Il lui a don­né son Fils, afin que qui­conque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éter­nelle (Jean 3, 16). De plus, cet amour infi­ni­ment misé­ri­cor­dieux de Dieu, loin de fon­der une fra­ter­ni­té uni­ver­selle, opère une divi­sion entre les hommes, comme le sou­ligne saint Jean au même endroit : Celui qui croit en lui n’est pas jugé ; mais celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. Or voi­ci quel est le juge­ment : c’est que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont pré­fé­ré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mau­vaises. Car qui­conque fait le mal, hait la lumière […] Mais celui qui accom­plit la véri­té, vient à la lumière (Jean 3, 18–21).

La spécificité de Dignitas infinita

Trame de fond de Dignitas infi­ni­ta, ce per­son­na­lisme soi-​disant chré­tien n’est pas une nou­veau­té dans les docu­ments récents éma­nant du Vatican, loin s’en faut. La spé­ci­fi­ci­té du docu­ment pré­sent se situe ailleurs, dans le rap­port qu’il éta­blit entre la digni­té onto­lo­gique et la digni­té morale de l’homme.

Dignité ontologique et dignité morale

    Quelle est donc cette dis­tinc­tion, clas­sique, entre la digni­té onto­lo­gique et la digni­té morale de l’homme ? Si la pre­mière relève de l’être, la seconde concerne l’agir. En son œuvre de créa­tion, Dieu a don­né aux choses créées plus ou moins d’être, d’où une hié­rar­chie entre eux. Sous cet aspect, il est clair que la pierre a moins d’être que l’animal, l’animal moins que l’homme, l’homme moins que l’ange, et l’ange infi­ni­ment moins que Dieu. La pierre a donc moins de digni­té d’être (onto­lo­gique) que l’animal, l’animal moins que l’homme, l’homme moins que l’ange, et l’ange infi­ni­ment moins que Dieu [7]. Quant à la digni­té morale, elle relève de l’agir humain : on dira par exemple qu’il est indigne d’une mère d’abandonner son enfant, mais que le ber­ger qui n’a pas aban­don­né ses bre­bis face au loup s’est com­por­té dignement.

    S’interroger sur le rap­port exis­tant entre ces deux aspects de la digni­té humaine réclame d’élucider le pour­quoi de cette dis­tinc­tion. Si l’être divin est plei­ne­ment accom­pli (“par­fait” au sens de “par­ache­vé”), et ce de toute éter­ni­té, tel n’est pas le cas de l’être humain : il est en deve­nir, en un deve­nir qu’il lui revient d’accomplir. La Révélation le sou­ligne lorsque, selon nombre d’exégètes repre­nant en cela des pères tels que saint Irénée et Origène, la Genèse dit que l’homme a été créé à l’image de Dieu en guise de res­sem­blance (Gn 1, 27) [8]. Ainsi donc, l’homme a été créé avec un être inache­vé, mais fina­li­sé (dimen­sion onto­lo­gique), l’obtention de cette fina­li­té ayant été confiée à son agir libre (dimen­sion morale). L’homme a été créé pour que, de par le Christ, soit res­tau­rée et gran­disse en lui sa res­sem­blance avec Dieu. Cet accom­plis­se­ment de son être lui a été confié, et là se situe sa liber­té : Au com­men­ce­ment il a créé l’homme, et il l’a lais­sé dans la main de son conseil : “Si tu le veux, tu gar­de­ras les com­man­de­ments ; être fidèle dépend de ton bon plai­sir. Il a mis devant toi le feu et l’eau, du côté que tu vou­dras tu peux étendre la main”. Devant les hommes sont la vie et la mort ; ce qu’il aura choi­si lui sera don­né (Ecclésiastique 15, 14–17).

    Ainsi donc, la digni­té onto­lo­gique est à la digni­té morale ce que l’être inache­vé est au deve­nir. Or, si l’on entend par agir moral le deve­nir humain en tant qu’il est libre, il faut dire que ces deux aspects de la digni­té humaine, bien que dis­tin­guables, ne sont pas sépa­rables. En effet, l’agir déter­mine l’être, en tant qu’il est inache­vé ; on doit donc dire que la digni­té morale épa­nouit ou atro­phie la digni­té onto­lo­gique de l’être humain. Tel est l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, appuyé sur l’Écriture : « Par le péché l’homme s’écarte de l’ordre pres­crit par la rai­son ; c’est pour­quoi il déchoit de la digni­té humaine qui consiste à naître libre et à exis­ter pour soi ; il tombe ain­si dans la ser­vi­tude qui est celle des bêtes, de telle sorte que l’on peut dis­po­ser de lui selon qu’il est utile aux autres, selon le Psaume (49, 21) : L’homme, dans son orgueil ne l’a pas com­pris ; il est des­cen­du au rang des bêtes ; il leur est deve­nu sem­blable » [9].

    Un être est d’autant plus digne qu’il par­ti­cipe à l’être divin, d’autant moins digne qu’il en est éloi­gné ; que ce soit par son être ou son agir.

    Ultimement, la digni­té onto­lo­gique comme la digni­té morale trouvent leur source – com­mune – non en elles-​mêmes, mais dans le rap­port qu’elles entre­tiennent avec la fin de l’homme, qui est Dieu. Cette fin, ins­crite dans la nature même de l’homme, est encore celle qui dirige l’agir humain et per­met d’en juger. Un être est d’autant plus digne qu’il par­ti­cipe à l’être divin, d’autant moins digne qu’il en est éloi­gné ; que ce soit par son être ou son agir. Or, si l’être natu­rel de l’homme a une cer­taine digni­té en ce que, de par sa dimen­sion ration­nelle et libre, il est une pre­mière image de Dieu – image réelle mais inache­vée – l’agir sur­na­tu­rel par lequel l’homme se conforme au Christ le rend beau­coup plus digne. À l’inverse, son agir mau­vais l’éloigne de sa res­sem­blance avec Dieu, et lui fait perdre d’autant sa digni­té. Aussi doit-​on affir­mer, avec l’enseignement catho­lique de tou­jours, que « si l’intelligence adhère à des opi­nions fausses, si la volon­té choi­sit le mal et s’y attache, ni l’une ni l’autre n’atteint sa per­fec­tion, toutes deux déchoient de leur digni­té native et se cor­rompent [10] ».

    La dignité morale, « sacrement » de la dignité ontologique ?

      Pour sa part, Dignitatis infi­ni­ta rejette caté­go­ri­que­ment cet ensei­gne­ment. Il ne peut en être autre­ment, puisque son per­son­na­lisme refuse de consi­dé­rer l’homme comme fina­li­sé, sinon par lui-​même : « Chaque être humain est vou­lu par Dieu pour lui-​même » (DI 11). Chaque homme est donc, en son être même, « infi­ni­ment sacré » (DI 65) car déjà aimé de Dieu et ce de manière irré­vo­cable ; aus­si cette digni­té onto­lo­gique doit-​elle être consi­dé­rée comme « irré­vo­cable » (DI 22), « digne d’un res­pect incon­di­tion­nel » (DI 24), demeu­rant « en toutes cir­cons­tances » (DI 1, 7, 8, 10, 16, 24, 33, 34, 64). Pourtant, rien n’est plus contraire à ces uto­pies que l’agir même de Dieu à l’endroit de l’homme, comme le rap­pelle l’allégorie de la vigne rap­por­tée par Isaïe, de cette vigne qui sym­bo­lise la mai­son d’Israël : Mon bien-​aimé avait une vigne, sur un coteau fer­tile. Il en remua le sol, il en ôta les pierres, il la plan­ta de ceps exquis. Il bâtit une tour au milieu, et il y creu­sa aus­si un pres­soir. Voilà le don de Dieu, qui fonde la digni­té onto­lo­gique. Mais cet être ain­si reçu est fina­li­sé : Il atten­dait qu’elle don­nât des rai­sins, mais elle don­na du ver­jus. Voici appa­raître le conflit entre la digni­té onto­lo­gique (ce que Dieu a créé) et l’indignité morale (ce qu’Israël a fait), indi­gni­té morale sou­li­gnée avec insis­tance par le texte sacré : Et main­te­nant, habi­tants de Jérusalem et hommes de Juda, jugez, je vous prie, entre moi et entre ma vigne ! Qu’y avait-​il à faire de plus à ma vigne, que je n’aie pas fait pour elle ? Pourquoi, ai-​je atten­du qu’elle don­nât des rai­sins, et n’a-​t-​elle don­né que du ver­jus ? Vient alors la déci­sion divine, le juge­ment droit : Et main­te­nant, je vous ferai connaître ce que je vais faire à ma vigne : j’ar­ra­che­rai sa haie, et elle sera brou­tée ; j’a­bat­trai sa clô­ture, et elle sera fou­lée aux pieds. J’en ferai un désert ; et elle ne sera plus taillée, ni culti­vée ; les ronces et les épines y croî­tront, et je com­man­de­rai aux nuées de ne plus lais­ser tom­ber la pluie sur elle (Isaïe 5, 1–6). Non, la digni­té onto­lo­gique, indû­ment sup­po­sée « infi­ni­ment sacrée » et « digne d’un res­pect incon­di­tion­nel en toutes cir­cons­tances », n’est pas la règle ultime de la conduite divine, qui regarde à la digni­té morale. Ainsi doit-​il donc en être de la conduite humaine, si elle entend cor­res­pondre au des­sein divin.

      Certes, le docu­ment rap­pelle que « l’image de Dieu est confiée à la liber­té de l’être humain afin que, sous la direc­tion de l’Esprit, sa res­sem­blance avec Dieu gran­disse et que cha­cun puisse atteindre sa digni­té la plus haute » (DI 22). Rien que de très catho­lique en cette phrase. Mais voi­là ! Le texte pré­cise aus­si­tôt en quel sens il l’entend : « Chaque per­sonne est en effet appe­lée à mani­fes­ter sur le plan exis­ten­tiel et moral la por­tée onto­lo­gique de sa digni­té » (ibid.). Autrement dit, la digni­té morale ne fait que mani­fes­ter dans le monde exis­ten­tiel la digni­té onto­lo­gique, qui elle relève du monde trans­cen­dan­tal ; il la mani­feste, ou non, sans la modi­fier en rien cepen­dant ! S’il y a accrois­se­ment de la digni­té, ce n’est pas dans l’être, mais seule­ment dans le paraître, dans la « mani­fes­ta­tion ». L’idée est récur­rente dans le docu­ment (cf. DI 13 par exemple). Autrement dit, le plus grand cri­mi­nel comme le plus grand saint gardent aux yeux de Dieu la même digni­té fon­da­men­tale et inalié­nable, et ne se dif­fé­ren­cient que dans le domaine du paraître : le pre­mier obs­cur­cit la digni­té humaine aux yeux des hommes, tan­dis que le second la mani­feste… Voici donc la digni­té morale consi­dé­rée comme simple « sacre­ment » – au sens moderne du terme – de la digni­té onto­lo­gique, c’est-à-dire comme mani­fes­ta­tion acci­den­telle, dans le monde visible et chan­geant, d’une digni­té onto­lo­gique trans­cen­dan­tale qui elle relève du monde immuable de l’être.

      Dignitas infinita à la lumière du protestantisme

        Telle est l’immense nou­veau­té de Dignitas infi­ni­ta. Elle n’est pas sans rap­pe­ler cer­taines thèses pas­sées… et condam­nées ! Arc-​bouté sur le salut par la foi seule, Luther avait nié la néces­si­té des œuvres, qui pour lui ne pou­vaient être que mau­vaises. Autrement dit, il décor­ré­lait l’être de l’agir : l’agir (mau­vais) ne déter­mi­nait plus l’être (bon, en tant que pré­des­ti­né). Mais affir­mer que l’agir humain est tou­jours mau­vais est dif­fi­ci­le­ment tenable. Aussi les pro­tes­tants en vinrent-​ils à affir­mer la pos­si­bi­li­té d’œuvres bonnes, mais tout en gar­dant la décor­ré­la­tion entre la foi et les œuvres, l’agir ne modi­fiant pas l’être, autre­ment dit n’étant plus un « deve­nir ». À leur sens, « les bonnes œuvres découlent de la foi, comme les fruits de l’arbre, sans qu’elles puissent confé­rer à l’homme le moindre mérite [11] », c’est-à-dire sans qu’elles puissent accom­plir pro­gres­si­ve­ment l’être sur­na­tu­rel. Or cette thèse fut condam­née par le concile de Trente, comme contraire à la foi catho­lique : « Si quel­qu’un dit que la jus­tice reçue ne se conserve pas et même ne s’ac­croît pas devant Dieu par les bonnes œuvres, mais que ces œuvres ne sont que le fruit et le signe de la jus­ti­fi­ca­tion obte­nue et non pas aus­si la cause de son accrois­se­ment : qu’il soit ana­thème » (Dz 1574).

        Revenons à l’affirmation de Dignitas infi­ni­ta : elle ne dif­fère guère de la thèse pro­tes­tante. Lorsque le docu­ment romain affirme que le com­por­te­ment bon ou mau­vais de l’homme (sa digni­té ou indi­gni­té morale) ne modi­fie en rien sa digni­té onto­lo­gique qui ne peut croître ni dimi­nuer vu qu’elle est infi­nie, lorsqu’il affirme que l’agir moral ne fait que mani­fes­ter ou obs­cur­cir dans le domaine exis­ten­tiel une digni­té onto­lo­gique intan­gible, il affirme fina­le­ment que l’agir bon (la digni­té morale) n’est qu’une consé­quence heu­reuse de la digni­té onto­lo­gique, laquelle est consi­dé­rée comme accom­plie et infi­nie. L’agir n’y est donc plus consi­dé­ré que comme une consé­quence de l’être, sans nul­le­ment déter­mi­ner ce der­nier, sans nul­le­ment accroître ou dimi­nuer la digni­té onto­lo­gique ; en un mot, l’agir n’est plus un « deve­nir ». C’est là toute l’erreur protestante.

        On com­prend que les tenants de ces thèses aiment à pen­ser que l’enfer est vide.

        Une dif­fé­rence appa­raît cepen­dant avec les thèses pro­tes­tantes, que Dignitas infi­ni­ta pousse plus avant. Si chez les pro­tes­tants l’être ne pou­vait évo­luer car déjà accom­pli dès l’origine, cet être en ques­tion res­tait d’ordre sur­na­tu­rel (le salut) et était accom­pli non en l’homme, mais en Dieu : tel est le prin­cipe de la pré­des­ti­na­tion pro­tes­tante. Pour le per­son­na­lisme moderne, il en va autre­ment. L’être consi­dé­ré comme accom­pli (sans deve­nir) est l’être même de l’homme, sa digni­té trans­cen­dan­tale inhé­rente au fait d’être une per­sonne. Aussi, si la pré­des­ti­na­tion est pour le pro­tes­tant aléa­toire en ce qu’elle dépend du libre choix de Dieu, l’infinie digni­té de l’homme est quant à elle uni­ver­selle pour Dignitas infi­ni­ta, puisqu’elle est celle de « tout homme ». On com­prend que les tenants de ces thèses aiment à pen­ser que l’enfer est vide : « Il me plaît à pen­ser que l’enfer est vide », disait il y a peu le pape François sur des média de grande écoute [12]

        Paul VI

        En son dis­cours clô­tu­rant le concile Vatican II, le Pape Paul VI apos­tro­phait le monde moderne : « La reli­gion du Dieu qui s’est fait homme s’est ren­con­trée avec la reli­gion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-​il arri­vé ? Un choc, une lutte, un ana­thème ? Cela pou­vait arri­ver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille his­toire du Samaritain a été le modèle de la spi­ri­tua­li­té du Concile. Une sym­pa­thie sans bornes l’a enva­hi tout entier. […] sachez recon­naître notre nou­vel huma­nisme : nous aus­si, nous plus que qui­conque, nous avons le culte de l’homme [13] ». Avec soixante ans de recul, cette parole a pris tout son sens. Voici l’homme désor­mais décla­ré « infi­ni­ment aimé de Dieu », et donc infi­ni­ment aimable ; infi­ni­ment aimable, et donc infi­ni­ment digne. Voici l’homme décla­ré Dieu, en son être même. Dignitas infi­ni­ta n’est donc fina­le­ment que la ter­rible conclu­sion du nou­vel huma­nisme offi­ciel­le­ment intro­duit par Vatican II. Pour que l’homme rede­vienne homme, et qu’ainsi Dieu rede­vienne Dieu, il fau­dra donc com­men­cer par aban­don­ner à tout jamais ce ter­rible per­son­na­lisme. Pour l’heure, le Vatican en est loin.

        Notes de bas de page
        1. Cf. Lou Pescadou n° 198 de février 2020 : La fausse paix des mous.[]
        2. Commission de Théologie Internationale, Dignité et droits de la per­sonne humaine publié en 1983, n° 3.2.2.[]
        3. À l’ « inter­sub­jec­ti­vi­té » per­son­na­liste, le pape François a ajou­té ce que nous pour­rions appe­ler une « inter­con­nec­ti­vi­té » avec le reste de la créa­tion, inci­tant au res­pect non seule­ment d’autrui, mais encore de la Maison com­mune, de la Terre mère. Là se situe l’écologie inté­grale du pape François. Dignitas infi­ni­ta la reprend briè­ve­ment à son compte : « Il appar­tient à la digni­té de l’être humain de prendre soin de l’environnement, en tenant compte en par­ti­cu­lier de cette éco­lo­gie humaine qui pré­serve son exis­tence même » (DI 28).[]
        4. Vatican II, Gaudium et Spes 12, 1[]
        5. Gaudium et Spes 22, 2[]
        6. C’est ce qui dis­tingue l’amour de bien­veillance et l’amour de dilec­tion : l’amour de dilec­tion porte sur un être aimable, sur le bien déjà pré­sent en lui, tan­dis que l’amour de bien­veillance s’enracine non dans la bon­té de l’être aimé (qui sou­vent n’existe pas encore), mais dans la bon­té de celui qui aime. Cet amour de bien­veillance est tout à l’honneur non de l’être aimé, mais de celui qui aime ain­si.[]
        7. Ce constat mani­feste à lui seul une carence grave du per­son­na­lisme : sous pré­texte que l’homme a plus de digni­té d’être que l’animal ou que la pierre, Dignitas infi­ni­ta lui accorde une digni­té « infi­nie », oubliant com­bien son être est limi­té, infé­rieur à celui de l’ange et infi­ni­ment plus encore à Dieu.[]
        8. Ce regard n’est pas absent de Dignitatis infi­ni­ta, qui le sou­ligne expli­ci­te­ment (DI 22) []
        9. 2–2, q. 64, art. 2, ad 3um[]
        10. Léon XIII, ency­clique Immortale Dei du 1er novembre 1885, dans Paix Intérieure des Nations, ed. Solesmes, n°149.[]
        11. Frédéric Lichtenberger, Encyclopédie des sciences reli­gieuses, t. IX, p. 90, article « Mérite ».[]
        12. Pape François, émis­sion Che tem­po che fa avec le jour­na­liste Fabio Fazio sur la chaîne ita­lienne Nove, dif­fu­sée le dimanche 14 jan­vier 2024.[]
        13. Paul VI, dis­cours du 07/​12/​1965, lors de la clô­ture solen­nelle du concile Vatican II.[]

        FSSPX

        M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.