Les « Chrétiens cachés » du Japon

La cathédrale de Nagasaki après le bombardement de 1945. Crédits photo : Wikimedia Commons.

Entre le XVIIe et le XIXe siècle, des com­mu­nau­tés chré­tiennes ont sub­sis­té dans un pays hos­tile, avant d’ac­cueillir enfin de nou­veaux missionnaires. 

Les 80 ans du bom­bar­de­ment nucléaire de 1945 ont remis Hiroshima et Nagasaki au centre de l’attention. C’est l’occasion de rap­pe­ler que cette der­nière fut his­to­ri­que­ment liée à la dif­fu­sion du catho­li­cisme au Japon : c’est sur cette île de Kyushu que saint François-​Xavier avait été le pre­mier mis­sion­naire à débar­quer en 1549. Les Jésuites, bien­tôt aidés des Franciscains, avaient pour­sui­vi l’évangélisation. En 1597, une pre­mière vague de per­sé­cu­tions avait fait vingt-​six mar­tyrs à Nagasaki, qui n’en devint pas moins la « petite Rome » du Japon une fois le calme reve­nu : une cathé­drale construite en 1602, plus de qua­rante mille fidèles. Mais à par­tir de 1614, l’empereur déci­da de fer­mer tota­le­ment le pays aux influences étran­gères. Les mis­sion­naires furent expul­sés, les chré­tiens pour­chas­sés, des cen­taines subirent le mar­tyre, cer­tains apostasièrent.

Ce n’est qu’au XIXe siècle que, sous la pres­sion amé­ri­caine, le Japon auto­rise la pré­sence d’Occidentaux sur son sol, avec des limites dras­tiques et l’interdiction de tout apos­to­lat envers les Japonais. La Société des Missions étran­gères de Paris envoie aus­si­tôt des prêtres à Nagasaki, où les Pères Petitjean et Laucaigne construisent une église, offi­ciel­le­ment pour les Occidentaux pré­sents dans la ville. Quelques semaines après, le 17 mars 1865, les mis­sion­naires ont la sur­prise d’être abor­dés par des Japonais qui se déclarent chré­tiens. Depuis deux cents ans, ils se trans­mettent la foi clan­des­ti­ne­ment, échap­pant par divers sub­ter­fuges aux enquêtes du pou­voir. S’ils n’ont plus de prêtres depuis long­temps, ils conti­nuent de don­ner le bap­tême et d’enseigner les prin­ci­pales véri­tés de foi. Les mis­sion­naires, en quit­tant le pays, les avaient mis en garde contre les pré­di­ca­teurs pro­tes­tants et leur avaient don­né trois cri­tères pour recon­naître des prêtres catho­liques : ils obéi­raient au Pape, vénè­re­raient la sainte Vierge et ne seraient pas mariés…

Cet épi­sode tou­chant de la vie de l’Eglise a été repris par nombre de publi­ca­tions catho­liques, comme un exemple extra­or­di­naire de fidé­li­té à la Foi, notam­ment le père Hünermann dans son Histoire des Missions. Il consti­tue l’un des rares cas de main­tien durable de la vie chré­tienne en l’absence de prêtres, et en plein contexte de per­sé­cu­tion, si bien que cer­tains consi­dèrent ce modèle de vie chré­tienne comme un pis-​aller envi­sa­geable dans notre XXIe siècle déchristianisé.

Mme Sylvie Morishita, Docteur en théo­lo­gie de l’université de Strasbourg, a publié en 2024 un recueil des lettres dans les­quelles les mis­sion­naires de Nagasaki rendent compte de leur apos­to­lat entre 1865 et 1867. Ces docu­ments font appa­raître la joie des Pères, et le tra­vail qu’ils accom­plissent, tou­jours clan­des­ti­ne­ment, pour retrou­ver une à une les com­mu­nau­tés de chré­tiens sur­vi­vant dans des vil­lages recu­lés ou de petites îles. Les mis­sion­naires sont émer­veillés par le soin pris pour trans­mettre et pro­té­ger les élé­ments essen­tiels de la foi. « Dans la plu­part des vil­lages il y a trois prin­ci­paux chefs en acti­vi­té. 1° le chef de la prière : celui-​là sait lire et écrire. C’est lui qui pré­side aux prières du dimanche, lui qui se rend près des mou­rants pour leur sug­gé­rer des actes de contri­tion et faire la recom­man­da­tion de l’âme, etc. 2° les bap­ti­seurs : par­mi ces der­niers il y a le bap­ti­seur en retraite, c’est-à-dire qui a exer­cé ses fonc­tions pen­dant dix ans, le bap­ti­seur en acti­vi­té et le bap­ti­seur élève ; ce der­nier doit être élève cinq ans durant, avant de deve­nir bap­ti­seur en règle…[1] » Ce sys­tème a per­mis de pré­ser­ver les for­mules mal­gré la rare­té des écrits, évi­dem­ment pour­chas­sés et détruits par l’administration. Et le Père Petitjean affirme, au départ, que les chré­tiens cachés qu’il ren­contre sont « ins­truits comme les catho­liques dans nos cam­pagnes de France »…

Toutefois, les mis­sion­naires ren­contrent aus­si de graves difficultés :

  • La for­mule du bap­tême a par­fois subi des trans­for­ma­tions au fil des années, cer­tains mots latins sont mal pro­non­cés ou omis, si bien que les mis­sion­naires exa­minent les usages un par un et concluent par­fois à l’invalidité : « 17 octobre. Les bap­ti­seurs de Furisato, un gros vil­lage éga­le­ment tout chré­tien, ou mieux qui se croit chré­tien, car le bap­tême y est admi­nis­tré inva­li­de­ment. Leur for­mule ne ren­ferme pas l’invocation du Saint-​Esprit…[2] »
  • Tous les Japonais doivent suivre cer­taines pra­tiques boud­dhistes, comme le soin des morts et la véné­ra­tion des « tablettes des ancêtres ». Les mis­sion­naires observent « une teinte de paga­nisme que mal­heu­reu­se­ment la crainte et le temps ont mêlée aux tra­di­tions chré­tiennes qu’ils ont reçues de leurs pères[3] ». Ils hésitent à conseiller aux fidèles de s’en abs­te­nir car cela les expo­se­rait à des peines civiles.
  • L’usage du divorce, bien que rare, s’est par­fois insi­nué dans les com­mu­nau­tés chré­tiennes : les Pères se retrouvent avec des cas dif­fi­ciles de rema­riés qu’ils ne peuvent admettre aux sacre­ments[4].
  • Les com­mu­nau­tés chré­tiennes ne se connaissent pas entre elles et sont très méfiantes, il est sou­vent ardu, de les iden­ti­fier même pour d’autres Japonais [5].
  • Un cer­tain nombre de groupes de « chré­tiens » ont per­du le sens des prières qu’ils récitent et ne veulent pas se mêler aux autres groupes qu’ils accusent d’infidélité [6]. Quelques-​uns sub­sistent encore aujourd’hui.

C’est pour­quoi seuls quelques mil­liers de « chré­tiens cachés » pour­ront rejoindre l’Eglise à la fin du XIXe siècle, alors que les Jésuites esti­maient le nombre de leurs fidèles à près de 400 000 avant la grande persécution.

Il appa­raît donc que des com­mu­nau­tés chré­tiennes sans prêtres, iso­lées les unes des autres, sur­veillées par des auto­ri­tés hos­tiles, pri­vées d’accès aux sources de la foi, peuvent sub­sis­ter pen­dant des géné­ra­tions. Toutefois, sans rien reti­rer au labeur des mis­sion­naires ni à l’héroïsme de ces chré­tiens per­sé­cu­tés, il convient plu­tôt de par­ler de sur­vie que de vie chrétienne.

Sylvie Morishita, Lettres de Nagasaki, Les chré­tiens japo­nais au milieu du XIXe siècle d’après les Missions étran­gères de Paris, Cerf, 2024. 345 pages, 26€.

Notes de bas de page
  1. Lettres de Nagasaki, p.116.[]
  2. Id. p.139[]
  3. Ibid. p.250[]
  4. Ibid. p.213[]
  5. Ibid. p.232[]
  6. Ibid. p.270[]