Deux encycliques sous le patronage d’Assise

Dans deux Encycliques, le Pape François est allé pui­ser son ins­pi­ra­tion ailleurs que dans les sources de la Révélation divine, ailleurs que dans les monu­ments de la Tradition catho­lique. Il a trou­vé son ins­pi­ra­tion auprès d’un schis­ma­tique, pour Laudato si ́, et auprès d’un infi­dèle, pour Fratelli Tutti.

A cinq ans d’intervalles, le Pape François vient de publier deux Lettres Encycliques, dont on peut dire qu’elles se veulent déci­sives pour l’orientation que prend désor­mais la doc­trine offi­cielle dans l’Eglise depuis Vatican II. Et cette orien­ta­tion est mise à chaque fois par le Pape lui-​même sous le patro­nage de saint François d’Assise. Le 24 mai 2015, avec Laudato Si, le Pape fai­sait déjà une réfé­rence expli­cite au Cantique des créa­tures : « Dans ce beau can­tique », écrivait-​il, « [le saint d’Assise] nous rap­pe­lait que notre mai­son com­mune est aus­si comme une sœur, avec laquelle nous par­ta­geons l’existence, et comme une mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts »((Laudato Si, n° 1.)) . Le 3 octobre 2020, avec Fratelli Tutti, le Pape fait réfé­rence au texte de la Règle des frères mineurs : « Fratelli Tutti écri­vait saint François d’Assise, en s’adressant à tous ses frères et sœurs, pour leur pro­po­ser un mode de vie au goût de l’Évangile. Parmi ses conseils, je vou­drais en sou­li­gner un par lequel il invite à un amour qui sur­monte les bar­rières de la géo­gra­phie et de l’espace »((Fratelli Tutti, n° 1.))

2. Cette réfé­rence à saint François d’Assise n’est pas ano­dine, car elle entend mettre en lumière le lien pro­fond qui relie les deux Encycliques, dans la pen­sée du Pape. « Ce Saint de l’amour fra­ter­nel », est-​il dit en effet au tout début de la récente Encyclique, « ce Saint de la sim­pli­ci­té et de la joie, qui m’a ins­pi­ré l’écriture de l’encyclique Laudato si ́, me pousse cette fois-​ci à consa­crer la pré­sente nou­velle ency­clique à la fra­ter­ni­té et à l’amitié sociale »((Fratelli Tutti, n° 2)) . L’inspiration est donc la même dans les deux cas, et au-​delà d’une pieuse dédi­cace, le pro­pos entend mani­fes­ter un lien orga­nique qui doit gar­der toute son impor­tance. Ce lien pro­fond appa­raît dès le début de Fratelli Tutti, lorsque le Pape évoque le sens de la fra­ter­ni­té chez le Poverello : « En effet, saint François, qui se sen­tait frère du soleil, de la mer et du vent, se savait encore davan­tage uni à ceux qui étaient de sa propre chair »((Fratelli Tutti, n° 2.)) . Le sens de la fra­ter­ni­té rejoint ici le sens de l’écologie : l’un et l’autre doivent se situer sur le même plan, et de l’un à l’autre il y a – du moins dans la pen­sée du Pape – une simple dif­fé­rence de degré, le sens de la fra­ter­ni­té étant seule­ment plus aigu que celui de l’écologie.

3. Un autre indice atteste la paren­té pro­fonde des deux Encycliques. Le Pape indique en effet plus loin quelles furent ses « sources d’inspiration » pour l’un et l’autre de ces deux textes. « Si pour la rédac­tion de Laudato si ́ », écrit-​il, « j’ai trou­vé une source d’inspiration chez mon frère Bartholomée, Patriarche ortho­doxe qui a pro­mu avec beau­coup de vigueur la sau­ve­garde de la créa­tion, dans ce cas-​ci, je me suis par­ti­cu­liè­re­ment sen­ti encou­ra­gé par le Grand Imam Ahmad Al-​Tayyeb que j’ai ren­con­tré à Abou Dhabi pour rap­pe­ler que Dieu a créé tous les êtres humains égaux en droits, en devoirs et en digni­té, et les a appe­lés à coexis­ter comme des frères entre eux »1. Dans les deux Encycliques, le Pape est allé pui­ser son ins­pi­ra­tion ailleurs que dans les sources de la Révélation divine, ailleurs que dans les monu­ments de la Tradition catho­lique. Il a trou­vé son ins­pi­ra­tion auprès d’un schis­ma­tique, pour Laudato si ́, et auprès d’un infi­dèle, pour Fratelli Tutti.

4. L’idée cen­trale qui relie les deux Encycliques, et qui est attes­tée à tra­vers ces deux indices, est de cher­cher « à vivre en har­mo­nie avec tout le monde »((Fratelli Tutti, n° 4.)), sans impo­ser des doc­trines. Saint François en effet, aux dires du Pape, « ne fai­sait pas de guerre dia­lec­tique en impo­sant des doc­trines, mais il com­mu­ni­quait l’amour de Dieu » et c’est ain­si qu’il a été « un père fécond qui a réveillé le rêve d’une socié­té fra­ter­nelle »((Fratelli Tutti, n° 4.)). Ce rêve de la socié­té fra­ter­nelle, qui veut réa­li­ser l’harmonie de tous les êtres humains, pro­longe le rêve éco­lo­gique, qui veut réa­li­ser l’harmonie de toutes les créa­tures. Et il s’agit dans les deux cas du rêve d’une union des volon­tés (ou de ce que la phi­lo­so­phie appelle l’union des ten­dances appé­ti­tives) dans le même amour, qui ne pour­ra se réa­li­ser que si elle est affran­chie de toute réfé­rence pro­pre­ment doc­tri­nale. Sur ce, nous pou­vons obser­ver deux choses.

5. Premièrement, nous retrou­vons là le même genre d’ambition dont le rêve (puisqu’il s’agit d’un rêve) a été déjà condam­né par le Pape Pie XI, dans l’Encyclique Mortalium ani­mos du 6 jan­vier 1928. Contrairement à ce que pré­tend le Père Jean-​Michel Garrigues2, il n’est donc pas pos­sible de rece­voir cette Encyclique du Pape François en conti­nui­té avec le Magistère constant de l’Eglise catho­lique. En effet, dit Pie XI, vou­loir fon­der l’unité des volon­tés dans l’amour ou la fra­ter­ni­té, sans la faire repo­ser sur l’unité des intel­li­gences dans la doc­trine, cela revient à sou­te­nir que les dif­fé­rentes reli­gions signi­fient de façons diverses un même sen­ti­ment reli­gieux natu­rel, qui en serait comme le déno­mi­na­teur com­mun. Et cela revient à faire pro­fes­sion de natu­ra­lisme, c’est à dire à nier l’existence d’une reli­gion divi­ne­ment révé­lée, pour se conten­ter d’un état de nature pure. L’économie concrète du salut, telle qu’elle a été vou­lue par Dieu, ne consiste pas dans une reli­gion natu­relle ins­crite au cœur de l’homme, mais dans une reli­gion révé­lée, unique et défi­ni­tive, dont l’organe authen­tique est l’Eglise catho­lique et elle seule, unique et défi­ni­tive telle que Dieu l’a vou­lue : unique et défi­ni­tive dans ses sacre­ments, unique et défi­ni­tive dans son Magistère, garant de l’unité de doc­trine et de foi.

6. Deuxièmement, qui dit fra­ter­ni­té dit filia­tion. De quelle filia­tion peut-​il s’agir, dès lors que l’on pré­tend s’affranchir de l’unité de la foi catho­lique, qui est le tout pre­mier fon­de­ment de la filia­tion de l’homme à l’égard de Dieu ? Le Père Garrigues nous donne la réponse : « On ne peut pas res­treindre la filia­tion divine aux seuls bap­ti­sés. Comme le rap­pelle le concile Vatican II en une phrase que saint Jean Paul II a sou­vent reprise dans divers docu­ments de son magis­tère : Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-​même à tout homme » (cita­tion de Gaudium et spes, n° 22) »((Jean-​Michel Garrigues, ibi­dem.)). La même consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes disait d’ailleurs déjà dès son n° 3 : « En pro­cla­mant la très noble voca­tion de l’homme et en affir­mant qu’un germe divin est dépo­sé en lui, ce saint Synode offre au genre humain la col­la­bo­ra­tion sin­cère de l’Eglise pour l’ins­tau­ra­tion d’une fra­ter­ni­té uni­ver­selle qui réponde à cette voca­tion ». La fra­ter­ni­té uni­ver­selle dont rêve à pré­sent le Pape François trou­ve­rait sa jus­ti­fi­ca­tion dans la pré­sence d’un « germe divin » dépo­sé par Dieu en l’homme, en tout homme, bap­ti­sé ou non. Avant François, Jean-​Paul II l’avait déjà dit, dans l’Encyclique Evangelium vitae du 25 mars 1995 : « En outre, l’homme et sa vie ne nous appa­raissent pas seule­ment comme un des plus grands pro­diges de la créa­tion ; Dieu a confé­ré à l’homme une digni­té qua­si divine (cf. Ps VIII, 6–7). En tout enfant qui naît et en tout homme qui vit ou qui meurt, nous recon­nais­sons l’i­mage de la gloire de Dieu ; nous célé­brons cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ ». Plus exac­te­ment que la confu­sion de la nature et de la grâce, ce pré­sup­po­sé est ici, tel qu’il appa­raît dans les textes de Gaudium et spes et de Jean-​Paul II, celui de la néga­tion de la gra­tui­té de la grâce : la grâce, ou le fameux « germe divin » dont parle le Concile, est dépo­sé en tout homme, bap­ti­sé ou non, du fait même que le Christ s’est incar­né. La grâce accom­pagne donc néces­sai­re­ment la nature, en tout homme. Elle n’est plus gra­tuite – et elle n’est plus la grâce : elle en devient pré­ci­sé­ment un « germe divin ». L’humanité pos­sède ain­si un être com­mun de grâce, en même temps qu’un être com­mun de nature, un même germe divin, dans le Christ, et ce serait la rai­son pour laquelle tous les hommes seraient frères, fils du même Père du Christ.

7. L’établissement de cette fra­ter­ni­té ren­drait en tout état de cause néces­saire une com­mu­nau­té mon­diale, au sein de laquelle les dif­fé­rents peuples seraient assu­rés de vivre en confor­mi­té avec ce « germe divin » dépo­sé en eux. « Une meilleure poli­tique, mise au ser­vice du vrai bien com­mun », dit le Pape, « est néces­saire pour per­mettre le déve­lop­pe­ment d’une com­mu­nau­té mon­diale, capable de réa­li­ser la fra­ter­ni­té à par­tir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale »((Fratelli Tutti, n° 154.)). En par­faite cohé­rence avec le pré­sup­po­sé ini­tial de Vatican II, et au nom du « germe divin », le Pape actuel se fait, dans cette Encyclique, l’ouvrier d’un mon­dia­lisme naturaliste. 

Abbé Jean-​Michel Gleize

Source : Courrier de Rome n°636

  1. Fratelli Tutti, n° 5 []
  2. Jean-​Michel Garrigues, « Fratelli tut­ti : une Encyclique à rece­voir en catho­lique cohé­rent », page du 17 octobre 2020 publiée sur le site « fr​.ale​teia​.org » (https://​fr​.ale​teia​.org/​2​0​2​0​/​1​0​/​1​7​/​f​r​a​t​e​l​l​i​-​t​u​t​t​i​-​u​n​e​-​e​n​c​y​c​l​i​q​u​e​-​a​-​r​e​c​e​v​o​i​r​-​e​n​-​c​a​-​t​h​o​l​i​q​u​e​-​c​o​h​e​r​en/). []

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.