Monseigneur, votre dernière déclaration publique est un violent acte d’accusation contre la réunion de prière d’Assise… N’avez-vous pas l’impression de confondre l’œcuménisme du pape Wojtyla avec l’idéologie déformée du dialogue inter-religieux – si en vogue au cours des années passées – qui nie l’unicité historique du salut chrétien ?
Mgr Lefebvre – Je ne vois qu’un type d’œcuménisme : celui promu par le Concile, qui souligne le respect et la collaboration avec les fausses religions, mises sur le même pied. C’est une conception nouvelle, en contradiction avec la Tradition, qui a été ainsi imposée. A la place de l’Église « missionnaire » apparaît la nouvelle Église « œcuménique ». La réunion d’Assise consacre cette nouvelle Église, et cela est énorme, scandaleux. D’autre part, cette initiative a un précédent significatif : il y a près d’un siècle, en 1894, à Chicago, se tint un spectaculaire Congrès des religions mondiales auquel prirent part des évêques catholiques américains.
Si on rapproche leurs discours d’alors de celui qu’a adressé le Pape aux cardinaux en décembre dernier sur l’« esprit d’Assise », on relève des analogies impressionnantes. Mais, il y a un siècle, le pape Léon XIII condamna sans réserve la participation des évêques des États-Unis au Congrès de Chicago. Non, c’est un scandale, un blasphème public : pensez aux missionnaires catholiques qui, en Afrique, ont vu à la télévision les représentants des religions animistes prier à Assise à l’invitation du Pape… Dans quel esprit pourront-ils continuer l’œuvre ardue de l’évangélisation parmi les populations qui suivent ces rites païens ? Si le salut est possible même sans la conversion au Christ dans l’Église, et en continuant d’adorer ses faux dieux, quel sens a encore la mission ? Toutes les religions sont donc égales, bonnes… Si ce pape avait vécu au temps des persécutions romaines des premiers siècles, peut-être le christianisme aurait-il trouvé une place respectable au Panthéon des religions.
Vous tracez une caricature de l’œcuménisme du Pape ! Jean-Paul II n’a jamais dit que toute religion est une voie ordinaire dé salut. Même à Assise, il a proclamé sans équivoque la certitude que seul le Christ sauve et mène à bonne fin le sens religieux naturel.
Mgr Lefebvre – Certes, la position du Pape n’est pas celle du libéralisme pur, selon lequel toutes les religions se valent. Mais on peut parler de catholicisme libéral, qui donne la première place à la conscience et rend subjective la vérité que pourtant il professe. Vous n’êtes pas d’accord, mais si l’on examine attentivement le protocole suivi à Assise, on« voit comment la « philosophie » inspiratrice a été de mettre sur un plan d’égalité absolue, toutes les religions représentées. On peut objecter que le Pape siégeait au centre des invités, mais je suis sûr que quand il se rendra à Tokyo, lors de la prochaine édition de la réunion de prière, n’étant plus maître de maison, il n’occupera pas une place spéciale ou prééminente. Il sera un parmi les autres.
Pourtant, lorsque vous êtes sorti de l’audience du 18 novembre 1978, le ton de vos déclarations était bien différent : « J’ai confiance, avez-vous dit, avec Jean-Paul II tout devient possible ». A quoi attribuez-vous votre changement d’attitude ?
Mgr Lefebvre – J’avais été frappé par un passage de son discours dans lequel il affirmait que le Concile devait être lu à la lumière de la Tradition. Enfin ! me dis-je, on peut espérer une révision de Vatican II. Mais, mon attente a été déçue. Qui sait, ce furent peut-être les hommes de la Curie qui l’empêchèrent d’avancer sur cette voie… Tout le monde sait qu’agit au Vatican une influente mafia libérale-maçonnique sans le « placet » de laquelle aucun changement n’est possible. Aussi est-on arrivé au moment actuel de l’Église où l’on célèbre le triomphe du libéralisme.
Après cette audience, n’avez-vous plus rencontré le Pape en privé ?
Mgr Lefebvre – Non, je n’ai eu de contacts « officiels » qu’avec le cardinal Ratzinger, le cardinal Oddi et le cardinal Gagnon. A titre plus « officieux » j’ai aussi rencontré le Français Jean Guitton, qui se montre extrêmement intéressé à mon « cas ».
On peut se douter qu’au cours de ces entretiens vous avez discuté d’éventuelles solutions de votre « cas ». Peut-on en parler ?
Mgr Lefebvre – Le Saint-Siège serait disposé à « régulariser » l’existence de notre œuvre, la « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X », à laquelle fut retirée en 1975, par une décision que je tiens pour invalide au plan juridique, l’approbation ecclésiastique accordée le 1er novembre 1970. On a dit que le Pape serait tout à fait disposé à ériger la Fraternité en Prélature personnelle. Nous aurions en outre l’ autorisation, déjà prévue en partie par l’indult de 1984, de célébrer la messe selon l’ancien rite de saint Pie V. Le tout à condition, cependant, que nous souscrivions à une déclaration de pleine acceptation des décrets et réformes de Vatican II. Mais, cela en conscience, ne nous est pas possible.
Le 29 janvier 1979, vous avez déclaré avec satisfaction à un journal suisse : « Le Pape lui-même m’a dit qu il suffirait d’une déclaration de ma part, dans laquelle je dise accepter le Concile selon la Tradition ». Un accord est alors apparu possible, ou bien faisons-nous erreur ?
Mgr Lefebvre – Même le cardinal Ratzinger, quand il fut nommé Préfet de l’ex Saint Office, pensa que notre cas pourrait être résolu en quelques mois. Mais il faut être honnête. La phrase que vous avez citée peut être interprétée de diverses manières. Que signifie « accepter le Concile selon la Tradition ? » Nous en avons parlé plusieurs fois, précisément avec le cardinal Ratzinger pour lui, cela veut dire que les thèses de Vatican II devraient être intégrées dans celles de la Tradition. Mais, intégrer, est un verbe encore vague. A mon avis, il convient de distinguer. Il y a quelques textes conciliaires évidemment, conformes à la Tradition, qui ne posent aucun problème : je pense à Lumen Gentium, mais aussi à d’autres documents, tel celui sur la formation sacerdotale et sur les séminaires. Il y a ensuite des textes ambigus, qui peuvent cependant d’une certaine manière être correctement « interprétés » selon le Magistère précédent. Mais il y a aussi des textes franchement en contradiction avec la Tradition et qu’il n’est possible en aucune manière d’« intégrer » : la Déclaration sur la Liberté religieuse, le décret sur Oecuménisme, celui sur la Liturgie. Ici, l’accord devient impossible…
Pour autant que nous le sachions, vous avez voté en faveur du décret sur la Liturgie…
Mgr Lefebvre – Oui, je dois l’admettre… mais, je ne pouvais prévoir jusqu’où irait la réforme liturgique…
Et vous avez célébré pendant quelques années, la messe selon le nouveau rite…
Mgr Lefebvre – J’ai célébré la messe selon les nouvelles directions liturgiques de 1965, mais jamais selon celles définitives de 1968 et qui portent la signature de Mgr Bugnini. De toute façon, c’est la Déclaration sur la Liberté religieuse qui est la vraie pomme de discorde, parce que de l’introduction de ce principe libéral dans l’Église, découlent les autres erreurs. La rupture avec la Tradition dans ce cas est évidente : onze papes, de Pie VI à Pie XII, ont condamné le libéralisme, le Concile l’a approuvé. Personne ne peut me convaincre qu’il n’existe pas une contradiction. Quand, au cours de l’audience que j’eus à Castelgandolfo en septembre 1976, je posai la question à Paul VI, il me répondit : « On n’a pas le temps maintenant de parler de théologie ». Comme s’il s’agissait d’une question purement académique !
Et le cardinal Ratzinger, quelle réponse vous a‑t-il donnée ?
Mgr Lefebvre – Le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi m’avait demandé de mettre par écrit mes opinions et mes doutes sur ce thème. C’est ce que j’ai fait, et je lui ai envoyé en novembre 1985 une étude de cent cinquante pages dactylographiées. En janvier 1986, il m’a répondu qu’il avait reçu ces documents et qu’il en avait apprécié le soin philologique. Nous savons que le Saint Siège a demandé à tous les épiscopats d’envoyer à Rome une étude sur le thème de la liberté religieuse et que l’épiscopat français a déjà envoyé sa contribution. Le père jésuite qui en est le rédacteur écrit : « Il est tragique que tous les papes du XIXe siècle n’aient pas compris la vérité chrétienne qui se trouve dans les principes de la Révolution française » . Vous voyez, il y a rupture, et comment !
Révisiter Vatican II
Étant donné ces préliminaires, la seule solution du « cas » Lefebvre que vous puissiez accepter, semblerait être un désaveu public de Vatican II par le Souverain Pontife. Mais, est-ce que vous voyez le Pape, un dimanche matin, se montrer place Saint-Pierre et annoncer aux fidèles qu’après plus de vingt ans, il s’est avisé que le Concile s est trompé et qu il faut abolir au moins deux décrets votés par la majorité des Pères et approuvés par un Pape ?
Mgr Lefebvre – Allons donc ! A Rome, on saurait bien trouver une modalité plus discrète… Le Pape pourrait affirmer avec autorité que quelques textes de Vatican II ont besoin d’être mieux interprétés à la lumière de la Tradition, de sorte qu’il devient nécessaire de changer quelques phrases, pour les rendre plus conformes au Magistère des papes précédents.
Il faudrait qu’on dise clairement que l’erreur ne peut être que « tolérée », mais qu’elle ne peut avoir de « droits » ; et que l’Etat neutre au plan religieux ne peut, ni ne doit exister. Mais, bien sûr, je ne me fais pas d’illusions : même si le Pape voulait apporter ces corrections, il ne pourrait pas le faire. Cette « mafia libérale-maçonnique » à laquelle j’ai déjà fait allusion, ne peut le tolérer.
Vous avez un certain penchant à voir des « complots » un peu partout. Cinq jours avant d’être frappé de la suspense « a divinis », écrivant à Paul VI, vous avez dénoncé « une entente secrète entre de hauts dignitaires ecclésiastiques et francs-maçons, établie dès avant le Concile »…
Mgr Lefebvre – Mais, tous les journaux américains ont écrit que, avant le Concile, le cardinal Bea, fondateur du Secrétariat du Vatican pour l’œcuménisme, rencontra à l’hôtel Astoria de New York, les chefs de la loge judéo-maçonnique la plus influente et leur demanda ce qu’ils espéraient du Concile. « Une déclaration sur la liberté religieuse », lui répondirent-ils.
Vous avez plusieurs fois qualifié de défenseurs de l’« ordre chrétien » des personnages comme Franco, Salazar et maintenant Pinochet. Les régimes dictatoriaux sont-ils donc la seule traduction historique possible de l’« Etat catholique » ?
Mgr Lefebvre – Prenons Pinochet. Je ne dis pas que son régime soit parfait, mais du moins trouvons-nous les principes chrétiens pour programme fondamental de son orientation politique. C’est un homme de justice et d’ordre et il favorise la présence de l’Église catholique, même si les évêques chiliens – quel paradoxe ! – ne lui sont nullement reconnaissants. Il semble plutôt que les évêques chiliens veuillent pour leur pays, un nouvel Allende. Par bonheur, le peuple catholique ne les suit pas sur ce point. Je suis allé à Santiago il y a un mois, pour inaugurer l’ouverture de l’une de nos églises. Je crois que les fidèles nous suivraient en masse, si nous avions suffisamment de prêtres, tant ils sont exaspérés par l’attitude de leur hiérarchie ! Quand Pinochet a échappé dernièrement à un attentat, il s’est déroulé dans la capitale des manifestations de solidarité et d’affection à son égard. Beaucoup d’entre elles ont eu un caractère religieux spontané. Les gens criaient : « Merci, très Sainte Vierge, d’avoir protégé la vie du général ».
Pouvez-vous tracer à grands traits, une carte de l’extension de votre Œuvre dans le monde ?
Mgr Lefebvre – Nous sommes présents dans vingt-huit nations et sur tous les continents, sauf l’Asie, bien que nous projetons de fonder une maison en Inde. Nous gérons cinq séminaires, environ quatre-vingt-dix prieurés, plusieurs écoles et à Paris, un Institut universitaire. Deux cents prêtres et cinquante religieuses sont effectivement membres de notre Fraternité. Mais, un bien plus grand nombre de prêtres et de sœurs, sans en être membres, se reconnaissent dans notre Œuvre.
Un isolement qui n’est qu’apparent
Votre isolement croissant dans l’Église ne fait-il pas grandir quelque doute en vous ?
Mgr Lefebvre – Notre isolement est plus apparent que réel. De nombreux évêques et au moins une dizaine de cardinaux m’ont dit en privé qu’ils partagent nos positions. Je pourrais dévoiler leurs noms et prénoms. Nous savons par exemple qu’un certain nombre de cardinaux n’étaient pas d’accord avec la réunion d’Assise et ont manifesté leurs réserves au Pape. Mais aussi, et surtout, nous ne nous sentons pas isolés par rapport au passé, à la Tradition. Nous nous faisons fort des paroles et du Magistère de l’Église qui nous a précédés.
Récemment, deux cas de défection dans vos rangs ont eu un écho discret dans l’opinion publique : les six jeunes séminaristes d’Ecône et le couvent du père Joly à Flavigny. Comment les expliquez-vous ?
Mgr Lefebvre – Les séminaristes ont été influencés par des prêtres de l’extérieur qui ont agité devant eux l’épouvantail de l’excommunication. Mais, il est normal que, dans un séminaire, il se produise de temps en temps des abandons. Il faut dire aussi que, en regard des défections motivées par notre « raidissement » présumé vis-à-vis de Rome, il y en a eu d’autres justifiées par notre « faiblesse » présumée à l’endroit du Pape.
Parler d ‘« influences extérieures » est peut-être valable pour ce qui concerne les jeunes séminaristes, mais cela ne tient pas dans le cas du père Joly.
Mgr Lefebvre – Il a toujours été un homme assez fermé. Il était difficile d’entrer dans son couvent. Un jour, presque à l’improviste, il a décidé d’accepter de nouveau la juridiction de l’évêque de Dijon. Etrange. II était beaucoup plus traditionaliste que nous. J’ai procédé à vingt-quatre ordinations sacerdotales dans son couvent. Il devra désormais célébrer la nouvelle messe de Paul VI.
La Foi Catholique en péril
Admettons, comme une simple hypothèse, que vous ayez raison. Est-ce que l’histoire de l’Église et la Tradition de ses saints ne nous enseignent pas précisément que la voie droite de l’obéissance est la seule qui avec le temps porte ses fruits ?
Mgr Lefebvre – S’il ne s’agissait que d’une difficulté « disciplinaire », je n’aurais aucune hésitation. Si Pie XII était aujourd’hui vivant et me demandait de fermer le séminaire d’Ecône, mon obéissance serait immédiate et sans problème. Mais, aujourd’hui, c’est la foi elle-même qui est en jeu. Je sens que l’Église « conciliaire » change et met en péril le centre de la foi catholique. Pour ce motif l’obéissance n’est plus possible. Même le Pape n’a pas le pouvoir de changer la foi, il n’en est que le serviteur. Accepter la liberté religieuse, l’oecuménisme, les réformes conciliaires, signifierait pour moi contribuer à l’œuvre d’« auto-démolition » de l’Église. En conscience, cela ne m’est pas possible. Le libéralisme du Pape détruit de l’intérieur la foi catholique.
Pardon, mais quelle définition donnez-vous de la foi ?
Mgr Lefebvre – La foi est l’enseignement de l’Église au cours des siècles, conformément à l’enseignement des Apôtres.
Cela semble plutôt une définition de la tradition, non de la foi…
Mgr Lefebvre – Alors, je vous donne une autre définition, celle que contient le serment anti-moderniste de Pie X : la soumission de l’intelligence et de la volonté à la Révélation de Dieu, parce que Dieu est l’autorité suprême et qu’Il ne peut se tromper.
Et il vous semble vraiment que Paul VI et Jean-Paul II ont changé en substance ce noyau fondamental de la foi ? Vous iriez jusqu à l’affirmer ?
Mgr Lefebvre – Je pense qu’ils donnent une autre définition de la foi. Pour eux la foi est un sentiment religieux, un acte intérieur, subjectif.
Subjectif ? « Redemptor Hominis dit que « le Christ est le centre du cosmos et de l’histoire ! » C’est autre chose que de l’intériorité pure !
Mgr Lefebvre – Mais alors, pourquoi mettent-ils une aussi grande emphase sur la conscience, sur le devoir de « respecter » les consciences ? La conscience est faite pour obéir à la Révélation, non pour soi-même. Le problème est que pour les derniers papes – chrétiennement parlant – le « sujet » vient avant « l’objet ». Tandis que pour la tradition de l’Église, c’est exactement le contraire qui est vrai : l’objet précède le sujet… Il existe donc une obligation morale d’adhérer à la foi catholique, que l’État, en tant qu’organisation suprême de la communauté publique, peut et doit reconnaître et privilégier.
Sans nier, du reste, un principe fondamental de la Tradition, saint Thomas en tête, à savoir que l’obéissance au donné de la Révélation, si elle n’est pas pleinement libre et consciente, n’est pas une véritable obéissance… En tout cas, on peut discuter sur la validité historique ou non de I’ « Etat catholique » dans le monde d ‘aujourd’hui ; ce qui apparaît pour le moins exagéré, c’est de faire de sa nécessité, un article de foi..
Mgr Lefebvre – A mon avis, les questions sont inséparablement connexes. L’acceptation du principe de la « liberté religieuse » manifeste une vision « subjective » de la foi. Le pape Wojtyla peut même affirmer que le Christ est le centre du cosmos et de l’histoire, mais en même temps percevoir cette affirmation comme l’« opinion » personnelle des catholiques. Niant, de cette manière, le caractère « exclusif » et « catholique », c’est-à-dire universel de la foi. Non, tout cela est inacceptable, cela va à l’encontre de la tradition, de la foi, à l’encontre du Magistère de onze papes, de Pie VI à Pie XII .Je choisis de suivre ces onze papes et non les deux derniers.
Avez-vous sacré secrètement un évêque ?
Monseigneur, vous avez plusieurs fois menacé de sacrer un évêque qui poursuive votre œuvre. D’aucuns pensent que vous avez déjà procédé secrètement, à un épiscopat : pouvez-vous en conscience démentir des rumeurs ?
Mgr Lefebvre – Oui, de la manière la plus catégorique. Si je le fais, je le ferai publiquement.
Quelles circonstances devront se produire pour que vous franchissiez ce pas gravissime qui entraîne « ipso facto », l’excommunication ?
Mgr Lefebvre – J’attends un signe de la Providence. Lequel, je ne sais pas. Je ne suis pas prêt à le faire tout de suite… peut-être d’ici un an. Mais, je veux préciser une chose : les évêques que je sacrerai, si j’en sacre, n’auront aucune autorité spéciale dans la Fraternité. Ils auraient pour seule tâche d’administrer les ordinations sacerdotales et de donner la Confirmation. Ils n’auront pas un territoire, une région ; la juridiction de l’Ordre appartient au Supérieur général : c’est lui le chef de la Fraternité, qui envoie les personnes et fonde les prieurés. Actuellement, le Supérieur général est l’abbé Schmidberger, qui a été élu par le chapitre général de 1982, avec un mandat de douze ans, donc jusqu’en 1994. C’est lui qui me succède comme autorité à l’intérieur de la Fraternité.
Sauf erreur de notre part, vous avez utilisé le pluriel, en parlant de sacres épiscopaux.
Mgr Lefebvre – Si en conscience je juge nécessaire, pour le bien de l’œuvre par moi fondée, de franchir ce pas, je procéderai non pas à un, mais à trois, quatre ou peut-être cinq sacres épiscopaux. L’œuvre a des maisons dans le monde entier et je dois en tenir compte en pensant à l’avenir.
Mais concrètement, qu’est-ce qui pourrait vous empêcher de faire ce geste ouvertement « schismatique » ?
Mgr Lefebvre – Si la situation ecclésiale redevenait normale, si on revenait à la Tradition, il n’y aurait plus de problème.
Dieu seul est maître de l’avenir
Monseigneur, comment imaginez-vous ce « retour » à la tradition ? Pensez-vous qu’il puisse se produire dans le cours des années qu’il vous reste à vivre ?
Mgr Lefebvre – Dieu le sait. Qui peut dire quels événements nous réserve le proche avenir ? Peut-être un conflit nucléaire éclatera-t-il et la situation changera-t-elle radicalement… Que le changement advienne sous ce pontificat, pour le moment cela semble improbable, presque un miracle. Mais qui sait ?
A la seule pensée de terminer votre vie non réconcilié avec l’Église, quels sentiments éprouvez-vous ?
Mgr Lefebvre – On ne peut considérer comme hors de l’Église que ceux qui n’ont pas la foi, car la raison fondamentale de l’unité, dans l’Église catholique, c’est la foi. Ceux qui provoquent le schisme, ce sont ceux qui changent la foi. Je suis certain d’appartenir à l’Église catholique de toujours, l’Église éternelle…
Dans votre optique, le Pape serait donc schismatique ?
Mgr Lefebvre – Oui… peut-être… plus ou moins. Mais la réunion d’Assise constitue un fait gravissime. Et, si le Pape, dont la fonction est de confirmer la foi, n’accomplit plus son devoir, que faire ? La situation atteint son plus haut degré de gravité. Je ne vois pas de précédents analogues dans l’histoire de l’Église. Au XIVe siècle, un pape, Jean XXII, fut condamné et déposé par un Concile spécial parce que sur un point il ne fut pas trouvé conforme à la doctrine catholique. Aujourd’hui, c’est encore pis : ce n’est pas un seul article, mais tout un contexte qui n’est plus catholique.
Est-ce que vraiment la menace d’une excommunication de la part de la hiérarchie catholique actuelle vous laisserait indifférent ?
Mgr Lefebvre – Absolument indifférent. Quelle valeur aurait une excommunication décidée par l’actuel gouvernement libéral de l’Église ? Pendant plus d’un siècle des papes conservateurs ont condamné et excommunié les Lamennais, les Buonaiuti, les Loisy, parce que libéraux et modernistes. Ce sont eux maintenant qui détiennent le pouvoir dans l’Église et ils veulent excommunier les traditionalistes, c’est-à-dire les vrais catholiques ».
Entretien donné à Pacte – Juin 1987