Bienheureux Étienne-​Théodore Cuenot

Évêque titu­laire de Metellopolis, mar­tyr en Annam (1802–1861)
fête le 14 novembre.

Issu de cette vieille race de pay­sans des mon­tagnes com­toises qui se dis­tingue encore aujourd’hui par son éner­gie chré­tienne, Étienne-​Théodore naquit au Bélieu, dio­cèse de Besançon, près de la fron­tière suisse, le 8 février 1802. Le Concordat n’avait pas encore rou­vert les églises, et le futur mar­tyr reçut le bap­tême dans une grange. Il était l’aîné des onze enfants d’Alexandre Cuenot et d’Éléonore Risse, hon­nêtes culti­va­teurs dont l’aisance dis­pa­rut bien­tôt à la suite des guerres et des cataclysmes.

Les épreuves d’une vocation.

A l’école du vil­lage, Étienne-​Théodore se mon­tra si brillam­ment doué que son curé le remar­qua et le fit accep­ter dans une école ouverte par l’abbé Maillot, curé d’Ouvans. C’était une de ces petites écoles parois­siales des­ti­nées à assu­rer le recru­te­ment du cler­gé, en atten­dant qu’on pût réta­blir des Petits Séminaires. L’enfant y entra au mois d’octobre 1815. Trois ans plus tard, il pas­sait à l’école de Cerneux-​Monnot, éta­blie auprès d’un sanc­tuaire de Notre-​Dame de Lorette véné­ré de cette popu­la­tion depuis le milieu du XVe siècle. La ruine de sa famille inter­rom­pit ses études, mais, grâce à son cou­sin, l’abbé Cuenot, plus tard direc­teur au Grand Séminaire de Besançon, il put les reprendre, faire sa rhé­to­rique et sa phi­lo­so­phie au Petit Séminaire d’Ornans.

Enfin, Étienne-​Théodore fut admis au Grand Séminaire de Besançon. Il y fit son entrée revê­tu d’une redin­gote que sa mère, trop pauvre pour ache­ter de l’étoffe neuve, lui avait taillée dans sa robe de noce.
M. Chevroton, direc­teur du Séminaire de Besançon, a racon­té que le nou­veau sémi­na­riste se mon­trait « posé et réflé­chi, obser­va­teur fidèle de la dis­ci­pline, patient et cou­ra­geux dans les dif­fi­cul­tés des études, qu’il pri­mait la plu­part de ses condis­ciples et les eût dépas­sés davan­tage si la mala­die ne l’eût obli­gé d’interrompre ses cours ». Tout autre était le juge­ment de son confrère M. Cuenot. Celui-​ci trou­vait Étienne-​Théodore trop débor­dant d’imagination et s’opposait à son attrait apos­to­lique, qu’il n’hésitait pas à attri­buer « à l’orgueil et au démon ».

Un voyage que le jeune clerc fît en Suisse avec des habits sécu­liers, en 1822, pour essayer de faire connaître une inven­tion assez chi­mé­rique d’un hor­lo­ger de ses amis, fut un pré­texte tout trou­vé : sur l’avis de ce direc­teur d’une sévé­ri­té exces­sive et peu éclai­rée, Étienne dut quit­ter le Séminaire, et, ajour­né au moment de l’ordination au sous-​diaconat, attendre les évé­ne­ments en entrant comme pré­cep­teur dans une famille dis­tin­guée de son pays, chez le comte de Tinseau. Il sol­li­ci­ta son admis­sion au Séminaire des Missions étran­gères de Paris, mais le supé­rieur lui répon­dit qu’on y rece­vait seule­ment « les ecclé­sias­tiques déjà enga­gés dans les Ordres sacrés ; que, en atten­dant, le sémi­na­riste pou­vait se pré­pa­rer par la prière, la modes­tie, le tra­vail, à amé­lio­rer ses bonnes dispositions ».

Afin de mieux atteindre le résul­tat qui lui est ain­si pro­po­sé, le sémi­na­riste écon­duit entre dans la Société de la Retraite chré­tienne fon­dée au milieu même des orages révo­lu­tion­naires par son com­pa­triote le véné­rable Antoine-​Sylvestre Receveur, et il part pour Aix-​en Provence à la fin de 1828.

C’est là qu’il est ordon­né sous diacre dans cette Société, le 26 février 1826 ; diacre le 19 mars, prêtre le 24 sep­tembre de la même année.
Professeur, caté­chiste et confes­seur, Étienne-​Théodore n’a pas renon­cé à ses pro­jets apos­to­liques. Mais ce n’est qu’au bout de dix huit mois qu’il par­vint à convaincre de la réa­li­té de l’appel divin son sévère cou­sin de Besançon. Enfin, le 23 juin 1827, il entrait au Séminaire des Missions étran­gères. Sept mois plus tard, le 27 jan­vier 1828, il quit­tait cette mai­son pour s’embarquer à Bordeaux, après avoir été affec­té aux mis­sions de Cochinchine.

L’apostolat du bienheureux Étienne-​Théodore Cuenot.

Arrivé à Macao au mois d’octobre 1828, M. Cuenot revê­tit le cos­tume anna­mite, et, après quatre-​vingt-​trois jours de route, le 24 juillet 1829, il par­ve­nait enfin dans le champ d’apostolat qui lui était des­ti­né. La paix reli­gieuse régnait encore en Cochinchine, mais des indices très sûrs fai­saient pré­voir la per­sé­cu­tion pro­chaine. M. Cuenot est d’abord envoyé au Séminaire de Lai-​thieu : il y enseigne le latin en même temps qu’il apprend l’annamite. Au bout de deux ans, il com­mence à être employé « en admi­nis­tra­tion », et, moins d’un an après, le chef du vica­riat apos­to­lique, Mgr Taberd, évêque titu­laire d’l­sau­ro­po­lis, pou­vait écrire : « M. Cuenot tra­vaille à force à la conver­sion des païens, il y réus­sit parfaitement. »

Mais la san­té du jeune mis­sion­naire ne répon­dait pas à son zèle. Quatre fois en quatre ans, il est à l’article de la mort ; mais enfin le fort tem­pé­ra­ment du mon­ta­gnard finit par s’acclimater à la Cochinchine. Il était temps. Précisément alors, au début de 1833, parais­sait le pre­mier grand édit de per­sé­cu­tion. L’évêque, pen­sant que la tour­mente serait pas­sa­gère, réso­lut de pas­ser au Siam avec les huit mis­sion­naires euro­péens et des sémi­na­ristes anna­mites, lais­sant dix-​sept prêtres indi­gènes, qui pour­raient plus faci­le­ment des­ser­vir les chré­tiens du pays. Maltraités au Siam et presque cap­tifs, les mis­sion­naires s’évadent, et, après la navi­ga­tion la plus périlleuse, par­viennent à Singapour.

Là, Mgr Taberd, voyant la per­sé­cu­tion durer et esti­mant qu’il était trop com­pro­mis pour ren­trer en Cochinchine, où il était signa­lé comme espion et rebelle, vou­lut don­ner un chef à son Église déso­lée. Le mis­sion­naire franc-​comtois, à peine âgé de trente-​trois ans, fut choi­si par lui pour cette périlleuse mis­sion ; Mgr Taberd l’obtint comme coad­ju­teur et le sacra évêque de Metellopolis. C’était le 3 mai 1835.

L’évêque.

Le coad­ju­teur est dès lors au pre­mier plan et devient le véri­table chef du dio­cèse. Il rentre en Cochinchine, grâce à la com­pli­ci­té d’un capi­taine de vais­seau fran­çais, du nom de Borel, qui le fait pas­ser pour le méde­cin du bord, et il n’est connu que sous le nom anna­mite de Thê. Pour se sous­traire aux per­sé­cu­tions, il vit caché, tan­tôt chez un chré­tien, tan­tôt chez un autre, tan­tôt dans les cou­vents des Amantes de la Croix, ne se nour­ris­sant que de riz, d’herbes, de pousses de bam­bous, de pois­son et d’une sau­mure anna­mite, le Nuoc-​Mam.
Du fond de sa retraite, cepen­dant, l’évêque agis­sait ; avec un coup d’œil pro­fond, il esti­ma que la pre­mière néces­si­té était de mul­ti­plier le cler­gé indi­gène. Il par­vint à orga­ni­ser deux Séminaires et ordon­na à cha­cun de ses prêtres d’avoir autour de lui quelques enfants aux­quels il ensei­gne­rait les rudi­ments du latin et de la théo­lo­gie. Grâce à ce zèle et mal­gré la per­sé­cu­tion, Mgr Cuenot lais­sait lors de son mar­tyre cinquante-​six prêtres anna­mites, alors qu’il en avait trou­vé dix-​sept lors de son sacre.

La mort du roi Minh-​Mang, arri­vée le 20 jan­vier 1841, occa­sion­na une accal­mie dans la per­sé­cu­tion.
Le zèle de Mgr Cuenot enflam­ma ses prêtres et ses chré­tiens au point que, mal­gré les rigueurs de la per­sé­cu­tion, le chiffre des boud­dhistes conver­tis s’éleva d’année en année. Le moral des chré­tiens fut rele­vé, ceux qui avaient flé­chi devant les per­sé­cu­tions revinrent en foule, et en même temps l’évêque fai­sait com­men­cer l’évangélisation des tri­bus sau­vages qui habi­taient la par­tie occi­den­tale de son vica­riat. Bientôt, il fal­lut divi­ser le dio­cèse de Mgr Cuenot ; en 1844 fut éri­gé le vica­riat de la Basse-​Cochinchine, puis, en 1850, celui du Nord ; il ne res­tait à Mgr Cuenot que la Cochinchine orientale.

Et ce labeur est four­ni par un homme dont la consti­tu­tion est affai­blie par des névral­gies et des rhu­ma­tismes dont il souffre presque conti­nuel­le­ment. Il crache le sang, et même, en 1845, une fièvre per­ni­cieuse le met en grave dan­ger. Mais son éner­gie est tou­jours la même :

Ce qui me fait esti­mer ma posi­tion, écrit-​il alors, c’est que je n’ai pas encore per­du l’espoir d’avoir la tête cou­pée par le sabre des per­sé­cu­teurs. Si vous saviez com­bien peu je crains les tenailles rou­gies au feu, les cordes, les cou­teaux, les sabres et les fers, vous deman­de­riez tous les jours au bon Dieu qu’il m’accorde enfin d’être mis en pièces et pilé dans un mor­tier pour la gloire de son nom.

Il écri­vait encore :

Si je voyais les archers à ma porte, le cœur me bat­trait à grands coups, mais ce serait de joie et non pas de peur. Quand on voit ses confrères et ses amis y pas­ser l’un après l’autre, il est dur d’être lais­sé presque seul comme un rebut indigne.

Et ce désir sain­te­ment jaloux du mar­tyre, il en renou­velle sou­vent l’expression :

S’il m’arrive d’être dénon­cé en règle, je me livre­rai sur-​le-​champ pour empê­cher les recherches, le pillage et l’apostasie. C’est une chose bien arrê­tée et c’est peut-​être pour me pré­pa­rer à un tel évé­ne­ment que le bon Dieu m’envoie tant de croix.

Nous sommes en 1853 ; il y a dix-​huit ans que Mgr Cuenot est entré en Cochinchine comme évêque, dix-​huit ans que la per­sé­cu­tion sévit ; le vice-​roi du Binh-​Dinh y apporte alors un achar­ne­ment sans pareil. Voici, résu­mé par le vicaire apos­to­lique, quel était le pro­gramme de ce haut dignitaire :

1. Qu’on ne lais­sât à chaque famille chré­tienne que trois arpents de terre ;
2. qu’on défen­dît aux catho­liques et aux païens de se rien prê­ter mutuel­le­ment ;
3. qu’on pro­hi­bât toute alliance entre chré­tiens et ido­lâtres ;
4. qu’on inter­dît aux néo­phytes l’usage des barques pour le com­merce
5. qu’on fer­mât à leur négoce l’entrée des pays sau­vages ;
6. enfin, que dans tous les vil­lages où il y avait des catho­liques on éta­blît un pro­fes­seur de super­sti­tions qui impo­se­rait ses doc­trines par l’enseignement et par la force, avec injonc­tion à tous les habi­tants de suivre ses cours.

Les visites domi­ci­liaires se mul­ti­plient. On recherche les moindres objets euro­péens pou­vant mettre sur les traces des mis­sion­naires, mais le vice-​roi en est pour son ini­qui­té. L’évêque voit l’ennemi de près, mais il par­vient à échap­per au blo­cus. En 1855, il est caché à Gia-​huu avec son pro­vi­caire, M. Herrengt, qui mou­rut en 1863, puis à Go-​thi. En juin 1856, Mgr Cuenot tombe malade ; il est si épui­sé qu’il se trouve par­fois dans l’impossibilité même de célé­brer la sainte messe ou de dic­ter un ordre.

Mais, dans ce nau­frage presque total de l’homme — écrit M. Adrien Launay, prêtre des Missions étran­gères et hagio­graphe des mar­tyrs de cette Société, — la volon­té sur­nage, elle lutte avec une incroyable âpre­té ; l’évêque veut demeu­rer le chef du vica­riat, il veut res­ter à son poste ; dût-​il être seul, dût-​il être arrê­té, empri­son­né, mar­tyr, rien ne l’éloignera.

Le bien­heu­reux Cuenot en cage est inter­ro­gé par les mandarins.

Tel un grand arbre dépouillé de ses fleurs, de ses feuilles, de ses branches, ne gar­dant plus qu’un tronc rugueux et des racines presque des­sé­chées, mais si soli­de­ment enfon­cé dans le sol, qu’aucune tem­pête ne peut l’arracher, tel l’inébranlable vieillard en sa rési­dence de Go-​thi.
Cinq ans se passent de la sorte. En vain, la per­sé­cu­tion redouble de vio­lence, en vain des prêtres et des chré­tiens, cher­chant un refuge à Saïgon, dont les Français viennent de s’emparer (août 1861), s’efforcent de déci­der leur évêque à les suivre. L’inflexible apôtre, mon­trant à un degré sublime cet opi­niâtre entê­te­ment com­tois dont son cou­sin lui fai­sait jadis reproche, reste ferme et intrai­table en répon­dant dou­ce­ment : « Le bon pas­teur donne sa vie pour ses brebis. »

L’arrestation.

Go-​thi ne tar­da pas à être signa­lé comme un refuge de mis­sion­naires ; le 24 octobre 1861, l’évêque doit fuir et se rendre à Go-​boi. Il est accom­pa­gné par l’acolyte Tuyen, de l’étudiant Nghiem et de Qua, pro­cu­reur de la mis­sion. Une chré­tienne nom­mée Marie Luu les reçoit en sa mai­son.
Le dimanche sui­vant, 27 octobre, l’évêque ache­vait à peine la célé­bra­tion du Saint Sacrifice quand le sous-​préfet arri­va sans bruit, dans une barque, et fit cer­ner la mai­son, qui sans doute lui avait été signa­lée. L’évêque eut le temps de dis­pa­raître dans une cachette pré­pa­rée dans le gre­nier à riz ; Tuyen et Nghiem l’y sui­virent. Mais le sous-​préfet, entrant dans la mai­son, aper­çut le calice, le mis­sel et les orne­ments qu’on n’avait pas eu le temps de faire dis­pa­raître. Il s’en sai­sit avec une joie non dégui­sée et fit fouiller la mai­son. Sur le toit, on trou­va Qua ; le sous-​préfet le fit mettre à la cangue, ain­si que Marie Luu et la chré­tienne Quan, pro­prié­taire de la mai­son voisine.

Cependant, les recherches se conti­nuèrent sans résul­tat jusqu’au lun­di soir. C’est alors seule­ment que l’évêque et ses deux com­pa­gnons, n’ayant rien pris depuis trente-​six heures, et ayant cru com­prendre, à des frag­ments de conver­sa­tion, qu’ils étaient décou­verts, se déci­dèrent à sor­tir. Aussitôt, ils furent sai­sis et étroi­te­ment gar­rot­tés. L’évêque fut ren­ver­sé par les sol­dats, qui lui lièrent étroi­te­ment les mains et les pieds avec une corde en fibre de coco­tier. Mgr Cuenot leur dit doucement :

- Ai-​je donc pris la fuite pour que vous me gar­rot­tiez si fort ?

Le sous-​préfet eut honte devant tant de dou­ceur ; il fit délier le cap­tif, l’invita à s’asseoir et se conten­ta de le faire atta­cher par un pied. Le pre­mier soin de l’évêque est alors de deman­der son bré­viaire ; on le lui rend, et sans plus de sou­ci de l’avenir, Mgr Cuenot se met aus­si­tôt à réci­ter l’office divin.
En même temps, on arrê­tait et met­tait à la cangue une dizaine de chré­tiens et de chré­tiennes du voi­si­nage, et l’évêque décla­rait que lui seul était res­pon­sable de tout et « que ces gens ne connais­saient rien à cette affaire ». Le mar­di matin, les cap­tifs reçurent leur nour­ri­ture. La fai­blesse de Mgr Cuenot était telle qu’il ne put que prendre un peu d’eau.

Cependant, les sol­dats fabri­quaient une cage pour y enfer­mer le « chef » des chré­tiens, et le pré­fet aver­ti envoyait cin­quante hommes pour assu­rer le trans­fert pai­sible d’une aus­si impor­tante cap­ture. On était alors à l’époque de l’inondation. A cer­tains pas­sages plus mau­vais, le colo­nel mon­tait sur la cage, dont les por­teurs avaient de l’eau jusqu’aux hanches ; le pri­son­nier était entiè­re­ment mouillé par la pluie, qui durait depuis plu­sieurs heures.

Dans tous les vil­lages qu’on tra­ver­sait, les habi­tants, aver­tis au son de la trom­pette, venaient contem­pler avec curio­si­té l’illustre pri­son­nier ; beau­coup l’insultaient. A la nuit close, on arri­va à la cita­delle de Binh-​Dinh ; le pré­fet adres­sa aus­si­tôt les pri­son­niers au gou­ver­neur. Qua, Tuyen et Nghiem reçurent immé­dia­te­ment trente coups de rotin ; les autres pri­son­niers furent dis­per­sés dans diverses pri­sons. Le soin de nour­rir l’évêque fut remis à un capo­ral nom­mé Phuong.

Le martyre.

Le len­de­main matin et le jour sui­vant, l’évêque, tou­jours dans sa cage com­pa­rut devant plu­sieurs man­da­rins. Mgr Cuenot répon­dit avec fer­me­té. Il décla­ra qu’il était venu dans ce pays « pour prê­cher la reli­gion », qu’il s’y trou­vait depuis trente-​six ans ; inter­ro­gé sur la guerre, il répon­dit avec un esprit apos­to­lique, celui de tout mis­sion­naire digne de ce nom, qu’il ne connais­sait rien de là guerre et qu’il était venu exclu­si­ve­ment pour prê­cher la reli­gion. Selon les décrets royaux, sa qua­li­té suf­fi­sait, à défaut de tout autre délit, pour en faire un « cri­mi­nel » ; aus­si le grand man­da­rin, après l’avoir fait trans­fé­rer dans l’écurie des élé­phants de guerre, ne le fit-​il plus comparaître.

Le capo­ral Phuong se mon­tra cha­ri­table, géné­reux et dés­in­té­res­sé. A sa demande, le man­da­rin inter­dit les visites des curieux, qui fati­guaient le pauvre vieillard. Phuong lui appor­tait deux fois le jour des ali­ments pré­pa­rés par sa femme ; mais bien­tôt une dys­en­te­rie très grave affai­blit beau­coup le pré­lat ; son esto­mac refu­sa à peu près tout ser­vice. Averti par Phuong, le pré­fet fit extraire le pri­son­nier de sa cage et le lais­sa cou­cher sur la planche qui sert de lit aux pri­son­niers ordi­naires. Mgr Cuenot reçut le méde­cin anna­mite qu’on lui envoya. Avec une grande patience, il accep­ta tous les remèdes ; mais, sen­tant son état empi­rer, il finit par s’y refu­ser. Le grand man­da­rin fit fus­ti­ger Tuyen et Nghiem, afin d’obliger l’évêque à accep­ter les potions ; pour évi­ter le retour d’une si cruelle injus­tice, Mgr Cuenot se sou­mit, mais son état ne fit que s’aggraver. L’épuisement, le long tra­jet fait sous la pluie avaient réduit le vieillard à un état dont les soins de Phuong et les remèdes anna­mites devaient être impuis­sants à le gué­rir. En vain, le prêtre indi­gène Bun, enfer­mé dans la même pri­son, essaya-​t-​il de péné­trer jusqu’à l’évêque ; en vain pressa-​t-​on la sen­tence de mort. Dieu évi­ta à son vaillant ath­lète le suprême com­bat, et, mar­tyr sans l’effusion du sang devant laquelle son cœur géné­reux n’avait point recu­lé, Etienne Théodore Cuenot, évêque de Metellopolis, vicaire apos­to­lique de la Cochinchine orien­tale, dans la soixan­tième année de son âge, la trente-​sixième de son apos­to­lat et la vingt-​sixième de son épis­co­pat, mou­rut soli­taire dans son cachot, vers minuit, le 14 novembre 1861.

Le len­de­main matin arri­vait de Hué l’ordre de sou­mettre l’évêque à une tor­ture sévère et de le déca­pi­ter. On ne jugea pas utile d’exécuter cette sen­tence bar­bare sur un cadavre, et le corps de l’évêque, lié entre quatre bam­bous dans sa cou­ver­ture, fut inhu­mé dans un endroit qu’on ignore.

Deux mois plus tard, les com­pa­gnons de l’évêque furent tous condam­nés à mort. Les ins­truc­tions don­nées com­por­taient aus­si l’ordre de déter­rer le cadavre de l’évêque et de le jeter au fleuve. Des chré­tiens prièrent en secret les sol­dats de leur pré­le­ver quelques osse­ments du mar­tyr, mais les sol­dats décla­rèrent n’avoir pu tenir leur pro­messe en rai­son de l’état de ses restes. Sa barbe, ses che­veux et ses vête­ments étaient intacts ; « son corps, dirent-​ils, était cou­ché comme s’il eût dor­mi », ses jambes étaient encore flexibles. Phuong ajou­ta que le vent fai­sait vol­ti­ger la barbe et les che­veux de l’évêque. Ses vête­ments eux-​mêmes n’avaient pas souf­fert d’altération ; l’ensemble de ces faits était d’autant plus éton­nant que les bam­bous qui ser­vaient de cer­cueil avaient pour­ri et répan­daient une mau­vaise odeur.

L’ordre sacri­lège fut exé­cu­té, et le cadavre fut jeté dans les flots, en face d’un hameau appe­lé Phong. On dit que des pêcheurs le retrou­vèrent et l’inhumèrent dans un maré­cage désert, en ver­tu de cette croyance très forte chez les Annamites qu’enterrer un noyé porte bon­heur ; d’autres disent l’avoir vu flot­ter sur les eaux. Quoi qu’il en soit, cette ines­ti­mable relique n’a pu être retrouvée.

La Société des Missions étran­gères n’eut garde de lais­ser dans l’ombre une aus­si admi­rable vie. Dès 1869, la cause de béa­ti­fi­ca­tion de Mgr Étienne-​Théodore Cuenot était pré­sen­tée en cour de Rome, et, le 13 mai 1878, Léon XIII signait, en faveur d’Étienne-Théodore Cuenot, de Pierre-​François Néron (✝ 1860), l’un et l’autre Francs-​Comtois, de Jean-​Théophane Vénard (✝ 1861), de Jean-​Pierre Néel (✝ 1862), tous quatre membres de la Société des Missions étran­gères de Paris, et de trente indi­gènes, prêtres ou laïques des deux sexes, la Commission d’introduction de leur cause, ce qui leur confé­rait alors le titre de véné­rables. Le 13 décembre 1908, Pie X fai­sait lire en sa pré­sence le décret pro­cla­mant que, le mar­tyre consta­té, on pou­vait en toute sûre­té pro­cé­der à la béa­ti­fi­ca­tion de l’évêque de Metellopolis et à celle de trente-​trois autres mar­tyrs d’Extrême-Orient, Chine, Annam et Tonkin, dont un mar­tyr de la Cochinchine orien­tale ; cinq de la Cochinchine sep­ten­trio­nale ; six de la Cochinchine occi­den­tale ; sept du Tonkin occi­den­tal ; enfin, qua­torze mar­tyrs de Chine, en tête des­quels venaient le véné­rable François de Capillas, Dominicain (✝ 1648), et un caté­chiste indi­gène, Joseph Tchang (✝ 1815).

La céré­mo­nie de béa­ti­fi­ca­tion eut lieu à Saint-​Pierre le 2 mai 1909.

Le por­trait de l’évêque a été conser­vé. Dans ce véné­rable visage, d’une ascé­tique mai­greur qu’une longue barbe fri­sée ne peut dis­si­mu­ler, aux pom­mettes saillantes et osseuses, il n’y a de vivant que les yeux, et leur regard semble per­cer l’avenir et défier la rage des persécuteurs.

Source : La Bonne Presse, A.P.M

Sources consul­tées. — Adrien Laünat, Les trente-​cinq véné­rables Serviteurs de Dieu, Français, Annamites, Chinois, mis à mort pour la foi en Extrême-​Orient (Paris, 1907). — [Mgr Ch. Salotti et A.-M. Bianconi], 1 vene­ra­bi­li ser­vi di Dio Stefano Teodoro Cuenot, ves­co­vo, con tren­ta­due com­pa­gnie, e Francesco de Capillas (Rome, 1909). — (V. S. B. P., n° 1626.)