Comme le sait toute personne familière des discussions religieuses, les catholiques traditionnels sont fréquemment accusés d’être des crypto-luthériens, des disciples rebelles de cet hérésiarque allemand, qui rejettent le dogme de l’infaillibilité et de la primauté papales de Vatican I (1869–1870). Il n’en est rien, évidemment !
Peu importe que les catholiques traditionnels approuvent clairement et sans équivoque les enseignements du premier Concile du Vatican sur ces sujets précis, tout en soulignant que les affirmations du Concile sont plus limitées que les conclusions que certains en tirent, et qu’il existe de véritables questions ouvertes sur l’étendue de la primauté et de l’infaillibilité, questions que le Concile lui-même a sagement laissées en suspens. J’aimerais ici retourner la situation et souligner comment ce sont les absolutistes papaux, les néo-ultramontains, quel que soit le nom qu’on leur donne, qui sont, en fait, des crypto-luthériens.
La grande prostituée
Prenons comme point de départ une célèbre phrase de Martin Luther : « La raison est la plus grande prostituée du Diable ». Au cœur du système de Luther se trouve l’intention de supplanter ou de dominer la raison par la foi. Pour lui, la foi, un pur don, doit devenir le nouveau principe de toute connaissance et de toute action ; les facultés humaines de l’intellect et de la volonté, comme la nature humaine en général, sont désespérément corrompues, entachées et mutées par le péché, incapables de droiture. Se fier à la raison, et même à son fonctionnement, reviendrait à retomber dans les habitudes païennes et pélagiennes des scolastiques qui croyaient que des hommes comme Aristote et Cicéron pouvaient apercevoir la vérité, que l’on pouvait discerner l’harmonie entre Athènes, Jérusalem et Rome.
Luther était plutôt de l’avis de Tertullien : « Qu’est ‑ce qu’Athènes a à voir avec Jérusalem ? » La devise « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde), attribuée à Tertullien, reflète parfaitement la mentalité de Luther. En bref, pour Luther, nous ne faisons pas et ne pouvons pas faire confiance à la raison, à l’intellect humain, pour atteindre la vérité ; au contraire, si nous atteignons la vérité, c’est un don de Dieu pur et simple. L’image que nous pourrions donner est celle de la neige de la vérité divine tombant sur le fumier de l’âme intellectuelle, ne la transformant pas, mais la revêtant d’une couverture.

Je ne nie pas qu’il y ait une part de vérité dans ce point de vue. Notre nature est blessée et nous avons besoin de l’aide de la révélation divine non seulement pour connaître la vérité surnaturelle, mais aussi pour connaître avec certitude les choses que notre nature aurait pu atteindre ou pourrait encore atteindre, si nous n’étions pas si facilement distraits par les créatures ou attirés vers le bas par une concupiscence désordonnée. Sur tous ces points, la tradition catholique est très claire.
Cependant, cette tradition reste fermement attachée à l’idée que la création de Dieu est bonne et reste bonne, qu’elle est rachetée et rachetable, et que, en particulier, la raison est appelée à servir la foi, à la défendre et à « courir avec elle », comme nous le voyons dans la théologie scolastique où de nouvelles conclusions doctrinales sont dérivées de prémisses divinement révélées par le biais d’un processus de raisonnement. Pour le catholique, la raison n’est pas une prostituée, mais une servante du Dieu vivant, une servante de la révélation divine ; l’âme rationnelle est mariée au Christ et embellie par sa grâce.
Pour le catholique, la raison n’est pas une prostituée, mais une servante du Dieu vivant
C’est pourquoi la position de Luther ne peut pas tenir. Pour formuler une position, pour accepter la révélation divine, il faut utiliser la raison. S’attaquer à la raison, c’est s’attaquer à la capacité d’être éclairé et sauvé en tant qu’homme. Et si la raison reste définitivement endommagée, si la grâce ne peut pas trouver quelque chose de déjà bon à guérir et à élever, alors il s’ensuit que le Logos, le Fils de Dieu lui ‑même, n’a pas dû assumer une âme rationnelle après tout, mais a simplement remplacé l’esprit par sa divinité. C’est l’hérésie de l’Apollinarisme.
Transcender ne signifie pas contredire
Les catholiques reconnaissent et recherchent l’harmonie entre la foi et la raison, comme l’Église nous y encourage solennellement [1]. Nous savons que si la foi transcende la raison, elle ne la contredit pas. Nous savons donc aussi que même si la vérité enseignée par le magistère de l’Église n’est pas toujours immédiatement évidente, elle est au moins capable d’être comprise rationnellement comme un enseignement qui répète la révélation divine, en continuité avec le magistère qui l’a précédé. Ainsi, nous savons aussi que si un enseignement ultérieur contredit directement un enseignement antérieur d’autorité égale ou supérieure, il est impossible d’y consentir tel quel ; il faudrait au moins lui refuser son assentiment.
Le néo-ultramontanisme, en revanche, affirme audacieusement que cela ne fait aucune différence s’il y a une contradiction évidente pour la raison – comme cela se produit, notoirement, dans l’enseignement du pape François sur la peine de mort, ou dans sa déclaration selon laquelle le rite romain est uniquement exprimé par le Novus Ordo et que nous « pouvons trouver dans le Missel romain réformé selon le Concile Vatican II tous les éléments du rite romain [2] ». Nous devons, selon ce courant de pensée, nous méfier absolument de toutes nos pensées et de tous nos sentiments, et nous devons accepter et obéir aveuglément à tout ce qui est transmis par le « magistère du moment ». La foi seule en la fonction papale suffit : sola fides sufficit ! La foi seule dans la proposition ou le commandement : credo quia absurdum. En fait, plus on fait violence à sa raison, plus on est fidèle, obéissant et humble, et plus on montre à Dieu que l’on s’est sacrifié pour sa gloire.
C’est peut-être, du moins pour certains, une pensée tentante, rassurante ; mais elle n’est pas seulement fausse, elle est offensante. Elle offense Dieu, créateur du pouvoir de la raison ; elle offense Dieu, gouverneur de l’histoire, qui a guidé le magistère de l’Église à travers les âges.
Objection : le danger du subjectivisme.
À ce stade, une objection pourrait être soulevée. « Même si vous avez raison sur la place de la raison dans la vie catholique et dans la théologie, comment savez- vous que votre raisonnement est correct sur un sujet donné ? Ne pourriez-vous pas errer en pensant qu’il y a une contradiction dans les propos du pape François, alors qu’en réalité il n’y en a pas ? Et le principal usage de la raison ne devrait-il pas être d’éliminer toute apparence de contradiction entre des déclarations faisant autorité ? » Ou, dans une autre version : « La seule chose qui se produit lorsque tout le monde utilise sa raison est un désordre de désaccords. Tout s’écroule dans une forme de subjectivisme. C’est exactement la raison pour laquelle nous avons besoin d’une autorité extérieure unique qui nous dise simplement ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, sinon, aucune unité n’est possible. »
Réponse : Oui, bien sûr, il est possible de se tromper dans un jugement rationnel. Raisonner correctement, en particulier sur des questions complexes ou subtiles, exige une longue formation et une bonne connaissance des sources pertinentes, une évaluation patiente des preuves et des compétences en matière d’argumentation.

Lorsque Jean XXII a prêché ses erreurs sur la vie après la mort, il a été confronté à des théologiens qui l’ont rappelé à l’ordre. Ces contemporains de Jean XXII ont reconnu les erreurs et s’y sont opposés, ce qui a conduit à la rétractation de ce pape sur son lit de mort et a ouvert la voie à la définition dogmatique immédiate des vérités contestées par son successeur Benoît XII.
La raison, travaillant sur les données de la révélation, a été très impliquée dans toute cette affaire. Le fait que la raison puisse se tromper est une raison d’être prudent et ouvert à la correction, et non une raison de jeter l’intelligence par-dessus le bord et de s’abandonner à une forme de fidéisme.
Le fait que la raison puisse se tromper est une raison d’être prudent et ouvert à la correction, et non une raison de jeter l’intelligence par-dessus le bord et de s’abandonner à une forme de fidéisme.
En ce qui concerne le magistère, même s’il n’y a qu’une apparence de contradiction entre la doctrine traditionnelle et les déclarations du pape François, c’est déjà (ou ce devrait être) une cause de préoccupation majeure. Les apparences ne sont pas toujours trompeuses ; l’apparence de contradiction peut en fait indiquer une véritable contradiction pure et simple, et donc quelque chose qui répugne à l’intellect et au Logos divin. La raison doit s’atteler à ce problème. Si des personnes de bonne volonté, fidèles, lettrées et compétentes parviennent à la conclusion qu’il y a une contradiction, cette conclusion mérite d’être prise très au sérieux, et non d’être qualifiée de déloyale, de rebelle, de protestante, de schismatique, ou de tout autre mot à la mode. L’habitude de qualifier de bons catholiques avec de tels termes désobligeants va se retourner contre les accusateurs, car ce sont bien eux, et non les accusés, qui risquent d’abuser de la doctrine et de calomnier la raison, tout comme Luther l’a fait.
Est-il vraiment si difficile de comprendre que la tâche inhérente au magistère est d’apporter de la clarté et non de la confusion ? D’apporter la lumière et non d’approfondir les ténèbres ? Dans le magistère authentique, il n’y a pas de place non seulement pour l’erreur, mais même pour l’apparence de l’erreur. Il en va de même pour la vertu de religion : elle exclut non seulement l’idolâtrie, mais aussi toute idolâtrie apparente. C’est pourquoi l’incident de la Pachamama mérite une condamnation radicale, que le fait de se prosterner devant des figurines féminines sculptées ressemblant à des déesses de la terre ait été intentionnellement un acte de culte païen ou qu’il en ait simplement eu l’air pour tout observateur normal.
Les portes de l’enfer ne prévalent pas contre la foi
Une autre objection vient rapidement et furieusement : « Si un pape peut enseigner l’erreur, les portes de l’enfer n’ont- elles pas prévalu sur l’Église, contrairement à la promesse du Christ ? »
Réponse : Non, sauf si vous pensez que la seule façon de connaître la vérité est de la recevoir directement du pape. S’il est possible de connaître la doctrine orthodoxe et la saine morale de diverses manières – non seulement par le biais de l’enseignement papal, mais aussi, par exemple, de la liturgie sacrée, de l’Écriture, de l’enseignement dogmatique passé des conciles et des papes, du magistère ordinaire universel dont témoignent d’innombrables catéchismes – il est évident qu’un pape errant ou mauvais ne signifierait pas que les portes de l’enfer l’ont emporté sur l’Église.
S’il est possible de connaître la doctrine orthodoxe et la saine morale de diverses manières – non seulement par le biais de l’enseignement papal, mais aussi, par exemple, de la liturgie sacrée, de l’Écriture, de l’enseignement dogmatique passé des conciles et des papes, du magistère ordinaire universel dont témoignent d’innombrables catéchismes – il est évident qu’un pape errant ou mauvais ne signifierait pas que les portes de l’enfer l’ont emporté sur l’Église.
Un mauvais pape montre plutôt que Satan a prévalu pendant un court laps de temps sur un homme qui a trahi sa fonction. Cependant, la foi de l’Église demeurerait exactement telle qu’elle était déjà connue et définie. Une véritable contradiction ne se produirait que si un pape définissait solennellement ou ex cathedra une erreur flagrante. Cela n’est jamais arrivé, et notre conviction que cela n’arrivera jamais, que Dieu l’empêchera d’arriver, n’est pas déraisonnable.
Il est donc clair qu’en adoptant l’hypothèse qu’un pape ne peut jamais tomber dans l’hérésie, ou, comme certains l’extrapolent, qu’il ne peut y avoir d’erreur dans son authentique magistère ordinaire et que toutes ses décisions disciplinaires universelles sont infaillibles, les néo-ultramontains ont commis l’erreur d’identifier le pape avec la Foi (comme si les deux étaient simplement inséparables) et de voir ensuite le pape actuel comme le seul accès à la Foi ; et c’est pourquoi ils pensent qu’un pape défaillant signifie une Église défaillante. Si l’on adopte le point de vue plus commun exposé plus haut, un pape renégat ne représente pas un défi sérieux pour l’indéfectibilité de l’Église. Beaucoup de scandales, de confusion et de dégâts, certes, mais pas d’autodestruction suicidaire.
Pourquoi, alors, tant d’apologètes (en ligne notamment) sont-ils attachés à une position théologique minoritaire qui est extrêmement improbable, qui exige une gymnastique mentale embarrassante et qui, en fin de compte, s’avère tout à fait inutile ? Qu’est-ce qui les dérange exactement dans le fait d’admettre de multiples sources de certitude dans la foi et donc la possibilité d’être, parfois, dans une position où on doit discerner qu’un pape se serait égaré ? Mais puisque nous sommes toujours tenus d’utiliser notre intelligence, même lorsque nous défendons un pape, il faut apprendre à faire la distinction entre « le jugement personnel fondé sur des sources extérieures de vérité », qui est toujours en jeu, et « le jugement subjectif en tant qu’autorité exclusive », qui est l’erreur protestante.
Le traditionaliste, comme tout être humain sain d’esprit, exerce la faculté rationnelle de jugement sans se placer lui-même ou sa raison dans la position la plus élevée ; au contraire, il considère la raison comme une servante de la Foi qui nous a aussi été transmise comme notre bien le plus précieux, à défendre au péril de notre vie. Le néo-ultramontain, en revanche, sera conduit, par sa prémisse initiale erronée, à se méfier de la raison ; il parlera comme si les papes n’avaient aucune obligation d’honorer les demandes de la raison, les exigences de la logique, les paramètres de la cohérence, les traits de la continuité, ou la valeur de la coutume et de la tradition.
On se demande qui finit par ressembler le plus à Martin Luther…
Source : Bulletin Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus n°225, avril-mai-juin 2025.