L’annonce d’un (éventuel) Motu proprio libéralisant plus ou moins la messe traditionnelle a produit sur les évêques français l’effet d’un coup de pied dans une fourmilière [ce texte a été publié initialement en mars 2007]. Des dizaines de déclarations épiscopales ont protesté contre cette perspective, ce qui a évidemment obligé Nos Excellences à préciser les raisons de leur refus. La moisson d’arguments est riche, et fort intéressante.
Une ligne de défense simple et efficace
La perspective d’une libéralisation du rite traditionnel de la messe a en effet pris de court les évêques français et, en général, la faction dominante de l’Église de France.
Face aux revendications des « traditionalistes », les évêques campaient depuis des années sur une ligne de défense à la fois simple et assez efficace, en somme.
Leur argument principal était le suivant : ce qu’un concile et un pape ont pu légitimement établir dans l’ordre disciplinaire concernant la forme liturgique, un autre concile et un autre pape pouvaient tout aussi légitimement le modifier.
Ce que le concile de Trente et saint Pie V ont établi, très légitimement à leur époque, le concile Vatican II et Paul VI ont donc pu, très légitimement, le modifier à notre époque.
Si les « traditionalistes » refusent aujourd’hui d’obéir à Paul VI, comme ils ont obéi à saint Pie V auparavant, c’est tout simplement qu’il s’agit de désobéissants, d’adeptes du libre examen, de gens qui n’ont pas l’esprit de l’Église.
L’argument de l’obéissance
La force de cet argument est d’esquiver toute discussion sur le fond, sur le bien-fondé et l’orthodoxie de la réforme liturgique : car, sur ce point, les « traditionalistes » auraient des choses à dire que les évêques n’ont aucune envie d’entendre, encore moins d’écouter.
Aux yeux des évêques (et c’est tout le confort de cet argument de l’obéissance), quoi que les « traditionalistes » opposent, ils ont forcément tort, puisqu’ils dénient de façon incohérente à Paul VI ce qu’ils reconnaissent à saint Pie V : le droit de promulguer un rite liturgique modifié.
L’indult de 1984 et son avatar de 1988, même s’ils agacent les évêques français, ne changent pas fondamentalement la donne : l’évêque diocésain conserve toujours la haute main sur la permission de la messe traditionnelle, et il n’a jamais besoin de se justifier pour l’accorder ou la refuser.
Vent debout contre l’idée d’un Motu proprio
Du fameux Motu proprio annoncé comme l’Arlésienne, personne ne sait à ce jour rien de certain. Les évêques ont donc réagi sur la base de bruits et de rumeurs, que l’on peut résumer de la manière suivante : le Motu proprio, d’une façon ou d’une autre, donnerait aux prêtres, fût-ce de façon encore limitée et restrictive, une liberté de célébrer la messe traditionnelle qui, pour une part, échapperait au contrôle plénier de l’évêque diocésain.
Et cela, de par la volonté et l’institution du pape lui-même (« De Notre propre mouvement… »).
Les évêques français étant en réalité, dans leur grande majorité, profondément opposés à la messe traditionnelle, hostiles à son existence et à sa célébration, se trouvent évidemment vent débout contre la perspective qu’offrirait ce Motu proprio.
Retournement dialectique
Mais malheureusement pour eux, dans les circonstances présentes, l’argument si simple et si efficace qu’ils ont utilisé durant de longues années pour rejeter les revendications « traditionalistes » se retourne brutalement contre eux.
Car les « traditionalistes » sont aujourd’hui fondés à leur dire, en reprenant leur propre position des vingt ou trente dernières années : « Ce qu’un pape, Paul VI, a pu faire légitimement dans le passé, à savoir interdire la messe traditionnelle, un autre pape, Benoît XVI, peut aujourd’hui le défaire légitimement, en autorisant de nouveau cette messe traditionnelle ».
Les évêques français ont très vite senti le danger de ce retournement dialectique à leur détriment. D’autant qu’il s’y adjoignait pour eux une faiblesse médiatique majeure, et dont ils ont viscéralement horreur : celle de passer pour des oppresseurs, des ennemis de la liberté, des persécuteurs.
Faiblesse médiatique
En effet, l’opinion publique ne comprend plus, désormais, pourquoi la « messe en latin » serait encore interdite. Célébrer l’ancienne messe semble aujourd’hui, pour le plus grand nombre, une liberté vraiment innocente.
En réclamant publiquement cette liberté, les « traditionalistes » se rangent aujourd’hui en quelque sorte automatiquement parmi les défenseurs de la liberté.
En la combattant, au contraire, les évêques français se retrouvent à leur grand dam parmi les ennemis de la liberté, les « coincés », les réactionnaires, les autoritaires, les intolérants.
Changement de stratégie
Conscients de ce piège fatal, les évêques français ont entrepris de changer de stratégie. Abandonnant le terrain désormais miné du « pur disciplinaire », ils ont commencé à reprendre et à rajeunir les arguments des années 60–70, les arguments de fond en faveur de la liturgie nouvelle et contre la liturgie traditionnelle, arguments théologiques, ecclésiologiques, liturgiques.
Mais là, évidemment, les « traditionalistes » peuvent se mettre en embuscade et marquer des points. Car si l’argument du « pur disciplinaire » est extrêmement difficile à contrer dans la pratique (que répondre à celui qui ne fait que répéter : « Obéissez, obéissez ! »), les arguments de fond ont été, durant les quarante dernières années, largement travaillés par les « traditionalistes ».
Ceux-ci connaissent donc bien le terrain, possèdent des arguments variés et référencés, et ont l’habitude de manier de telles armes. Ce changement forcé des évêques français est donc incontestablement une bonne nouvelle pour le combat « traditionaliste ».
Nous allons, pour mieux le faire comprendre, présenter quelques-uns des nouveaux terrains où se sont aventurés ces derniers temps, à notre avis assez imprudemment, plusieurs évêques français, ainsi que quelques-uns de leurs pistoleros théologiques.
Une notion erronée du sacré
Le premier reproche avancé contre la liturgie traditionnelle est de véhiculer une notion erronée et non chrétienne du sacré. C’est ce qu’affirme Mgr Pierre Raffin, évêque de Metz : « Le sacré requiert-il que l’on dérobe la célébration des mystères en tenant les fidèles à distance de l’autel ? La messe n’est pas un saint spectacle auquel assisteraient les fidèles recueillis ».
Un courrier présenté avec faveur dans La Croix du 2 novembre va dans le même sens : « N’assistons-nous pas à un retour du « sacré » (cléricalisation intense : le prêtre seul intercesseur entre une divinité plus ou moins menaçante et le peuple ignorant) au détriment du « divin » (découverte et relation avec un Dieu Amour) ? Se replier sur la « boutique », en pratiquant des rites pompeux et mystérieux (avec des vêtements, des ornements et des accessoires surannés), n’est-ce pas une manière de se rassurer en restant entre initiés, une sorte de cocooning catho… de plus en plus loin du monde et de l’Évangile ? »
Peur et repli
Revenir au rite traditionnel constitue également, pour les évêques français, une attitude de peur et de repli. C’est ce que veut démontrer Mgr Bernard Housset, évêque de Montauban : « Toute liturgie est un acte public qui assure une certaine lisibilité de la foi. Comment celle-ci sera-t-elle perçue si l’Église, en mettant sur le même plan la messe de Pie V et celle de Paul VI, donne l’impression qu’elle revient en arrière ? »
Le père Gilbert Caffin, ancien représentant de l’Office international de l’Enseignement catholique au Conseil de l’Europe, a longuement développé cette idée dans L’Humanité du 17 octobre : « Revenir au rite tridentin peut apparaître comme une peur face à cette ouverture au monde, mais également comme le choix d’un repli identitaire. (…)
« Les fidèles ont peur d’un retour à une Église qui se replie dans la nostalgie, d’une Église qui postule que le monde est mauvais, qu’il est sous l’emprise du démon, et qui professe que la meilleure chose est de se réfugier dans la citadelle catholique. Cette décision de revenir à la messe en latin peut être interprétée comme la victoire de ceux qui ont peur d’une perte d’identité sur ceux qui veulent continuer à être proches des hommes et de leur vie ».
Deux accents théologiques opposés
Ces deux critiques, notion erronée du sacré et climat de repli, sous-entendent que les deux messes ne peuvent être mises à égalité : la nouvelle messe est différente, et meilleure. C’est ce que rappelle vivement Mgr Jacques Noyer, évêque honoraire d’Amiens :
« L’enjeu de ce retour aux habitudes d’hier est bien l’image que l’Église se fait d’elle-même et qu’elle veut montrer au monde. Si, comme elle le croit, elle est le Sacrement de l’union des hommes dans l’amour du Père, elle dit mieux et plus fort avec quelques gestes publics qu’avec de lourdes thèses de théologie réservées aux spécialistes. Quand le prêtre tourne le dos au peuple et se met à parler dans une autre langue, il est habité par un autre esprit que lorsqu’il s’assoit au milieu de tous pour partager avec tous sa joie de croire. D’un côté, un Dieu, juge et chef, qui demande à être obéi ; de l’autre, un Dieu qui envoie son Fils pour révéler son cœur de Père. D’un côté, des officiers fiers de la part d’autorité divine qu’il leur a déléguée, de l’autre, des frères choisis pour lire avec eux l’Évangile de Jésus-Christ ».
Le père Gaston Piétri, vicaire épiscopal d’Ajaccio, a résumé nettement l’enjeu dans La Croix du 25 novembre : « Il est clair, pour qui connaît le contexte du concile de Trente et celui de Vatican II, que le rite mis en place après Vatican II représente un certain déplacement d’accents doctrinaux ».
L’engagement d’un abbé bénédictin
Dom Jean-Pierre Longeat, abbé de Ligugé, dans La Croix du 23 octobre, a apporté une justification théologique assez systématique de ce point crucial. Il importe de le citer un peu longuement.
« La liturgie est un lieu théologique. L’Ordo missæ de 1969 met en œuvre en particulier la théologie de la constitution dogmatique sur l’Église. Lumen gentium présente l’Église à la fois comme Corps mystique du Christ et comme Peuple de Dieu réuni au nom du Christ ; ainsi le Concile dit que l’Église est « en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». Face aux dangers de l’individualisme lié à l’évolution des mentalités depuis plusieurs siècles, Vatican II et la réforme liturgique qui en est issue insistent sur le rassemblement ecclésial comme sacrement global. (…)
« La priorité théologique du concile de Trente était autre (même si l’aspect ecclésial y était présent) : mettre en valeur la réalité de la présence du Christ dans le pain et le vin eucharistiés, et le rôle sacramentel du prêtre, contre la Réforme protestante. C’est pourquoi l’action sacrée du prêtre y est tant valorisée. Les paroles qu’il prononce in persona Christi permettent la transsubstantiation du pain et du vin en Corps et Sang du Christ. Certes, dans le rituel de 1969, les ministres gardent bien un rôle essentiel dans ce domaine, mais l’insistance porte aussi sur le fait qu’ils agissent comme ministres de la communauté ecclésiale (in persona Ecclesiæ), ministres « de la Tête et du Corps ».
« Avec l’une et l’autre de ces théologies, des abus sont toujours possibles. Cependant, l’Ordo missæ promulgué par Paul VI, établi sur une relecture approfondie de la tradition occidentale, n’est pas attaquable. Le Saint-Siège a engagé son autorité sur la théologie qui s’y déploie et qu’il a jugée, en communion avec les évêques réunis en concile oecuménique, bonne et nécessaire pour la vie de l’Église catholique.
« Vouloir encourager dans l’Église latine le retour à un autre accent théologique, par extension de l’Ordo de 1962, c’est générer un trouble très profond dans le peuple de Dieu, dont les membres seront dangereusement livrés aux choix de leur subjectivité selon leurs goûts et leur sensibilité du moment ».
Lien essentiel avec Vatican II
On serait en droit de s’étonner de ces affirmations. Car enfin, la liturgie est-elle l’expression temporaire de la théologie d’un concile déterminé, ou l’expression toujours vivante, car enracinée dans la tradition, du mystère de la foi ?
Mais la solution de cette difficulté est clairement donnée par une rafale de déclarations épiscopales : il y a bien, dans la liturgie nouvelle, un lien essentiel avec le concile Vatican II. Et c’est parce que la liturgie traditionnelle manque de ce lien qu’elle est désormais, aux yeux des évêques de France, radicalement irrecevable.
La Croix du 12 octobre note ainsi : « Le rite actuel, dit « de Paul VI », est selon un adversaire de la réforme en cours de préparation, lié au concile Vatican II. La possibilité de dire la messe en rite tridentin serait alors la conséquence d’une acceptation partielle, et non totale, de ce concile, pourtant dit « oecuménique » ».
La liturgie du Concile
Mgr Emmanuel Lafont, évêque de Cayenne, renchérit : « La liturgie de Vatican II, promulguée par les papes successifs, met en prière la foi du Concile. Les deux (foi et prière) sont inséparables, ainsi que le vieil adage le souligne : Lex orandi, lex credendi ».
Quant aux évêques de la province de Besançon, et des évêchés de Strasbourg et de Metz, ils n’hésitent pas à dire dans un communiqué public : « Estimant que la liturgie est l’expression de la théologie de l’Église, les évêques redoutent que la généralisation de l’usage du Missel romain de 1962 ne relativise les orientations du concile Vatican II ».
Mgr Bernard Panafieu, archevêque émérite de Marseille, entreprend alors de débusquer ce qui, aux yeux des évêques de France, se cacherait nécessairement derrière la demande de la liberté de la messe traditionnelle : « La question de la liturgie camoufle une réalité beaucoup plus importante : quelle foi la liturgie exprime-t-elle et quelle Église constitue-t-elle ? »
Porte-drapeau d’une critique du Concile
Et Mgr Marcel Herriot, évêque de Soissons, répond sans ambages à la question posée : « Les prêtres traditionalistes, les responsables de ce courant utilisent la messe en latin comme porte-drapeau d’une vision du monde et de l’homme contraire à l’esprit de la constitution conciliaire L’Église dans le monde de ce temps. La violence et l’arrogance des leaders de ce courant ne sont pas compatibles avec les valeurs de l’Évangile des Béatitudes ».
Le père Gaston Piétri, dans le texte déjà cité, entre dans les détails nécessaires : « L’archevêque de Malines-Bruxelles a comparé la revendication de la messe selon l’ancien rite à une « locomotive » et s’interroge sur ce que cachent les « wagons ». C’est sans doute l’inventaire de ces « wagons » qu’il convient d’effectuer.
« Ce n’est pas se réconcilier que de crier « Nous avons gagné ». Car, ce qui pourrait gagner, c’est toute une logique dans la conception des rapports de l’homme avec Dieu et de l’Église avec le monde. Cette logique s’était clairement manifestée au XIXe siècle, en France notamment, à travers la manière dont les traditionalistes de l’époque ont rejeté radicalement la société moderne au lieu d’opérer un sain discernement ».
Voici donc quelques-uns des arguments que nous allons devoir désormais affronter. Ils sont graves, ils peuvent paraître impressionnants. Mais en réalité, ils prêtent largement le flanc aux contre-attaques « traditionalistes ».
Car la simple affirmation de Mgr Lafont, par exemple, parlant de « la foi du Concile » et sous-entendant que cette foi se distinguerait de la foi catholique tout court, ouvre des perspectives réellement vertigineuses. Il faudra y revenir.
Abbé Grégoire Celier