Motu Proprio Mitis Judex – Analyse

Le 15 août 2015, par le Motu Proprio Mitis Judex, le pape François a réfor­mé en pro­fon­deur le Droit cano­nique au sujet des pro­cès en nul­li­té de mariage. Un oura­gan d’une vio­lence inouïe que le recul de cinq années nous per­met d’analyser sereinement.

1. Le pouvoir de l’Église sur le sacrement de mariage

L’Église n’a pas le pou­voir d’annuler ni de dis­soudre un mariage sacre­ment qui a été consom­mé par les époux [1]. Un tel mariage est abso­lu­ment indis­so­luble. Le pape lui-​même ne peut pas cou­per ce lien conju­gal. Cependant, il peut arri­ver que le contrat matri­mo­nial soit inva­lide dès le départ en rai­son d’un vice de consen­te­ment, d’un défaut de forme cano­nique ou d’un empê­che­ment diri­mant. Par exemple, telle per­sonne pré­tend avoir contrac­té mariage sous la menace d’un grave dom­mage. Dans ce cas l’Église a le droit et le devoir d’exa­mi­ner cette situa­tion. Dans ce but, elle a ins­ti­tué des tri­bu­naux régis par des règles ances­trales des­ti­nées à éta­blir avec le plus de cer­ti­tude pos­sible ce qu’il en est de la vali­di­té du lien matri­mo­nial en ques­tion. Le sérieux de ces organes judi­ciaires est d’une impor­tance capi­tale pour la vie de l’Église et sa sain­te­té. Il ne s’a­git pas sim­ple­ment de faire jus­tice à telle ou telle per­sonne mais de pro­té­ger le bien com­mun en ne pre­nant pas le risque de dis­soudre publi­que­ment ce qui, de droit divin, est abso­lu­ment indissoluble.

2. Les procès matrimoniaux

De façon résu­mée, la pro­cé­dure se déroule ain­si : un pre­mier tri­bu­nal col­lé­gial de trois juges est réuni. Il rend les juge­ments à la majo­ri­té des voix. Il juge en pre­mière ins­tance de la vali­di­té ou non du mariage en ques­tion. S’il conclut à la nul­li­té, il faut alors réunir un deuxième tri­bu­nal col­lé­gial, dans un autre dio­cèse dif­fé­rent du pre­mier, dont le rôle sera de sta­tuer à son tour en seconde ins­tance de la vali­di­té du mariage [2]. C’est seule­ment lorsque ce second tri­bu­nal rend une sen­tence confir­mant, pour le même motif, la nul­li­té du pre­mier, que le mariage peut être consi­dé­ré publi­que­ment comme inva­lide. Alors, à l’expiration du délai d’appel, les deux par­ties en cause peuvent cha­cune de leur côté, si elles le dési­rent, se marier, puis­qu’elles ne l’a­vaient en fait jamais été.
Si la seconde ins­tance conclut à la vali­di­té en contre­di­sant le pre­mier juge­ment, le seul recours pos­sible est le tri­bu­nal pon­ti­fi­cal de la Rote au Vatican qui sta­tue en 3e ins­tance.
L’exigence de la double sen­tence conforme de nul­li­té a été éta­blie par le grand cano­niste que fut le pape Benoît XIV [3], en 1741, pour cor­ri­ger cer­tains abus qui s’étaient glis­sés dans la pra­tique de cer­tains tri­bu­naux locaux. Elle per­met d’éviter des juge­ments som­maires, tron­qués ou arbi­traires.
Dans chaque affaire exa­mi­née, en effet, les juges engagent la cré­di­bi­li­té de l’Église et de son ensei­gne­ment. D’où la néces­si­té d’un exa­men minu­tieux et extrê­me­ment rigou­reux des preuves objec­tives ; ce qui ne peut se faire dans la pré­ci­pi­ta­tion. L’Église regarde la valeur du lien matri­mo­nial avec une telle estime que, en cas de doute, les juges sont tenus de conclure en faveur de la vali­di­té du mariage. C’est ce que signi­fie le principe :

« Le mariage jouit de la faveur du droit ; c’est pour­quoi, en cas de doute, il faut tenir le mariage pour valide, jusqu’à preuve du contraire ».

CIC 17 can. 1014 ; CIC 83 can. 1060

Les canons du droit de l’Église pré­cisent dans le détail cha­cun des chefs de nul­li­té qu’un tri­bu­nal peut évo­quer et éven­tuel­le­ment rete­nir. Les juges ecclé­sias­tiques n’ont aucune lati­tude pour inven­ter une nou­velle rai­son qui pour­rait rendre nul un mariage.
La réforme du droit cano­nique issue du concile Vatican II a mal­heu­reu­se­ment intro­duit des nou­veaux motifs flous et sub­jec­tifs per­met­tant de consi­dé­rer comme nul un mariage qui autre­fois ne l’au­rait jamais été. Il s’agit spé­cia­le­ment du canon 1095 du Code de 1983. Cependant, même depuis cette réforme regret­table, la pro­cé­dure conser­vait quelque chose de sérieux.

3. La préoccupation du juge

L’Église deman­dait au juge ecclé­sias­tique de tout mettre en œuvre pour que les époux reprennent leur vie com­mune conju­gale, en conva­li­dant leur mariage si néces­saire [4]. Désormais, le juge « doit s’as­su­rer que le mariage a irré­mé­dia­ble­ment échoué » [5]. On ne tente pas de répa­rer, on constate sim­ple­ment l’é­chec. Cette approche n’est pas conforme à l’esprit de l’Église.

4. Une seule sentence exécutoire en faveur de la nullité

Désormais un seul juge­ment d’in­va­li­di­té suf­fit pour per­mettre un rema­riage si ni les époux ni le défen­seur du lien [6] ne font appel de ce juge­ment : « Il a sem­blé appro­prié qu’il n’y ait plus besoin d’une double déci­sion conforme en faveur de la nul­li­té du mariage ». Dorénavant, après une 1re sen­tence de nul­li­té, le défen­seur du lien « peut faire appel » (nou­veau canon 1680) mais n’y est pas tenu. Si le tri­bu­nal déclare le mariage valide, la par­tie qui s’estime lésée peut faire appel contre la sen­tence. La 2e sen­tence sera exé­cu­toire, même si elle infirme la 1re, sauf si le défen­seur du lien fait appel au tri­bu­nal de la Rote qui tran­che­ra. C’est l’a­ban­don d’une cou­tume pru­den­tielle très antique, jus­ti­fiée par le désir d’assurer une plus grande sûre­té dans le domaine si impor­tant de la réa­li­té du lien matri­mo­nial et de la vali­di­té du sacre​ment​.Il est vrai que, dans 95 % des cas [7], la 2e sen­tence est conforme à la 1re. Il est vrai aus­si que l’exigence de la double sen­tence conforme aug­mente la durée de la pro­cé­dure. Ainsi, cer­tains deman­deurs attendent plu­sieurs années avant d’obtenir la réponse défi­ni­tive de l’Église au sujet de la vali­di­té de leur mariage. Dans une lettre du 26 février 1960 adres­sée au car­di­nal Tardini, Mgr Marcel Lefebvre don­nait ses vota [8] pour le concile Vatican II. Il y écri­vait sou­hai­ter l’accélération des pro­cès en nul­li­té de mariage. Néanmoins, accé­lé­rer la pro­cé­dure ne signi­fie pas tom­ber dans la légè­re­té. Si le pro­cès a été bien mené en 1re ins­tance, le second pro­cès sera rapide. D’après les sta­tis­tiques de l’Officialité de Paris, une pro­cé­dure de nul­li­té de mariage dure en moyenne entre deux et trois ans, et la sup­pres­sion de la 2e ins­tance ferait gagner envi­ron quatre mois [9]. Le temps gagné semble déri­soire par rap­port aux risques encourus.En effet, au regard d’une expé­rience récente et limi­tée, une telle réforme est dan­ge­reuse. De 1971 à 1983, les American Procedural Norms accor­dées par le S. Siège à la confé­rence des évêques des Etats-​Unis, ont per­mis aux offi­cia­li­tés de dis­pen­ser de la règle de la double sen­tence conforme, dans des cas excep­tion­nels. L’exception s’est géné­ra­li­sée, et le trai­te­ment des causes matri­mo­niales a été si lar­ge­ment négligent et la pro­cé­dure de nul­li­té tel­le­ment faci­li­tée que cela a été per­çu comme un divorce catho­lique [10]. Pour le car­di­nal Burke, alors pré­fet de la Signature Apostolique, « bien que la pro­mul­ga­tion du Code de droit cano­nique en 1983 ait mis un terme à cette situa­tion extra­or­di­naire, la piètre qua­li­té de bien des sen­tences de pre­mière ins­tance exa­mi­nées par la Signature Apostolique, ain­si que le manque évident de toute révi­sion sérieuse par cer­tains tri­bu­naux d’appel, ont mon­tré le grave dom­mage por­té au pro­cès de décla­ra­tion de nul­li­té de mariage par l’omission effec­tive de la deuxième ins­tance » [11].

5. Le juge unique

Le pape François per­met la consti­tu­tion d’un tri­bu­nal de pre­mière ins­tance com­po­sé d’un unique juge. Cette pos­si­bi­li­té qui avait été intro­duite après le Concile était limi­tée aux cas où il était impos­sible de for­mer un tri­bu­nal col­lé­gial en rai­son du manque de prêtres cano­nistes. L’autorisation de la confé­rence des évêques était requise [12]. Cet assou­plis­se­ment joint à la réduc­tion du juge­ment à une unique ins­tance, condui­ra fré­quem­ment des fidèles à être déliés du mariage par un seul juge­ment por­té par un unique juge. Avant 2015, une sen­tence de nul­li­té pou­vait deman­der jus­qu’à trois ins­tances et donc neuf juges. On voit ain­si la dis­tance qui a été par­cou­rue et le dan­ger pla­nant désor­mais sur l’ob­jec­ti­vi­té des décla­ra­tions de nullité.

6. Le procès plus bref

Le nou­veau légis­la­teur veut aller encore plus vite. Un pro­cès bref ou accé­lé­ré est intro­duit par la réforme. L’évêque du dio­cèse devient dans ce cas le juge ultime et unique. Le recours à cette pro­cé­dure abré­gée est per­mis « dans les cas où l’af­fir­ma­tion selon laquelle le mariage serait enta­ché de nul­li­té est sou­te­nue par des argu­ments par­ti­cu­liè­re­ment évi­dents ». En lisant l’ar­ticle 15 du Motu Proprio, il appa­raît que le recours à cette pro­cé­dure abré­gée est non seule­ment auto­ri­sé mais encou­ra­gé. La liste des exemples (art. 14 §1) de cir­cons­tances jus­ti­fiant cette pro­cé­dure don­née par le docu­ment est éton­nante. Citons par­mi d’autres : le manque de foi des époux, la briè­ve­té de la vie com­mune, la gros­sesse impré­vue ayant jus­ti­fié le mariage, l’obs­ti­na­tion dans une rela­tion extracon­ju­gale, l’a­vor­te­ment pro­vo­qué dans le but d’empêcher la pro­créa­tion. La liste se ter­mine par un « etc… » – inha­bi­tuel et dan­ge­reux dans un texte juri­dique – qui incite à ajou­ter d’autres exemples du même type. De très nom­breux cano­nistes ont fait part de leur per­plexi­té devant cette liste hété­ro­clite. Par exemple, le R.P. Philippe Toxé, pro­fes­seur à la facul­té de droit cano­nique de l’Angelicum, à Rome, remarque que « cer­taines situa­tions men­tion­nées dans cette liste ne sont pas, en soi, des causes de nul­li­té, mais des faits qui peuvent, dans cer­tains cas, mais pas néces­sai­re­ment, être un indice de l’existence d’une cause de nul­li­té qu’il fau­dra prou­ver par d’autres cir­cons­tances com­plé­men­taires ». Concernant la 1re cir­cons­tance men­tion­née dans la liste, à savoir le manque de foi, il semble que le pape François manque de cohé­rence, puisque lors de son dis­cours à la Rote romaine, le 21 jan­vier 2016, il fit sienne la thèse tra­di­tion­nelle : « Il est bon de rap­pe­ler clai­re­ment que la qua­li­té de la foi n’est pas une qua­li­té essen­tielle du consen­te­ment matri­mo­nial, qui, selon la doc­trine de tou­jours, ne peut être vicié qu’au niveau natu­rel » [13]. Il est vrai que la légis­la­tion anté­rieure, depuis le pape Benoît XIV, per­met­tait aus­si de décla­rer la nul­li­té de mariage par une pro­cé­dure som­maire [14]. Néanmoins, il s’agissait uni­que­ment des cas ou la nul­li­té du mariage était évi­dente en rai­son d’un empê­che­ment diri­mant ou d’un défaut de forme cano­nique. Alors que dans la nou­velle légis­la­tion du pape François, les motifs de nul­li­té sont loin d’être cer­tains. Remarquons cepen­dant que le pro­cès matri­mo­nial plus bref devant l’évêque n’est per­mis que si les deux époux y consentent. Or, par­fois, l’une des par­ties est oppo­sée à la décla­ra­tion de nul­li­té de mariage. Ce pro­cès bref ne sera donc pas tou­jours possible.

7. La force probatoire des déclarations des parties

Les décla­ra­tions des époux ont tou­jours été prises en consi­dé­ra­tion par le droit dans les pro­cès en nul­li­té. Cependant, elles res­tent tou­jours sujettes à cau­tion, parce que la haine que les époux nour­rissent générale-​ment l’un contre l’autre, ain­si que le désir de voir décla­rer nul leur mariage, afin de se rema­rier ou de régu­la­ri­ser leur situa­tion, rendent ces témoi­gnages sus­pects d’exagération ou de men­songe. Voilà pour­quoi, dans le Code de 1917 [15], l’interrogatoire des par­ties n’avait pas valeur de preuve. Par exemple, si une femme déclare s’être mariée par crainte grave, le juge n’a pas le droit de se conten­ter de cette décla­ra­tion pour conclure que le mariage est inva­lide. Dans le nou­veau Code, jus­qu’en 2015, les décla­ra­tions des époux puta­tifs ne pou­vaient pas avoir une valeur pro­bante plé­nière à moins qu’il n’y ait d’autres élé­ments qui les cor­ro­borent plei­ne­ment [16]. Le pape François décide désor­mais que les décla­ra­tions des par­ties peuvent avoir pleine valeur pro­bante (nou­veau canon 1678 §1). Elles peuvent « éven­tuel­le­ment » être sou­te­nues par des témoi­gnages, et ne seront reje­tées que s’il y a des élé­ments qui les infirment. On risque l’action en nul­li­té par consen­te­ment mutuel.

8. Un seul témoin

L’adage popu­laire « tes­tis unus, tes­tis nul­lus » s’inscrit dans une tra­di­tion juri­dique mil­lé­naire et uni­ver­selle. La réforme de 2015 bou­le­verse ce prin­cipe ancien et véné­rable, en affir­mant au nou­veau canon 1678 §2 : « La dépo­si­tion d’un seul témoin peut faire plei­ne­ment foi », à cer­taines condi­tions. Le droit en vigueur avant 2015 disait au contraire : « La dépo­si­tion d’un seul témoin ne peut avoir pleine valeur pro­bante » [17] , avec l’existence d’exceptions. Désormais, c’est l’inverse qui prévaut.

9. Rejet de l’appel

L’appel contre une sen­tence allonge évi­dem­ment la durée de la pro­cé­dure. La réforme cherche donc à ampu­ter le prin­cipe de l’appel. Mitis judex envi­sage le cas d’un appel qui « appa­raît mani­fes­te­ment pure­ment dila­toire » (nou­veau canon 1680 §2). Dans ce cas, l’appel doit être reje­té par le tri­bu­nal qui confir­me­ra par décret la sen­tence de pre­mière ins­tance. Il s’agit d’une dimi­nu­tion de l’une des prin­ci­pales garan­ties offertes aux jus­ti­ciables, et la seule apte à faire dis­pa­raître toute sus­pi­cion d’arbitraire. De plus, le docu­ment ne défi­nit pas le concept d’« appel mani­fes­te­ment dila­toire ». Cette réforme risque donc d’entacher d’abus de pou­voir nombre de rejets.

10. Le sacrement de mariage jugé par des laïcs

Le Souverain Pontife fait entrer les laïcs en nombre dans les tri­bu­naux de mariage. Dans le Code de 1917, canon 1573, seul un prêtre peut être juge ecclé­sias­tique. Dans le Code de 1983, canon 1421, la confé­rence des évêques peut per­mettre que l’un des trois juges soit un laïc licen­cié en droit cano­nique. Depuis 2015, deux juges sur les trois peuvent être laïcs. La nul­li­té d’un mariage peut donc être décla­rée par un tri­bu­nal majo­ri­tai­re­ment com­po­sé de laïcs. Le prin­cipe de la potes­tas regen­di réser­vée aux clercs n’est plus sauvegardé.

11. Jugement sur cette réforme

Ce motu pro­prio risque de conduire à beau­coup de décla­ra­tions de nul­li­té abu­sives. Il peut intro­duire dans l’es­prit des fian­cés et de la jeu­nesse l’i­dée que l’en­ga­ge­ment au mariage n’est pas si contrai­gnant puis­qu’on peut de façon rapide en obte­nir la nul­li­té. Des doutes peuvent sur­gir chez de nom­breux couples légi­ti­me­ment mariés, car s’il est si facile d’ob­te­nir une nul­li­té, c’est qu’il doit être vrai­ment dif­fi­cile de contrac­ter un vrai mariage. Et que dire de ceux qui, pour une vraie rai­son, ont recours aux tri­bu­naux et obtiennent une nul­li­té ? Quelle cer­ti­tude ont-​ils que leur affaire n’a pas été bâclée ? Comme l’a remar­qué l’archevêque de Dijon, « on a l’impression que le prin­cipe selon lequel le mariage a la faveur du droit cède au prin­cipe que la nul­li­té a la faveur du droit » [18]. Nous sommes bien loin des recom­man­da­tions de Pie XII au Tribunal de la Rote, le 3 octobre 1941 :

« En ce qui concerne les décla­ra­tions de nul­li­té des mariages, per­sonne n’ignore que l’Église ne soit, sur ce point, très réser­vée et bien éloi­gnée de les favo­ri­ser. De fait, si la tran­quilli­té, la sta­bi­li­té et la sécu­ri­té de la socié­té humaine en géné­ral exigent que les contrats ne soient pas à la légère pro­cla­més nuls, a for­tio­ri cela vaut pour un contrat d’une impor­tance telle que le mariage : sa soli­di­té et sa sta­bi­li­té sont requises pour le bien com­mun de la socié­té humaine et pour le bien pri­vé des époux et des enfants ; et sa digni­té de sacre­ment inter­dit que ce qui est sacré et sacra­men­tel ne soit, avec légè­re­té, expo­sé au dan­ger d’être pro­fa­né. Qui ne sait, d’ailleurs, que les cœurs humains ne sont que trop enclins, dans des cas qui ne sont pas rares – pour tel ou tel grief, par désac­cord ou dégoût de l’autre par­tie, ou pour s’ouvrir la voie à une alliance avec une autre per­sonne cou­pa­ble­ment aimée – à recher­cher la libé­ra­tion du lien conju­gal déjà contrac­té ? Aussi, le juge ecclé­sias­tique ne doit-​il pas se mon­trer facile à décla­rer la nul­li­té du mariage, mais plu­tôt s’employer avant tout à vali­der ce qui a été inva­li­de­ment contracté ».

Le pape Pie XII ajoute ensuite que si le juge est cer­tain de l’invalidité du mariage en rai­son de la pré­sence d’un empê­che­ment ou d’un vice de consen­te­ment, et si la conva­li­da­tion ne peut être réa­li­sée, alors le juge doit pro­non­cer la sen­tence de nul­li­té. Les moder­nistes eux-​mêmes recon­naissent que Mitis Judex consti­tue une révolution.

Certains s’en réjouissent. Par exemple, le doyen de la Rote romaine de l’époque, Mgr Vito Pinto, le jour même de la publi­ca­tion du motu pro­prio, invi­tait les évêques à une conver­sion, afin de « pas­ser du nombre res­treint de quelques mil­liers de nul­li­tés au nombre déme­su­ré des mal­heu­reux qui pour­raient obte­nir la décla­ra­tion de nul­li­té. Parmi ces pauvres, le pape François entend le grand nombre de divor­cés rema­riés qui attendent que jus­tice leur soit ren­due [19] » . Un cano­niste contem­po­rain remarque avec jus­tesse : « Cette approche nou­velle sub­jec­ti­viste consti­tue une sor­tie du cadre tra­di­tion­nel où pré­vaut l’institution du mariage, pour entrer dans le cadre très moderne, où prime l’individu [20] » . Autrement dit, le légis­la­teur tra­di­tion­nel était sur­tout pré­oc­cu­pé par la pro­tec­tion du lien matri­mo­nial. Depuis 2015, il cherche avant tout à don­ner une nou­velle chance aux per­sonnes dont le pre­mier mariage fut un échec. Redonnons la parole au cano­niste Cyrille Dounot :

L’on ne peut que s’étonner d’un tel cham­bou­le­ment de la pro­cé­dure cano­nique, et des risques qu’il entraîne sur la soli­di­té des juge­ments qui seront ren­dus en son appli­ca­tion. De nom­breux prin­cipes sont contour­nés, ren­ver­sés ou igno­rés. Sous des appa­rences stric­te­ment pro­cé­du­rales, cette pro­fonde déva­lua­tion du pro­cès en nul­li­té de mariage risque d’assimiler nul­li­té (décla­ra­tive) et annu­la­tion (per­for­ma­tive). Il n’est pas sûr que cela rende ser­vice à l’indissolubilité du mariage catho­lique. (…) Pie XI, dans sa pre­mière ency­clique Ubi arca­no Dei [21] , dénon­çait l’existence d’un “moder­nisme juri­dique”, condam­né “aus­si for­mel­le­ment que le moder­nisme dog­ma­tique”. Cette for­mule peut paraître sur­pre­nante dans la bouche d’un pon­tife, puisqu’elle laisse entendre que le légis­la­teur ecclé­sias­tique puisse suc­com­ber au moder­nisme, au moins du point de vue nor­ma­tif. A com­pa­rer la tac­tique moder­niste dénon­cée par saint Pie X dans l’encyclique Pascendi, consis­tant en une affir­ma­tion de prin­cipe (ici l’indissolubilité du mariage) sui­vie immé­dia­te­ment de son contour­ne­ment pra­tique ou de sa rela­ti­vi­sa­tion (ici, la mul­ti­pli­ca­tion vou­lue et faci­li­tée du nombre des nul­li­tés), il est pos­sible de s’interroger sur la pos­sible adé­qua­tion de cette for­mule avec le motu pro­prio Mitis Judex. Espérons que le légis­la­teur, dans sa sagesse, sache reve­nir sur ce texte afin de mieux tra­duire la doc­trine catho­lique du mariage en lan­gage cano­nique, et d’une manière conforme aux prin­cipes juridiques.

La réforme des nul­li­tés de mariage, une étude cri­tique, Artège, 2016

Début 2017, il était déjà pos­sible de mesu­rer quelques effets du motu pro­prio Mitis Judex. Le jour­nal La Croix du 4 février 2017 a inter­ro­gé le vice-​official du dio­cèse de Paris : « Quel est l’impact de la réforme des nul­li­tés de mariage sou­hai­tée par le pape ? Réponse : Depuis deux ans, le nombre de causes a dou­blé. Le fait d’en entendre par­ler a moti­vé des per­sonnes, ain­si que le fait que la pro­cé­dure soit allé­gée. Beaucoup de gens avaient peur de longs délais, qui viennent en plus après le divorce civil ». Le prêtre ajoute que sur le plan finan­cier, mal­gré le désir de gra­tui­té expri­mé par le pape, 1100 euros sont deman­dés aux per­sonnes sol­li­ci­tant une recon­nais­sance de nul­li­té. Cela ne couvre pas com­plè­te­ment les frais. Aujourd’hui, l’officialité de Paris ins­truit envi­ron 200 causes de recon­nais­sance en nul­li­té de mariage par an.

12. Conclusion

En sim­pli­fiant et en accé­lé­rant la pro­cé­dure, le pape a fait voler en éclat toutes les digues qui pro­té­geaient l’indissolubilité du mariage. Comme l’a écrit Mgr Fellay dans sa sup­plique au Saint Père,

« les récentes dis­po­si­tions cano­niques du Motu pro­prio faci­li­tant les décla­ra­tions de nul­li­té accé­lé­rées, vont ouvrir la porte de fac­to à une pro­cé­dure de divorce catho­lique qui ne dit pas son nom. (…) Comment ne pas être bou­le­ver­sé par le sort des enfants nés de ces mariages annu­lés de façon expéditive ? » 

Supplique publiée sur inter­net le 15 sep­tembre 2015

Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas .

Mat. XIX, 6

Abbé Bernard de Lacoste, Directeur du Séminaire Saint-​Pie X d’Ecône

Source : Courrier de Rome n°632 de mai 2020

Notes de bas de page
  1. CIC 17 can. 1118 ; CIC 83 can. 1141[]
  2. CIC 17 can. 1986 ; CIC 83 can. 1682[]
  3. Constitution apos­to­lique Dei mise­ra­tione du 3 novembre 1741. En réa­li­té, ce qu’a fait Benoît XIV est plus une adap­ta­tion qu’une créa­tion. La confor­mi­té des sen­tences est un vieux prin­cipe cano­nique qui remonte pour l’essentiel au droit des décré­tales, c’est-à-dire au Moyen-​Age.[]
  4. CIC 17 canon 1965 ; CIC 83 canons 1676 et 1695[]
  5. Nouveau canon 1675[]
  6. C’est ain­si qu’on appelle l’avocat de la vali­di­té du mariage. Sa pré­sence est néces­saire pour la vali­di­té de la sen­tence.[]
  7. Chiffre don­né par Mgr Minnerath, arche­vêque de Dijon, dans La réforme des nul­li­tés de mariage, une étude cri­tique, Artège, 2016. A Paris, en 2013, 94% des sen­tences ont été confir­mées en 2e ins­tance (L’année cano­nique t. 56).[]
  8. Philippe Roy-​Lysencourt, Les vota pré­con­ci­liaires des diri­geants du Cœtus inter­na­tio­na­lis patrum, 2015, page 16[]
  9. L’année cano­nique, t. 56, année 2015, page 210[]
  10. Propos de Cyrille Dounot dans La réforme des nul­li­tés de mariage, une étude cri­tique[]
  11. Demeurer dans la véri­té du Christ, Paris, Artège, 2014, page 232[]
  12. CIC 83 can. 1425 §4[]
  13. Benoît XVI avait expli­qué la même chose le 26 jan­vier 2013 ; de même Jean-​Paul II le 30 jan­vier 2003 ; de même tous les mora­listes et les cano­nistes tra­di­tion­nels.[]
  14. CIC 17 can. 1990 ; CIC 83 can. 1686[]
  15. Voir canons 1747 à 1751[]
  16. CIC 83 canons 1536 §2 et 1679[]
  17. CIC 17 can. 1791 §1 ; CIC 83 can. 1573[]
  18. La réforme des nul­li­tés de mariage, une étude cri­tique, Artège, 2016, page 32[]
  19. Osservatore Romano du 8 sept. 2015[]
  20. Cyrille Dounot, agré­gé des facul­tés de droit, pro­fes­seur à l’université d’Auvergne, dans La réforme des nul­li­tés de mariage, une étude cri­tique, Artège, 2016[]
  21. Lettre ency­clique du 23 décembre 1922[]