L’inégalité est inhérente à notre nature.
La chute initiale d’Adam vint avant qu’il n’ait enfanté au Paradis terrestre. Mais il n’en reste pas moins que, s’il avait engendré plusieurs enfants avant le péché originel, alors ses enfants n’eussent pas été égaux. Saint Thomas, théologien de ce beau Moyen Âge, prend soin de traiter spécialement cette question et sa réponse est d’une actualité étonnante. Aussi bien, dit-il, par leurs âmes que par leurs corps, les hommes auraient été inégaux dans l’hypothèse que nous venons de faire. Sans que cette inégalité, bien sûr, ne doive être attribuée à aucun péché personnel de l’un ou de l’autre, les uns auraient fait davantage de progrès que d’autres, ou bien certains auraient été plus intelligents que d’autres, ou plus vigoureux. Le saint dominicain explique même que si toutes les dames avaient été belles, certaines l’auraient été davantage sans déclencher la moindre jalousie ! Enfin, encore dans l’hypothèse où Adam et Eve auraient eu des enfants avant d’écouter le serpent, pour que le genre humain se propage, ces enfants auraient été de sexe différent (il y aurait eu des hommes et des femmes), avec du coup les inégalités inhérentes à la distinction des sexes.
Pour dire les choses en bref, les inégalités qu’on vient de citer et que nous rencontrons alors que Caïn a été conçu après le péché originel, ces inégalités auraient été les mêmes dans l’hypothèse contraire.
Qu’est-ce à dire ? Que l’inégalité n’est pas une conséquence du péché originel, mais qu’elle est inhérente à notre nature. Dès lors, une certaine dépendance des uns sur les autres est tout aussi naturelle. Il n’y a plus à rêver. L’état actuel de notre nature montre trop cette inégalité et cette dépendance mutuelle.
Tous nos rapports sociaux supposent entre nous l’inégalité. Un père fait part de son expérience à son enfant qui en est dépourvu et lui apprend la vie ; un maître éclaire les intelligences ignorantes de ses disciples. L’artisan montre à son compagnon la bonne façon de réaliser une œuvre. Et ces principes évidents se déclinent de façons très diverses. Quel père ne différencie point ses principes éducatifs selon la personnalité de chacun de ses enfants ? Quel maître ne s’efforce pas de communiquer sa science selon la capacité de ses élèves ? Le bon Dieu a doté chacun de nous d’une âme individuelle et, pour refléter ses perfections infinies, elles sont diverses et inégales, nonobstant l’égalité de cette nature humaine que nous possédons tous.
Le bon Dieu ne saurait détruire, en nous donnant la grâce, l’ordre naturel qu’il a lui- même voulu et déterminé : la grâce n’ôte pas la nature, mais la perfectionne. C’est pourquoi la charité, cette amitié divine qu’il entretient avec nous n’exclut pas cette diversité et même cette inégalité. Saint Thomas, toujours lumineux, en énonce le fondement : « L’amour de la charité tend vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée l’amitié de la charité. Il s’ensuit que, dans les choses qui sont aimées de l’amour de charité, il faut que se présente un certain ordre à observer selon les relations avec le premier principe de cet amour qui est Dieu. » Voilà pourquoi, dit encore le saint, bien que tout homme soit notre prochain, certains hommes sont à nous plus aimables que d’autres, ce qui veut dire non pas qu’ils nous sont plus « sympathiques », mais que ceux des hommes qui sont plus proches de Dieu, étant meilleurs, méritent davantage d’amour de notre part. Voilà pourquoi l’amour que nous portons à Dieu devrait nous inciter à plus aimer les saints que nos proches – lorsque ceux-ci ne sont pas saints !
Cependant, il nous faut aimer ceux qui sont nos proches selon la nature, et les aimer mieux à mesure qu’ils sont précisément plus proches de nous. Par charité, Notre Seigneur nous aime intimement ; cette relation intime de charité est tendue entre ces deux extrêmes : Jésus-Christ et nous-mêmes ; et c’est la raison de la diversité de nos amours ; nous aimons davantage les plus proches de Dieu, mais aussi ceux qui nous sont plus proches. Saint Thomas s’étend longuement sur la diversité de ces amours : celle du père pour son fils, celle du fils pour sa mère, celle de l’époux pour sa conjointe. L’égalitarisme idéologique moderne, celui du bon sauvage de Rousseau, a pénétré les mentalités, celles des Romains aussi. L’encyclique Fratelli tutti ne fait plus aucune de ses distinctions, pourtant fondamentales, que la raison et la foi avaient mises en lumière. Non seulement elle ramène tous les êtres, les hommes comme les choses, à un plus petit dénominateur commun, mais elle avilit par confusion l’ordre surnaturel. Elle déconstruit l’ordre d’excellence de la charité, religieusement élaboré par la Tradition suivant l’Apôtre dans sa lettre à Timothée : « Si quelqu’un n’a pas soin des siens et principalement ceux de sa maison, il a renié la foi et il est pire qu’un infidèle. » Pour n’être pas déboussolés, entretenons notre intelligence des principes de notre foi, comme dit encore saint Paul à son cher disciple : « Fuyez les fables impertinentes et puériles, et exercez-vous à la piété… Veillez sur vous-mêmes et sur l’instruction des autres, demeurez ferme dans ces exercices ; car agissant de la sorte, vous vous sauverez vous-même, et ceux qui vous écoutent ».
Source : Fideliter n°261 – Image : WikiCommons