Le Néo-​ultramontanisme ou la revanche de Luther

Ludovico Seitz, La Foi et la Raison, Fresque de la Galerie des Candélabres au Musée du Vatican. Crédits : Public Domain via Wikimedia Commons

Comme le sait toute per­sonne fami­lière des dis­cussions reli­gieuses, les catho­liques tra­di­tion­nels sont fré­quem­ment accu­sés d’être des crypto-​luthériens, des dis­ciples rebelles de cet héré­siarque alle­mand, qui rejettent le dogme de l’infaillibilité et de la pri­mau­té papales de Vatican I (1869–1870). Il n’en est rien, évidemment !

Peu importe que les catho­liques tra­di­tion­nels approu­vent clai­re­ment et sans équi­voque les ensei­gne­ments du pre­mier Concile du Vatican sur ces sujets pré­cis, tout en souli­gnant que les affir­ma­tions du Concile sont plus limi­tées que les conclu­sions que cer­tains en tirent, et qu’il existe de véri­tables ques­tions ouvertes sur l’étendue de la pri­mau­té et de l’infaillibilité, ques­tions que le Concile lui-​même a sage­ment lais­sées en sus­pens. J’aimerais ici retour­ner la situa­tion et sou­li­gner com­ment ce sont les abso­lu­tistes papaux, les néo­-​ultramontains, quel que soit le nom qu’on leur donne, qui sont, en fait, des crypto-luthériens.

La grande prostituée

Prenons comme point de départ une célèbre phrase de Martin Luther : « La rai­son est la plus grande pros­ti­tuée du Diable ». Au cœur du sys­tème de Luther se trouve l’intention de sup­plan­ter ou de domi­ner la rai­son par la foi. Pour lui, la foi, un pur don, doit deve­nir le nou­veau prin­cipe de toute con­naissance et de toute action ; les facul­tés humaines de l’intellect et de la volon­té, comme la nature humaine en géné­ral, sont désespéré­ment cor­rom­pues, enta­chées et mutées par le péché, inca­pables de droi­ture. Se fier à la rai­son, et même à son fonc­tionnement, revien­drait à retom­ber dans les ha­bitudes païennes et péla­giennes des sco­las­tiques qui croyaient que des hommes comme Aristote et Cicéron pou­vaient aper­ce­voir la véri­té, que l’on pou­vait dis­cer­ner l’harmonie entre Athènes, Jérusalem et Rome.

Luther était plu­tôt de l’a­vis de Tertullien : « Qu’est ‑ce qu’Athènes a à voir avec Jérusalem ? » La devise « cre­do quia absur­dum » (je crois parce que c’est absurde), attri­buée à Tertullien, reflète par­fai­te­ment la men­ta­li­té de Luther. En bref, pour Luther, nous ne fai­sons pas et ne pou­vons pas faire confiance à la rai­son, à l’intellect humain, pour atteindre la véri­té ; au contraire, si nous attei­gnons la véri­té, c’est un don de Dieu pur et simple. L’image que nous pour­rions don­ner est celle de la neige de la véri­té divine tom­bant sur le fumier de l’âme intel­lec­tuelle, ne la trans­for­mant pas, mais la revê­tant d’une couverture.

Ludovico Seitz, La Foi et la Raison, Fresque de la Galerie des Candélabres au Musée du Vatican. L’inscription cite Léon XIII dans Aeterni Patris : « La splen­deur de la véri­té divine, en péné­trant l’âme, vient en aide à l’in­tel­li­gence elle-​même. » Crédits : Public Domain via Wikimedia Commons

Je ne nie pas qu’il y ait une part de véri­té dans ce point de vue. Notre nature est bles­sée et nous avons besoin de l’aide de la révé­la­tion divine non seule­ment pour connaître la véri­té sur­na­tu­relle, mais aus­si pour connaître avec cer­ti­tude les choses que notre nature aurait pu atteindre ou pour­rait encore atteindre, si nous n’étions pas si faci­le­ment dis­traits par les créa­tures ou atti­rés vers le bas par une concu­pis­cence désor­don­née. Sur tous ces points, la tra­di­tion catho­lique est très claire.

Cependant, cette tra­di­tion reste fer­me­ment atta­chée à l’idée que la créa­tion de Dieu est bonne et reste bonne, qu’elle est rache­tée et rache­table, et que, en par­ti­cu­lier, la rai­son est appe­lée à ser­vir la foi, à la défendre et à « cou­rir avec elle », comme nous le voyons dans la théo­lo­gie sco­las­tique où de nou­velles conclu­sions doc­tri­nales sont déri­vées de pré­misses divi­ne­ment révé­lées par le biais d’un pro­ces­sus de rai­son­ne­ment. Pour le catho­lique, la rai­son n’est pas une pros­ti­tuée, mais une ser­vante du Dieu vivant, une ser­vante de la révé­la­tion divine ; l’âme ration­nelle est mariée au Christ et embel­lie par sa grâce.

Pour le catho­lique, la rai­son n’est pas une pros­ti­tuée, mais une ser­vante du Dieu vivant

C’est pour­quoi la posi­tion de Luther ne peut pas tenir. Pour for­mu­ler une posi­tion, pour accep­ter la révé­la­tion divine, il faut uti­li­ser la rai­son. S’attaquer à la rai­son, c’est s’attaquer à la capa­ci­té d’être éclai­ré et sau­vé en tant qu’homme. Et si la rai­son reste défi­ni­ti­ve­ment endom­ma­gée, si la grâce ne peut pas trou­ver quelque chose de déjà bon à gué­rir et à éle­ver, alors il s’ensuit que le Logos, le Fils de Dieu lui ‑même, n’a pas dû assu­mer une âme ration­nelle après tout, mais a sim­ple­ment rem­pla­cé l’es­prit par sa divi­ni­té. C’est l’hérésie de l’Apollinarisme.

Transcender ne signifie pas contredire

Les catho­liques recon­naissent et recherchent l’harmonie entre la foi et la rai­son, comme l’Église nous y encou­rage solen­nel­le­ment [1]. Nous savons que si la foi trans­cende la rai­son, elle ne la contre­dit pas. Nous savons donc aus­si que même si la véri­té ensei­gnée par le magis­tère de l’Église n’est pas tou­jours immé­dia­te­ment évi­dente, elle est au moins capable d’être com­prise ration­nel­le­ment comme un ensei­gne­ment qui répète la révé­la­tion divine, en conti­nui­té avec le magis­tère qui l’a pré­cé­dé. Ainsi, nous savons aus­si que si un ensei­gne­ment ulté­rieur contre­dit direc­te­ment un ensei­gne­ment anté­rieur d’autorité égale ou supé­rieure, il est impos­sible d’y consen­tir tel quel ; il fau­drait au moins lui refu­ser son assentiment.

Le néo-​ultramontanisme, en revanche, affirme auda­cieu­se­ment que cela ne fait aucune dif­fé­rence s’il y a une contra­dic­tion évi­dente pour la rai­son – comme cela se pro­duit, notoi­re­ment, dans l’enseignement du pape François sur la peine de mort, ou dans sa décla­ra­tion selon laquelle le rite romain est uni­que­ment expri­mé par le Novus Ordo et que nous « pou­vons trou­ver dans le Missel romain réfor­mé selon le Concile Vatican II tous les élé­ments du rite romain [2] ». Nous devons, selon ce cou­rant de pen­sée, nous méfier abso­lu­ment de toutes nos pen­sées et de tous nos sen­ti­ments, et nous devons accep­ter et obéir aveu­glé­ment à tout ce qui est trans­mis par le « magis­tère du moment ». La foi seule en la fonc­tion papale suf­fit : sola fides suf­fi­cit ! La foi seule dans la pro­po­si­tion ou le com­man­de­ment : cre­do quia absur­dum. En fait, plus on fait vio­lence à sa rai­son, plus on est fidèle, obéis­sant et humble, et plus on montre à Dieu que l’on s’est sacri­fié pour sa gloire.

C’est peut-​être, du moins pour cer­tains, une pen­sée ten­tante, ras­su­rante ; mais elle n’est pas seule­ment fausse, elle est offen­sante. Elle offense Dieu, créa­teur du pou­voir de la rai­son ; elle offense Dieu, gou­ver­neur de l’histoire, qui a gui­dé le magis­tère de l’Église à tra­vers les âges.

Objection : le danger du subjectivisme.

À ce stade, une objec­tion pour­rait être sou­le­vée. « Même si vous avez rai­son sur la place de la rai­son dans la vie catho­lique et dans la théo­lo­gie, com­ment savez- vous que votre rai­son­ne­ment est cor­rect sur un sujet don­né ? Ne pourriez-​vous pas errer en pen­sant qu’il y a une contra­dic­tion dans les pro­pos du pape François, alors qu’en réa­li­té il n’y en a pas ? Et le prin­ci­pal usage de la rai­son ne devrait-​il pas être d’éliminer toute appa­rence de contra­dic­tion entre des décla­ra­tions fai­sant auto­ri­té ? » Ou, dans une autre ver­sion : « La seule chose qui se pro­duit lorsque tout le monde uti­lise sa rai­son est un désordre de désac­cords. Tout s’écroule dans une forme de sub­jec­ti­visme. C’est exac­te­ment la rai­son pour laquelle nous avons besoin d’une auto­ri­té exté­rieure unique qui nous dise sim­ple­ment ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, sinon, aucune uni­té n’est possible. »

Réponse : Oui, bien sûr, il est pos­sible de se trom­per dans un juge­ment ration­nel. Raisonner cor­rec­te­ment, en par­ti­cu­lier sur des ques­tions com­plexes ou sub­tiles, exige une longue for­ma­tion et une bonne connais­sance des sources per­ti­nentes, une éva­lua­tion patiente des preuves et des com­pé­tences en matière d’argumentation.

Jean XXII, minia­ture, archives du Palais du Roure, Avignon. Crédits pho­to : Public Domain via Wikimedia Commons

Lorsque Jean XXII a prê­ché ses erreurs sur la vie après la mort, il a été confron­té à des théo­lo­giens qui l’ont rap­pe­lé à l’ordre. Ces contem­po­rains de Jean XXII ont recon­nu les erreurs et s’y sont oppo­sés, ce qui a conduit à la rétrac­ta­tion de ce pape sur son lit de mort et a ouvert la voie à la défi­ni­tion dog­ma­tique immé­diate des véri­tés contes­tées par son suc­ces­seur Benoît XII.

La rai­son, tra­vaillant sur les don­nées de la révé­la­tion, a été très impli­quée dans toute cette affaire. Le fait que la rai­son puisse se trom­per est une rai­son d’être pru­dent et ouvert à la cor­rec­tion, et non une rai­son de jeter l’intelligence par-​dessus le bord et de s’abandonner à une forme de fidéisme.

Le fait que la rai­son puisse se trom­per est une rai­son d’être pru­dent et ouvert à la cor­rec­tion, et non une rai­son de jeter l’intelligence par-​dessus le bord et de s’abandonner à une forme de fidéisme.

En ce qui concerne le magis­tère, même s’il n’y a qu’une appa­rence de contra­dic­tion entre la doc­trine tra­di­tion­nelle et les décla­ra­tions du pape François, c’est déjà (ou ce devrait être) une cause de pré­oc­cu­pa­tion majeure. Les appa­rences ne sont pas tou­jours trom­peuses ; l’apparence de contra­dic­tion peut en fait indi­quer une véri­table contra­dic­tion pure et simple, et donc quelque chose qui répugne à l’intellect et au Logos divin. La rai­son doit s’atteler à ce pro­blème. Si des per­sonnes de bonne volon­té, fidèles, let­trées et com­pé­tentes par­viennent à la conclu­sion qu’il y a une contra­dic­tion, cette conclu­sion mérite d’être prise très au sérieux, et non d’être qua­li­fiée de déloyale, de rebelle, de protes­tante, de schis­ma­tique, ou de tout autre mot à la mode. L’habitude de qua­li­fier de bons catho­liques avec de tels termes déso­bli­geants va se retour­ner contre les accu­sa­teurs, car ce sont bien eux, et non les accu­sés, qui risquent d’abuser de la doc­trine et de calom­nier la rai­son, tout comme Luther l’a fait.

Est-​il vrai­ment si dif­fi­cile de com­prendre que la tâche inhé­rente au magis­tère est d’apporter de la clar­té et non de la confu­sion ? D’apporter la lumière et non d’approfondir les ténèbres ? Dans le magis­tère authen­tique, il n’y a pas de place non seule­ment pour l’erreur, mais même pour l’apparence de l’erreur. Il en va de même pour la ver­tu de reli­gion : elle exclut non seule­ment l’idolâtrie, mais aus­si toute ido­lâ­trie appa­rente. C’est pour­quoi l’incident de la Pachamama mérite une condam­na­tion radi­cale, que le fait de se pros­ter­ner devant des figu­rines fémi­nines sculp­tées res­sem­blant à des déesses de la terre ait été inten­tion­nel­le­ment un acte de culte païen ou qu’il en ait sim­ple­ment eu l’air pour tout obser­va­teur normal.

Les portes de l’enfer ne prévalent pas contre la foi

Une autre objec­tion vient rapi­de­ment et furieu­se­ment : « Si un pape peut ensei­gner l’erreur, les portes de l’enfer n’ont- elles pas pré­va­lu sur l’Église, contrai­re­ment à la pro­messe du Christ ? »

Réponse : Non, sauf si vous pen­sez que la seule façon de connaître la véri­té est de la rece­voir direc­te­ment du pape. S’il est pos­sible de connaître la doc­trine ortho­doxe et la saine morale de diverses manières – non seule­ment par le biais de l’enseignement papal, mais aus­si, par exemple, de la litur­gie sacrée, de l’Écriture, de l’enseignement dog­ma­tique pas­sé des conciles et des papes, du magis­tère ordi­naire uni­ver­sel dont témoignent d’innombrables caté­chismes – il est évident qu’un pape errant ou mau­vais ne signi­fie­rait pas que les portes de l’enfer l’ont empor­té sur l’Église.

S’il est pos­sible de connaître la doc­trine ortho­doxe et la saine morale de diverses manières – non seule­ment par le biais de l’enseignement papal, mais aus­si, par exemple, de la litur­gie sacrée, de l’Écriture, de l’enseignement dog­ma­tique pas­sé des conciles et des papes, du magis­tère ordi­naire uni­ver­sel dont témoignent d’innombrables caté­chismes – il est évident qu’un pape errant ou mau­vais ne signi­fie­rait pas que les portes de l’enfer l’ont empor­té sur l’Église.

Un mau­vais pape montre plu­tôt que Satan a pré­va­lu pen­dant un court laps de temps sur un homme qui a tra­hi sa fonc­tion. Cependant, la foi de l’Église demeu­re­rait exac­te­ment telle qu’elle était déjà connue et défi­nie. Une véri­table contra­dic­tion ne se pro­dui­rait que si un pape défi­nis­sait solen­nel­le­ment ou ex cathe­dra une erreur fla­grante. Cela n’est jamais arri­vé, et notre convic­tion que cela n’arrivera jamais, que Dieu l’empêchera d’arriver, n’est pas déraisonnable.

Il est donc clair qu’en adop­tant l’hypothèse qu’un pape ne peut jamais tom­ber dans l’hérésie, ou, comme cer­tains l’extrapolent, qu’il ne peut y avoir d’erreur dans son authen­tique magis­tère ordi­naire et que toutes ses déci­sions dis­ci­pli­naires uni­ver­selles sont infaillibles, les néo-​ultramontains ont com­mis l’erreur d’identifier le pape avec la Foi (comme si les deux étaient sim­ple­ment insé­pa­rables) et de voir ensuite le pape actuel comme le seul accès à la Foi ; et c’est pour­quoi ils pensent qu’un pape défaillant signi­fie une Église défaillante. Si l’on adopte le point de vue plus com­mun expo­sé plus haut, un pape rené­gat ne repré­sente pas un défi sérieux pour l’indéfectibilité de l’Église. Beaucoup de scan­dales, de confu­sion et de dégâts, certes, mais pas d’autodestruction suicidaire.

Pourquoi, alors, tant d’apologètes (en ligne notam­ment) sont-​ils atta­chés à une posi­tion théo­lo­gique mino­ri­taire qui est extrê­me­ment impro­bable, qui exige une gym­nas­tique men­tale embar­ras­sante et qui, en fin de compte, s’avère tout à fait inutile ? Qu’est-ce qui les dérange exac­te­ment dans le fait d’admettre de mul­tiples sources de cer­ti­tude dans la foi et donc la pos­si­bi­li­té d’être, par­fois, dans une posi­tion où on doit dis­cer­ner qu’un pape se serait éga­ré ? Mais puisque nous sommes tou­jours tenus d’utiliser notre intel­li­gence, même lorsque nous défen­dons un pape, il faut apprendre à faire la dis­tinc­tion entre « le juge­ment per­son­nel fon­dé sur des sources exté­rieures de véri­té », qui est tou­jours en jeu, et « le juge­ment sub­jec­tif en tant qu’autorité exclu­sive », qui est l’erreur protestante.

Le tra­di­tio­na­liste, comme tout être humain sain d’esprit, exerce la facul­té ration­nelle de juge­ment sans se pla­cer lui-​même ou sa rai­son dans la posi­tion la plus éle­vée ; au contraire, il consi­dère la rai­son comme une ser­vante de la Foi qui nous a aus­si été trans­mise comme notre bien le plus pré­cieux, à défendre au péril de notre vie. Le néo-​ultramontain, en revanche, sera conduit, par sa pré­misse ini­tiale erro­née, à se méfier de la rai­son ; il par­le­ra comme si les papes n’avaient aucune obli­ga­tion d’honorer les demandes de la rai­son, les exi­gences de la logique, les para­mètres de la cohé­rence, les traits de la conti­nui­té, ou la valeur de la cou­tume et de la tradition.

On se demande qui finit par res­sem­bler le plus à Martin Luther…

Source : Bulletin Sainte-​Thérèse de l’Enfant-​Jésus n°225, avril-​mai-​juin 2025. 

Notes de bas de page
  1. voir Æterni Patris de Léon XIII, par exemple[]
  2. Motu Proprio Traditionis Custodes[]