Dans un ouvrage récent, un historien montre que la déchristianisation de la France, au XXe siècle, tient non seulement à mai 68, mais à Vatican II. Une première dans ce type d’analyse, et qui confirme le désastre du concile.
Un phénomène aux conséquences considérables… C’est par ces mots que Guillaume Cuchet achève son dernier ouvrage, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Les acteurs célèbres ou anonymes de la crise des années soixante décrite dans ce livre disparaissent, le temps est désormais propice aux historiens. Il y a sans aucun doute plusieurs façons d’aborder la question, mais le fait est là : 25 % de la population pratiquait tous les dimanches dans les années cinquante, aujourd’hui à peine 2 %. À côté des réflexions conceptuelles et des témoignages directs qui ont leur valeur, l’analyse précise des faits est plus qu’une option.
Le livre du professeur Cuchet, de l’université de Créteil, peut s’apprécier au rang des meilleurs ouvrages sur la question, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement parce qu’il s’appuie sur des matériaux historiques de premier ordre, ensuite parce qu’il n’élude aucune piste pour tenter d’expliquer le constat d’un décrochage de la pratique qui rapidement devient une véritable désertion de masse. L’auteur de cette étude possède encore un atout pour rendre son travail pertinent ; il a beaucoup étudié la prédication des fins dernières, et il a ainsi pu constater une évolution en cette matière.
Ce travail rompt avec les analyses habituelles, mais superficielles, qui attribuent la désaffection massive du catholicisme à l’année 1968, désaffection qui serait due soit à l’explosion de mai 68, soit à l’encyclique Humanæ Vitæ écrite contre la contraception. Mais les preuves d’un décrochage de la pratique avant cette année sont irréfutables. En tant qu’historien l’auteur de cette étude essaie, avec beaucoup de circonspection, de trouver les causes d’une désaffection si soudaine et si massive.
Les cartes Boulard
La déchristianisation de la France est un fait récent puisque nous devons ce néologisme à Mgr Félix Dupanloup, évêque d’Orléans sous le Second Empire et le début de la Troisième République. Jusqu’aux années soixante, la chute de la pratique religieuse suivait une courbe légère et régulière entrecoupée de légers soubresauts. Cette érosion était loin d’être homogène, on connaît le contraste du visage religieux de la France de l’époque.
Il existe pour cela un matériau unique en son genre qui a permis de tracer une carte de la pratique religieuse rurale au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la carte Boulard, du nom du prêtre qui dirigeait ce travail. Ce prêtre avait été inspiré par le sociologue Gabriel Le Bras qui, lui-même, avait dès les années trente commencé à dresser une carte qui restait lacunaire.
Cette carte fut régulièrement mise à jour et améliorée dans les années qui suivirent sa première édition en 1947. Fernand Boulard, très investi dans l’Action catholique, ancien curé de paroisse rurale, avait réussi à collecter les informations grâce à ses confrères de l’Action catholique qui s’enquéraient de la situation des paroisses auprès des curés. Reprenant les catégories établies par la sociologie religieuse, Boulard distinguait la pratique en trois catégories, A B et C, désignant ainsi les paroisses chrétiennes, les paroisses indifférentes et les pays de mission. Une paroisse était classée A si elle avait 40 % d’adultes pascalisants, C si elle avait 20 % d’enfants non baptisés et non catéchisés, B si elle se trouvait entre les deux catégories.
Il y aurait bien à dire sur cette carte et sur tous les enseignements rétrospectifs qu’elle donne à connaître sur l’histoire religieuse de la France. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’elle a majoritairement été étudiée. La carte révéla une photographie de la France religieuse liée à son histoire ; l’ensemble des données que le père Boulard collectait donna naissance à d’autres cartes. Celles-ci ne constituaient que l’aspect le plus visible d’un travail très précis qui avait aussi pour but de servir à la rééevangélisation.
La rupture de 1965
À la veille du Concile, la France offrait un paysage religieux des plus contrastés, avec une pratique quasi unanime dans certaines régions (comme au nord de la Vendée par exemple) et une désertion généralisée dans certaines autres (comme dans le Limousin ou dans l’Yonne). Le taux de pratique était donc l’objet d’une attention particulière et constante, ce qui a permis le constat immédiat de la chute de ce taux. Selon Cuchet, on peut tirer trois conclusions des analyses faites par le chanoine à cette époque. Il y a une rupture très sensible dans le taux de la pratique, celle-ci date de 1965 et elle affecte en premier lieu la jeunesse (la génération des 12–24 ans).
Guillaume Cuchet travaille en historien méthodique et non en pasteur engagé dans la reconquête des masses perdues qui voit d’un oeil inquiet le décrochage des pratiquants. Il a donc plus de recul et moins d’appréhension à regarder ce qui se passe. Malgré l’abandon du recensement ecclésiastique au moment même de la crise, il arrive, grâce à des enquêtes des instituts de sondage et des travaux sur les archives diocésaines, à nous donner une image très significative de l’effondrement qui s’initie alors.
Il étudie des diocèses ruraux, et d’autres urbains, des pays de chrétienté et des pays relativement déchristianisés (comme le pays poitevin) et partout le constat est le même, il y a une chute, que ce soit à Paris (où les paroisses populaires ont été les plus affectées) ou en Vendée où des paroisses comptaient des taux de pratique de l’ordre de 93 %. Donnons comme exemple une paroisse de Loire- Atlantique qui ressemble aux meilleures paroisses de Vendée. Nous disposons d’enquêtes de pratique espacées d’un an, l’une qui date commencement de l’année 1965, l’autre réalisée un an après. Le fait est incontestable et impressionnant. En 1965 les plus de vingt ans étaient 87 % à pratiquer, un an plus tard, les 17–19 ans sont 76,4 % et les 20–26 ans 61,1 %. Cet exemple incarne à lui seul les trois conclusions que Boulard tirera quelques années après.
L’analyse des causes
« La recherche des causes en histoire est toujours une opération délicate dont les philosophes qui ont réfléchi à l’épistémologie de la discipline ont fait remarquer qu’elles n’échappaient pas toujours à certaines simplifications parfois grossières. » C’est par ces sages paroles que l’auteur de cette étude conclut le chapitre intitulé « Les causes de la rupture ».
Pour Guillaume Cuchet, la rupture des années soixante s’explique par la conjugaison de plusieurs facteurs, certains qui renvoient à une transformation intrinsèque au catholicisme et d’autres à des mutations de la société française. Il parle ainsi d’un élément déclencheur, le concile Vatican II, qui aurait comme donné le signal de la fin du caractère obligatoire de la pratique dominicale. On a associé alors ce fait à la reconnaissance de la légitimité de la liberté de conscience. Ensuite il y aurait un élément générateur qui serait la singularité de la génération des enfants du baby-boom ; celle-ci est la première à avoir déserté massivement la religion, au fil du temps et de son vieillissement elle va entraîner dans son sillage les générations qui vont suivre.
Un autre aspect important est la disparition des sociétés rurales qui formaient des groupes humains homogènes et qui dans bien des régions constituaient des chrétientés compactes et ferventes. Avec l’exode rural et la mécanisation de l’agriculture, la vie ancestrale des communautés villageoises a disparu. La vie religieuse en a été profondément bouleversée. C’est dans ces milieux paysans que se recrutait un grand nombre de vocations. Un autre indice du changement est la raréfaction des familles nombreuses qui différenciaient les familles catholiques des familles areligieuses ou peu pratiquantes. Si la France a connu, après la Seconde Guerre mondiale, une augmentation des naissances dans les familles touchées plus ou moins par l’indifférentisme (qui étaient relativement infécondes), le nombre des familles très fécondes a singulièrement diminué, ce qui impactera le recrutement sacerdotal et religieux.
Ce phénomène complexe que l’auteur de ce travail s’efforce de décrire avec objectivité et professionnalisme a toutefois une explication d’ordre religieux ; en ce sens où la crise n’aurait pas été aussi forte si elle n’avait consisté qu’en une mutation sociologique. La lecture de ce livre nous fait comprendre, de la révolution liturgique, qu’elle constitue un symbole de la transformation de la religion catholique, transformation que l’auteur va analyser autrement que par le prisme de la réforme des rites de la messe.
Une réaction en chaîne
Parmi les chiffres qui permettent de saisir la profondeur de la rupture des années soixante, il faut citer ceux de la fréquentation du confessionnal. Là encore ils parlent d’eux-mêmes et on ne peut rien objecter à ce fait. En 1952, un sondage montrait que 52 % des catholiques (c’est-à-dire d’une grande majorité des Français) se confessaient au moins une fois l’an et 37 % jamais. En 1974 ils étaient 29 % à se conformer au précepte de la confession annuelle et en 1983, 14 %. La proportion des gens qui ne se confessaient jamais passait respectivement à 54 % en 1974 et 69 % en 1983. Malgré toute la pondération scientifique du rédacteur de ce travail, ces chiffres l’impressionnent : « Ces statistiques ont quelque chose de fascinant pour l’historien en ce qu’elles donnent à voir, ni plus ni moins, une véritable explosion nucléaire du catholicisme français. »
Assurément le XXe siècle fut l’avènement d’une ère atomique, mais contrairement à la planète terre, le catholicisme est entré dans l’hiver nucléaire. Qu’est-ce qui explique une si grande rupture en ce domaine précis ?
La réponse n’est pas très difficile à trouver. La profonde mutation dans la prédication des années soixante au sujet des fins dernières, la fin de l’affirmation claire concernant l’existence d’un enfer perpétuel relativisent toutes les obligations que l’Église fait à ses fidèles d’assister à la messe et de se confesser annuellement.
Malgré ses réticences à donner crédit aux critiques traditionalistes, Guillaume Cuchet reconnaît le changement profond dans la prédication habituelle sur les fins dernières durant cette décennie. Les paroles qui concluent son chapitre sur cette mutation disent tout : « Elle est si manifeste qu’un observateur extérieur pourrait se demander si, par delà la continuité d’un nom et de l’appareil théologique des dogmes, il s’agit bien toujours de la même religion. »
Si le temps a passé depuis l’explosion de cette crise, le livre de Guillaume Cuchet a le mérite de rendre scientifiquement constatable cette désaffection généralisée qu’a connu l’Église de France. Sans doute la réalité de cette rupture dépasse le seul cadre hexagonal, mais nous possédons une appréciation de qualité qui aidera à faire connaître ce terrible phénomène. Guillaume Cuchet n’est pas là pour nous donner des solutions, mais son essai d’interprétation des faits peut et doit renseigner ceux qui voudront contrecarrer le phénomène de dissolution du christianisme.
Abbé Renaud de Sainte-Marie †, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Fideliter n° 242 de mars-avril 2018 – La Porte Latine du 2 mai 2018