Par François LEMOINE
En ce qui concerne la mise en œuvre pastorale, à mon avis équivoque et singulière, de la combinaison doctrinale existant entre la déclaration conciliaire relative aux religions non chrétiennes et celle relative à la liberté religieuse, notamment depuis Assise et jusqu’à Istanbul, je crois que les souverains pontifes successifs sont certainement responsables d’une erreur de perspective et potentiellement responsables d’un renoncement, implicite, dans sa mise en forme intellectuelle, mais explicite, dans sa mise en forme télévisuelle.
L’erreur de perspective porte sur la diversité, la pluralité des religions, dans le monde moderne, disons depuis le début du XXe siècle, sur l’orientation et la signification qu’on lui donne, sur la valeur et la vertu qu’on lui accorde, voire sur la mission qu’on lui assigne.
Le renoncement implicite porte sur la mise sous silence, l’immersion dans les ténèbres, de la certitude catholique, selon laquelle la religion révélée est la conséquence d’une révélation surnaturelle, tandis que les religions non révélées ne sont pas seulement non révélées par Dieu, mais aussi erronées, inventées par l’homme, et font croire, prier, vivre ceux qui y adhèrent, à distance, et non en direction, de celui qui est la Voie, la Vérité, la Vie, Jésus-Christ Fils de Dieu, qui est venu pour nous sauver du péché, y compris du péché en matière religieuse.
L’erreur de perspective a consisté à voir en la diversité, en la pluralité des religions, en l’entrée en contact, « en terre chrétienne », de la religion chrétienne avec les religions non chrétiennes, une nouveauté absolue, voulue par Dieu, animée et inspirée par l’Esprit, nécessitant, de la part de l’Eglise, la mise en forme de nouvelles catégories, la mise en œuvre de nouveaux comportements, un « passage, » de l’exhortation à la conversion à l’invitation au dialogue.
Le renoncement implicite est celui de la spécificité et de la supériorité surnaturelles de la religion chrétienne, par rapport aux religions non chrétiennes, telles qu’elle s’exprime à travers la vision de l’homme, mais aussi à travers le chemin vers Dieu qu’elle est en mesure de révéler à toute personne.
La lente dérive du discours épiscopal et pontifical : une funeste erreur de perspective
I . Depuis le Concile Vatican II, le discours épiscopal ou pontifical est passé, en substance, de la constatation d’un fait, le fait qu’il y a une certaine diversité des religions, désormais, fréquemment, sur chaque continent, sinon dans chaque pays, une coexistence de fait entre la religion révélée et les religions erronées,
- à la reconnaissance :
- d’un droit, le droit, pour chaque individu, de rechercher la vérité, puis de s’attacher à la vérité, là où il croit pouvoir la trouver puis la suivre, en fonction de sa sensibilité, de sa subjectivité, et non là où il sait déjà, ou ne sait pas encore, devoir la trouver puis la suivre, en fonction d’une révélation surnaturelle, et de l’explicitation à laquelle elle donne lieu, dans le cadre d’un enseignement normatif et objectif, et au contact d’un témoignage de vie chrétienne ;
- d’un devoir, le devoir, pour chaque institution étatique, de respecter l’exercice de ce droit, par les individus mais aussi par les communautés, dans la sphère privée comme dans la sphère publique, le respect de l’exercice du droit à la liberté religieuse passant par la reconnaissance, par les pouvoirs publics, dans toute la mesure du possible, sur un même pied d’égalité, de toutes les religions, la moindre discrimination, législative ou réglementaire, positive ou négative, au détriment ou en faveur de telle ou telle religion, dans un pays donné, devant être, en quelque sorte, l’exception, non la règle ;
- à l’attribution à ce fait et à ce droit d’une valeur et d’une vertu, à la fois sapientielles et spirituelles : en substance,
1. le fait qu’un individu se trompe, en optant en faveur d’une religion erronée, n’est pas ou plutôt n’est plus considéré comme un mode d’exercice de la liberté de sa conscience portant atteinte à la dignité de sa personne, mais est considéré comme un mode d’exercice de la liberté de sa conscience prenant appui sur la dignité de sa personne et respectant pleinement la dignité de sa personne.
2. le fait que l’Eglise en général, que les catholiques, en particulier, soient désormais en présence, sur un même territoire, continental ou national, d’adhérents à une ou à plusieurs religions, différentes de la religion chrétienne, ne doit plus, désormais, être tenu comme porteur d’une incitation à les exhorter à se convertir, mais doit donc, désormais, être tenu comme porteur d’une incitation à les inviter à dialoguer ensemble, à mieux se comprendre, à construire ensemble l’unité dans la charité, et à coopérer dans la paix, dans une paix non fondée sur le Christ incarné, crucifié, ressuscité, mais tournée vers un Christ que l’on imagine présent, implicitement, à l’état latent, en toute religion, se référant, un tant soit peu, à un Créateur, à un Dieu, à un Esprit et /ou à un Père.
Quand bien même toutes les religions seraient messagères de paix, ce qui est en soi, au regard de l’histoire, contestable, dans la mesure où l’expansion de l’Islam s’est bien plus faite par la soumission que par la conversion, quand bien même une certaine forme de cohabitation, voire de coopération, inter-religieuse, serait réalisable, « sur le terrain », ce qui est en soi, au contact du concret, discutable, dans la mesure où cette problématique a toujours été l’affaire des seuls représentants, des seuls responsables des différentes religions, mais n’a presque jamais donné lieu à appropriation, à concrétisation, par les fidèles des différentes religions, la persévérance, épiscopale ou pontificale, dans cette erreur de perspective, et la participation de leurs homologues, à cette erreur de perspective, ne la rend pas différente de ce qu’elle est : une grave erreur.
Quelle est la portée pratique de la persévérance dans cette erreur, au sein même ou au sommet de l’Eglise catholique ?
Ne peut-on pas, ne doit-on pas se poser cette question, une fois que l’on a bien pris conscience du fait que le dialogue inter-religieux n’a jamais fait et ne fera jamais un catholique de plus, ni un musulman de moins, car tel n’est pas son but ?
Quelle est l’utilité recherchée et obtenue, à travers cette obstination à promouvoir le dialogue, entre la religion chrétienne et les religions non chrétiennes, comme entre autant de religions de même nature, de même substance, sapientielle et spirituelle, de même point d’origine et de même point de convergence « divines » ?
I I . Pour ma part, je ne vois qu’une explication : la manifestation de cette erreur de perspective constitue une méthode de dissimulation d’un certain nombre et d’un certain type de renoncements implicites, non intellectuellement formalisés, mais télévisuellement médiatisés, sans doute pas voulus, mais certainement subis, et il n’est nullement nécessaire d’être atteint de paranoïa pour les recenser un à un.
La longue cohorte des renoncements implicites
Premier renoncement implicite
: le renoncement de la réalité de la présence en l’âme des conséquences du péché originel, sur la ligne de départ de l’existence de toute personne humaine ; à l’origine de notre vie, la dignité de notre personne est abîmée, (nous en sommes victimes et non coupables, mais enfin c’est ainsi), par la présence en nous des conséquences du péché originel, et ce n’est pas parce que c’est ainsi que nous n’y pouvons rien : nous y pouvons, ou, le plus souvent, nos parents y peuvent quelque chose, d’initiateur de notre vie chrétienne, d’introducteur à notre vie chrétienne, au moyen d’un sacrement : notre baptême.
Si l’on considère, comme on le fait, dans Dignitatis humanae personae, que toute personne bénéficie, sur la ligne de départ de son existence, de la dignité de sa personne, non abîmée par la présence en elle des conséquences du péché originel, mais exprimée, quelle que soit son orientation fondamentale ultérieure, en l’occurrence, en matière religieuse, par l’exercice de la liberté de sa conscience, c’est que l’on fait l’impasse sur ce qui constitue le point commun à tous les hommes, à leur naissance : l’altération de leur âme par la « pesanteur » provenant du péché originel, leur âme ne devant et ne pouvant être « désaltérée », au sens de : régénérée, que par le baptême.
Deuxième renoncement implicite
: le renoncement de la nécessité de notre conversion personnelle, (re)structurée par les sacrements, dont la confession ? mais aussi pensée, priée, vécue, d’une manière quotidienne, conversion qui est à la fois inspirée par et orientée vers Jésus Christ ; or, notre conversion personnelle nécessite que nous subordonnions notre sincérité, toute relative et toute subjective, notre « authenticité individuelle », qui, si elle est livrée à elle même, devient capricieuse, influençable, à la véracité normative et objective du dépôt de la foi et de l’explicitation de la spécificité du donné révélé.
Si l’on considère, comme on le fait, dans Nostra Aetate, que toutes les religions comportent des éléments de vérité, ce qui revient à dire, d’une manière ou d’une autre, qu’il n’y a pas une différence de nature, mais des différence de degrés, entre la religion chrétienne et les religions non chrétiennes, et si l’on combine cette considération avec celle qui est ci-dessus mentionnée, on aboutit à peu près au raisonnement suivant :
La dignité parfaite, inhérente à une personne, étant la ligne de départ de l’exercice de la liberté absolue, intrinsèque à sa conscience, toute personne qui opte sincèrement, en faveur de toute religion erronée, mais comportant des éléments de vérité, opte implicitement, indirectement, en faveur de l’appartenance de ces éléments de vérité à une communauté de valeurs et de vertus, sapientielles et spirituelles, dont fait partie, voire à la tête de laquelle se trouve, l’ensemble des valeurs et des vertus chrétiennes. Donc cette personne est implicitement, indirectement « chrétienne ».
Cette vision des choses, de mon point de vue, est la résultante de la transmutation du catholicisme en une espèce de philosophie anthropo-théiste universaliste, dans laquelle on peut reconnaître et on doit condamner une source d’inspiration d’origine assurément teilhardienne.
Troisième renoncement implicite
: le renoncement de ce qui constitue non la ligne de départ, mais la ligne de conduite, de l’existence de tout baptisé, de tout converti, et de tout homme qui veut, dans tout son agir et de tout son être, devenir l’un et l’autre, mais qui ne peut ou ne sait le devenir, pour des raisons indépendantes de sa bonne volonté, dans le meilleur sens du terme : cette ligne de conduite, c’est la sainteté dans le Christ, et non la sainteté sans le Christ, la sainteté dans le Christ, c’est-à-dire la Vie dans l’Esprit, qui procède du Père et du Fils, et non la vie dans l’esprit, qui se manifesterait dans n’importe quelle religion, un peu comme s’il était indifférent, en matière religieuse, que n’importe quelle eau jaillisse de n’importe quel tuyau…
La sainteté ne fait pas de nous des surhommes, elle ne nous autorise pas à nous considérer comme ses propriétaires, mais comme des êtres imparfaits, qui avons un intérêt et une vocation désintéressés à avoir confiance en cette ligne de conduite, à être fidèles à cette ligne de conduite, avec l’aide de la grâce de Dieu, malgré le poids de nos péchés, et en direction de ce que Dieu veut, notre salut, et non notre perte.
Et il n’est pas impossible de considérer que la recherche et la poursuite de la sainteté, vocation personnelle et communautaire, et non individualiste ni collectiviste, nécessite un certain sens de la fraternité, fondé sur le sens du respect de la personne humaine, mais aussi, et, à mon sens, avant tout, un certain sens de la discipline, fondé sur le sens du respect de la loi divine, que ce soit en matière de foi ou dans le domaine des moeurs.
Ainsi, les chrétiens sont à la fois disciples de Jésus-Christ et frères en Jésus-Christ, ce qui les oblige à vivre à la fois dans la discipline et dans la fraternité, et les oblige à respecter, en tout être humain, une créature de Dieu, qui a droit au respect de sa dignité et à sa liberté, et qui a le devoir de ne pas compromettre sa dignité, au moyen d’un usage erroné ou fallacieux de sa liberté ; mais cela ne les oblige nullement à avoir du respect pour les erreurs auxquelles adhèrent les personnes non chrétiennes auxquelles ils sont confrontés, notamment et surtout en matière religieuse.
Or, la bienveillance sans vigilance inscrite, à mes yeux, à l’ordre du jour du dialogue inter-religieux, n’est pas uniquement bienveillance envers les personnes non chrétiennes, mais elle est aussi bienveillance envers les « richesses » présentes dans les religions non chrétiennes, et valorisation de la sanctification qui découle du fait de puiser une source d’inspiration, pour la pensée et pour l’action, au contact de ces « richesses » non chrétiennes.
Il s’agit là d’une sanctification non salvifique, me dira-t-on peut-être, dont la reconnaissance, décidément bienveillante, ne compromet pas la revendication du caractère salvifique de la seule sanctification de la conduite humaine dans le Christ, mais alors se pose cette question : quel est le fondement théologique chrétien, dans l’Ecriture, la Tradition, le Magistère, qui vient étayer une telle distinction, à ce point, en effet, bienveillante ?
Quatrième renoncement implicite
: le renoncement de ce qui constitue non la ligne de départ, ni la ligne de conduite, mais la ligne d’arrivée, de l’existence de tout homme : le jugement, potentiellement sanctionné dès ici-bas, certainement sanctionné dans l’au-delà, de l’orientation fondamentale, mais aussi des actes concrets, qu’il a posés, tout au long de sa vie, à savoir, en tant que sanction suprême et ultime, la rédemption ou la perdition.
Si l’on considère que le péché en matière religieuse n’existe pas, ou plutôt n’existe plus, sous prétexte que tout un chacun a désormais, dignement et librement, le droit d’opter en faveur de telle ou telle religion, plus ou moins porteuse de vérité, pour satisfaire sa sensibilité, sa subjectivité, tenues pour légitimes a priori, et non pour adhérer, de tout son esprit et dans toute sa vie, à la seule religion qui, vraiment, l’engage et l’oblige, l’on considère aussi qu’aucune orientation fondamentale non chrétienne, en matière religieuse, n’est condamnable par l’Eglise, ni sanctionnable par Dieu, donc qu’aucune d’entre elle n’est, par elle-même, cause de perdition, pour les personnes qui y adhèrent.
Or, d’une part, c’est bien mal connaître l’aptitude des êtres humains à se soumettre et /ou à soumettre les autres, d’une manière qui peut être tout à fait consciente et volontaire, mais qui n’en est pas moins coupable, à l’asservissement de leur agir et de leur être, et de ceux des autres, du fait de leur adhésion, calculée ou sincère, à une religion erronée.
Au demeurant, dans tous les domaines de sa vie, l’homme qui persévère intentionnellement dans l’erreur se punit lui-même, en un sens, dès ici-bas, en amont du jugement de sa conduite, dans l’au-delà, ce qui n’exclut qu’il n’en prenne pas conscience au cours de sa vie terrestre, ni qu’il ne fasse des victimes, même en donnant à croire, ou en croyant lui-même, qu’il en fait des disciples, comme on le voit dans les mouvements sectaires.
Et, d’autre part, c’est bien mal connaître la présence et l’action de la justice immanente, en matière religieuse, que de croire que l’adhésion des personnes à une religion erronée, sans contrainte ou sous contraintes, est sans conséquences préjudiciables pour elles : si la religion musulmane est vraiment une religion erronée, ce dont je suis, pour ma part, convaincu, persuadé, non pas du fait d’un a priori, mais après un examen, le plus objectif possible, de ses fondements et de son histoire, cela signifie que les premières victimes de cette religion, mais non les seules, sont les musulmans eux-mêmes, comme on ne le voit que trop, à travers l’histoire, et dans le monde musulman, et que le premier devoir d’un représentant ou d’un responsable de l’Eglise devrait être de résister à la tentation de la non assistance catholique à personne non chrétienne en danger d’adhésion sincère à une religion erronée.
Cet inventaire est accablant, démesuré, mais est-il excessif, exagéré ?
Renoncement implicite de la réalité du péché originel, de la nécessité du baptême, de la conversion, de la confession, de la sainteté dans le Christ, de la réalité du jugement dernier des consciences et des personnes, en matière religieuse, par Dieu lui – même, aussi offensant ce jugement soit-il pour la vision moderne de la dignité des unes et de la liberté des autres ; cet inventaire est accablant, démesuré, mais est-il excessif, exagéré ?
Je ne le crois pas ; je crois au contraire en la grande cohérence de cette fallacieuse armature doctrinale, nécessaire et préalable à un véritable désarmement pastoral ; fondamentalement, ce qui est renié, c’est ceci : Dieu fait de nous, en Jésus Christ, des hommes libres, en Jésus Christ, donc, et non sans Jésus Christ, ce qui implique que Dieu soit à l’initiative et à l’origine de la révélation qui s’est manifestée en Son Fils Jésus Christ.
On imagine mal un cantique comporter le refrain suivant : « l’homme fait de lui, sans Jésus-Christ, un Dieu crédible et un homme libre », et pourtant, n’est-ce pas le cantique, n’est-ce pas le refrain qui découleraient d’une « mise en musique » et d’un « passage à la limite » du dialogue inter-religieux ?
Conclusion
Pour conclure, osons le parallèle suivant : de même que les premiers chrétiens ont enduré, pendant des décennies, l’adversité, les persécutions, en matière religieuse, en ne cessant de faire entendre, à la face des nations païennes, « leur différence », inspirée par Dieu, de même, la vocation des catholiques, en ce début de troisième millénaire, est peut-être devenue d’endurer à leur tour, peut-être aussi pendant des décennies, l’adversité, les persécutions, en matière religieuse, en recommençant à faire entendre, notamment à la face des nations néo-païennes, post-chrétiennes, « leur différence », révélée par et incarnée en Jésus Christ.
La différence entre ces deux vocations à l’endurance saute aux yeux : les premiers chrétiens ont enduré l’adversité sous la forme de l’hostilité, là où les catholiques endurent l’adversité, notamment, en Europe, sous la forme de l’indifférence ; cela ne rend pas le défi moins nécessaire à relever, mais cela le rend, probablement, plus difficile à relever, d’autant plus qu’une grande partie de cette indifférence a été suscitée, par les moyens et pour les raisons ci-dessus mentionnés, par l’indifférenciation qui caractérise l’appréciation excessivement respectueuse, par la hiérarchie de l’Eglise catholique, de la valeur et de la vertu qu’elle a accordées à l’exercice de l’autonomie de la conscience en matière religieuse, et qu’elle a attribuées à la diversité, à la pluralité des religions non chrétiennes, depuis quarante années.
François LEMOINE, Rennes le 16 janvier 2007