20 octobre 1980

Lettre du Cardinal Seper à Mgr Lefebvre du 20 octobre 1980

Excellence,

Dans les der­niers mois de 1976, le pape Paul VI confiait à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi le soin d’examiner vos propres posi­tions par rap­port à l’enseignement et à la dis­ci­pline du Siège Apostolique.

En exé­cu­tion de ce man­dat, la Congrégation a étu­dié vos posi­tions sui­vant les normes de sa « Ratio agen­di » du 15 jan­vier 1971 ; après l’examen ordi­naire du dos­sier par les consul­teurs et les car­di­naux, deux lettres vous ont été envoyées res­pec­ti­ve­ment les 28 jan­vier et 16 mars 1978, pour vous deman­der des expli­ca­tions sur les points fai­sant dif­fi­cul­té. Après récep­tion de vos réponses, tou­jours confor­mé­ment à la « Ratio agen­di », un col­loque fut pré­vu, que les évé­ne­ments retar­dèrent et qui ne put se tenir que les 11 et 12 jan­vier 1979. A l’issue de ce col­loque, vous avez esti­mé devoir récu­ser la pour­suite de la pro­cé­dure nor­male, et faire direc­te­ment appel à Sa Sainteté le pape Jean-​Paul II, que vous aviez ren­con­tré quelques semaines aupa­ra­vant. C’est alors que le Souverain Pontife m’a man­da­té per­son­nel­le­ment afin de pour­suivre le dia­logue avec vous, en une série de ren­contres pri­vées qui se sont dérou­lées à cinq reprises entre le 8 mai 1979 et le 27 mars de la pré­sente année.

Au cours de ces dif­fé­rentes étapes, un cer­tain nombre de ques­tions ont été abor­dées. Il me faut main­te­nant ten­ter de faire le point, en vue d’aboutir si pos­sible à une solu­tion concrète.

Je crois pou­voir dire que, grâce à vos expli­ca­tions, cer­tains aspects de votre situa­tion, de vos inten­tions, de vos actions, appa­raissent plus clai­re­ment que dans vos écrits ou dis­cours pré­cé­dents, et cela n’est pas sans appor­ter quelque élé­ment posi­tif. Malheureusement, l’écart entre vos posi­tions et celles du Siège Apostolique n’en est pas réduit pour autant, car il sub­siste des dif­fi­cul­tés dans cer­taines décla­ra­tions lors du col­loque ou de nos entre­tiens privés.

De plus, vous avez conti­nué publi­que­ment à poser des actes et à tenir des pro­pos qui consti­tuent autant d’obstacles à la solu­tion espé­rée. Pour la clar­té du dia­logue, je dois ici les mentionner.

1°) Malgré ce que vous aviez annon­cé à la fin du col­loque de jan­vier 1979 et la pro­messe que vous m’avez faite lors de notre entre­tien du 23 juin 1979, vous avez à nou­veau don­né le sacre­ment de Confirmation en cer­tains dio­cèses, sans motif objec­tif, et au mépris de la pro­hi­bi­tion légi­ti­me­ment faite par l’Ordinaire du lieu ; et sur­tout, vous avez conti­nué à confé­rer le sacre­ment de l’Ordre, à Ecône ou en d’autres lieux, en juin et octobre 1979, en mars, en mai et en juin 1980. Vous savez pour­tant quelles ins­tances ont été faites près de vous à ce sujet !

2°) Dans le col­loque pré-​cité, vous avez recon­nu la vali­di­té du nou­vel Ordo Missae ; chose que vous réaf­fir­mez en écri­vant au Saint-​Père le 8 mars 1980 : « Quant à la messe du Noms Ordo, mal­gré toutes les réserves qu’on doit faire à son égard, je n’ai jamais affir­mé qu’elle est de soi inva­lide ou héré­tique. » Pourtant, le 8 novembre 1979, dans un texte inti­tu­lé : « Position de Mgr Lefebvre sur la nou­velle messe et le pape », vous décla­rez ce qui suit : « Au sujet de la nou­velle messe, détrui­sons immé­dia­te­ment cette idée absurde : si la nou­velle messe est valide, donc on peut y par­ti­ci­per. L’Eglise a tou­jours défen­du d’assister aux messes des schis­ma­tiques et des héré­tiques, même si elles sont valides. Il est évident qu’on ne peut pas par­ti­ci­per à des messes sacri­lèges, ni à des messes qui mettent notre foi en dan­ger. Or il est aisé de démon­trer que la messe nou­velle […] mani­feste un rap­pro­che­ment inex­pli­cable avec la théo­lo­gie et le culte pro­tes­tant. » Plus loin, vous ajou­tez : « On peut donc, sans exa­gé­ra­tion aucune, dire que la plu­part de ces messes sont sacri­lèges et qu’elles per­ver­tissent la foi tout en la dimi­nuant » ; vous affir­mez qu’elles ne peuvent per­mettre de satis­faire au pré­cepte domi­ni­cal, et vous jetez la sus­pi­cion sur tous ceux – prêtres et évêques – qui les célèbrent. Des décla­ra­tions aus­si nettes et aus­si moti­vées ne per­mettent pas d’accepter l’explication que vous m’avez don­née lors de notre entre­tien du 27 mars der­nier, à savoir que vous vous seriez seule­ment « mal exprimé ».

3° Enfin, il n’est pas pos­sible de pas­ser sous silence l’introduction que vous avez signée pour la publi­ca­tion dans la revue Itinéraires (mai 1979) des actes de la pro­cé­dure (« La Tradition face à l’œcuménisme libé­ral : Ecône face à l’ex-Saint-Office »), et moins encore des pro­pos tenus lors de vos dépla­cements, pro­pos qui cri­tiquent avec constance – et, permettez- moi de le dire, avec des géné­ra­li­sa­tions hâtives qui sont autant d’injustices graves – un cer­tain nombre des Actes du Concile Vatican II, les réformes qui en sont issues, la Curie romaine et toute la Hiérarchie catho­lique. Qu’il me suf­fise de rap­pe­ler entre autres vos confé­rences à Bruxelles le 30 novembre 1979 et à Madrid le 19 avril 1980, ain­si que votre homé­lie de Venise le 7 avril der­nier, et même encore celle que vous avez pro­non­cée le 27 juin à Ecône.

En dépit de tout cela, et comme je crois vous l’avoir rap­pe­lé à cha­cune de nos ren­contres pri­vées, le Saint-​Père s’est tou­jours mon­tré dési­reux que soit trou­vée une solu­tion à votre cas. Tout en atten­dant de vous une claire mani­fes­ta­tion de regret pour les attaques injustes que vous avez for­mu­lées à l’encontre du Concile, des évêques et même du Siège Apostolique, ain­si que pour les dif­fi­cul­tés et même le trouble que votre action a sus­ci­té par­mi les fidèles, le pape Jean-​Paul II demeure à votre égard dans des sen­ti­ments de pater­nelle cha­ri­té. C’est selon ses indi­ca­tions per­son­nelles que je vous pré­sente main­te­nant d’ultimes propositions.

1°) En ce qui concerne l’adhésion aux ensei­gne­ments du Concile Vatican II, – que vous vous décla­rez prêt à accep­ter dans le sens indi­qué par le pape Jean-​Paul II, c’est-à-dire « com­pris à la lumière de toute la sainte Tradition et sur la base du Magistère constant de l’Eglise » (Allocution au Sacré Collège, 5 novembre 1979, cf. A.A.S. LXXI (1979–11), p. 1452 : « qua­te­nus intel­li­gi­tur sub sanc­tae Traditionis lumine et qua­te­nus ad constans Ecclesiae ipsius magis­te­rium refer­tur ») –, le Saint-​Père attend de vous ce qui est aus­si requis de cha­cun dans l’Eglise, à savoir ce « reli­gio­sum volun­ta­tis et intel­lec­tus obse-​quium » dû au Magistère authen­tique du Pontife Romain, même lorsqu’il ne parle pas « ex cathe­dra », et à l’enseignement sur la foi et les mœurs don­né au nom du Christ par les évêques en com­mu­nion avec le Pontife Romain (cf. Constitution Lumen Gentium, n. 25).

Bien enten­du, une telle adhé­sion doit tenir compte de la qua­li­fi­ca­tion théo­lo­gique que le Concile lui-​même a vou­lu don­ner à ses ensei­gne­ments, et qui figure dans ses Actes sous forme d’une Notification faite au cours de la 125e Congrégation géné­rale, le 16 novembre 1964 ; je ne crois pas inutile d’en rap­pe­ler ici l’essentiel : « Compte tenu de l’usage des Conciles, et du but pas­to­ral du Concile actuel, celui-​ci ne défi­nit comme devant être tenus par l’Eglise que les seuls points concer­nant la foi et les mœurs qu’il aura clai­re­ment décla­rés tels. Quant aux autres points pro­po­sés par le Concile, en tant qu’ils sent l’enseignement du Magistère suprême de l’Eglise, tous et cha­cun des fidèles doivent les rece­voir et les entendre selon l’Esprit du Concile lui-​même, qui res­sort soit de la matière trai­tée, soit de la manière dont il s’exprime, selon les normes de l’interprétation théologique. »

2°) En ce qui concerne la litur­gie, le Saint-​Père attend de vous que vous accep­tiez sans res­tric­tions la légi­ti­mi­té de la réforme deman­dée par le Concile Vatican II, aus­si bien dans son prin­cipe que dans ses appli­ca­tions conformes au Missel et aux autres livres litur­giques pro­mul­gués par le Siège Apostolique. Il attend aus­si de vous que vous vous enga­giez à ces­ser de jeter la sus­pi­cion sur l’orthodoxie de lOrdo Missæ pro­mul­gué par le pape Paul VI.

Vous com­pren­drez que c’est là une condi­tion préa­lable et indis­pen­sable. Celle-​ci rem­plie, le Saint-​Père pour­rait envi­sa­ger d’autoriser la célé­bra­tion de la Sainte Messe selon le rite du Missel Romain anté­rieur à la réforme de 1969.

3°) En ce qui concerne enfin le minis­tère pas­to­ral et les œuvres, le Saint-​Père attend de vous que vous accep­tiez de vous confor­mer aux normes du droit ecclé­sias­tique com­mun, notam­ment pour tout ce qui concerne les ordi­na­tions, les confir­ma­tions, les céré­mo­nies pon­ti­fi­cales, les érec­tions d’instituts reli­gieux, la for­ma­tion des clercs, les acti­vi­tés apos­to­liques dans les diocèses.

Dans cette pers­pec­tive, le Saint-​Père serait prêt à dési­gner un délé­gué per­son­nel direc­te­ment res­pon­sable devant lui, qui aurait pour mis­sion d’étudier avec vous la régu­la­ri­sa­tion de votre propre situa­tion ain­si que celle des membres de la Fraternité S. Pie X par un sta­tut juri­dique apte à régler une ques­tion de soi assez complexe.

Permettez-​moi de rap­pe­ler à ce pro­pos que vous-​même, lors du col­loque de jan­vier 1979, aviez décla­ré pou­voir accep­ter cette éven­tuelle nomi­na­tion d’un délé­gué pontifical.

Une fois enfin accep­tés par vous ces points pré­cis – et ce devrait être dans une décla­ra­tion pou­vant être ren­due publique –, le Souverain Pontife serait dis­po­sé à lever les cen­sures cano­niques et les irré­gu­la­ri­tés qui ont été encou­rues par vous-​même et par les prêtres que vous avez illé­gi­ti­me­ment ordon­nés depuis 1976 (pour ces der­niers, bien enten­du, s’ils adhèrent à votre propre démarche).

Telles sont, Excellence, les pro­po­si­tions que le pape Jean- Paul II m’a char­gé de vous communiquer.

Je les confie à votre atten­tion et à votre médi­ta­tion sous le regard du Seigneur et de sa Sainte Mère, en vous deman­dant de consi­dé­rer qu’elles appellent de votre part une réponse accor­dée au carac­tère grave des déci­sions qui devront désor­mais être prises.
Veuillez agréer, Excellence, l’expression de mes sen­ti­ments fra­ter­nels et dévoués..

+ Franc, card. Seper

Source : Mgr Marcel Lefebvre et le Vatican sous le pon­ti­fi­cat de Jean-​Paul II