Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile !

Saint Paul prêchant devant l'Aréopage, par Edouard Debat-Ponsan (1847–1913). Domaine public.

La péda­go­gie de l’Église pour trans­mettre à toutes les cultures le mes­sage non édul­co­ré de l’Évangile.

Allez, ensei­gnez toutes les nations … » : répon­dant à l’injonction de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, l’Église s’est rapi­de­ment répan­due hors de son ber­ceau ori­gi­nel pour por­ter à tous la lumière de l’Évangile.

L’histoire de cette expan­sion pour­rait être défor­mée. On pour­rait y voir le fait d’initiatives iso­lées d’une tête de l’Église moins encline à aller vers l’autre. Certains vou­draient faire des mis­sion­naires les auxi­liaires des puis­sances poli­tiques : empe­reurs, rois et plus tard États colonisateurs.

Or, ces deux visions ne rendent pas compte de la réflexion menée à tous les niveaux de l’Église tout au long de son his­toire sur les meilleurs moyens de trans­mettre la foi. C’est ce que mani­feste, au moyen de nom­breux docu­ments inédits, ou jamais tra­duits en fran­çais jusqu’alors, le livre du pro­fes­seur Essertel : Évangélisation et cultures – Essai d’histoire et d’anthropologie d’une péda­go­gie mis­sion­naire du Ier au XXe siècle. À tra­vers la lec­ture de déci­sions pon­ti­fi­cales, de ins­truc­tions de la Congrégation de la Propaganda Fide, de trai­tés à l’usage des mis­sion­naires, de recom­man­da­tions des supé­rieurs d’ordres mis­sion­naires ou – par­mi d’autres docu­ments peu connus – un trai­té de bien­séance à l’usage des mis­sion­naires au Japon, c’est une véri­table péda­go­gie mis­sion­naire, faite d’oubli de soi (se faire tout à tous comme le recom­mande saint Paul) et d’adaptation aux cou­tumes locales qui appa­raît avec constance et méthode tout au long de ces vingt siècles de mis­sions, selon une tra­di­tion ininterrompue.

« Quoi de plus absurde que de trans­por­ter chez les chi­nois la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi ». Cette ins­truc­tion écrite au XVIIe siècle par la très offi­cielle Congrégation de la Propaganda Fide n’est que l’écho de la tra­di­tion très éta­blie depuis des siècles du res­pect des cultures locales tant qu’elles n’offensent pas la foi et les mœurs. Saint Grégoire le Grand n’enjoignait-il pas à saint Augustin de Cantorbery par­tant ré-​évangéliser l’Angleterre de récu­pé­rer les temples païens et non de les détruire ? Les débats entre les mis­sion­naires montrent beau­coup de cir­cons­pec­tion et de pru­dence avant de juger qu’un usage local doit être reje­té : au Siam, on se pose la ques­tion du port du vête­ment des moines sia­mois boud­dhistes. Mgr Laneau, supé­rieur, en pèse le pour et le contre, avant que cela soit reje­té pour évi­ter l’ambiguïté, alors qu’au Japon, il est recom­man­dé aux mis­sion­naires de por­ter des vête­ments plus riches qu’ils ne le vou­draient pour res­pec­ter les usages : vrai­ment, il faut se défaire de soi de pied en cap ! La déli­ca­tesse dont les mis­sion­naires font preuve quand il s’agit même de res­pec­ter la quasi-​nudité des habi­tants de cer­taines contrées ne doit dès lors pas éton­ner : qu’ils res­tent mao­ris et deviennent catho­liques, c’est ce qui compte. On est aux anti­podes des idées racistes véhi­cu­lées par le scien­tisme de la même époque.

Elle est donc bien dépas­sée, l’image du mis­sion­naire fos­soyeur des cultures indi­gènes ! Les débats sur la tra­duc­tion des caté­chismes, des Évangiles, de l’Imitation de Jésus-​Christ, les innom­brables tra­vaux lin­guis­tiques des mis­sion­naires dont on exi­geait qu’ils parlent la langue locale, … tout cela mani­feste bien cette belle péda­go­gie dont le pape Benoît XV, dans son ency­clique Maximum Illud, pou­vait tra­cer la généa­lo­gie : c’est la tra­di­tion inin­ter­rom­pue de l’Église.

Cette pré­cieuse mise au point his­to­rio­gra­phique se révèle aus­si édi­fiante quand elle fait appa­raître très concrè­te­ment la somme de tra­vaux et de sacri­fices offerts par les mis­sion­naires pour la conver­sion des peuples aux­quels ils étaient envoyés. « Notre seul inté­rêt est de s’assimiler à eux en tout, dans le dénue­ment, la pau­vre­té » (Fr. Jean Focher). Confort, nour­ri­ture, som­meil … les lettres des mis­sion­naires sont rem­plies de ces détails sur leur quo­ti­dien qui en disent long sur les efforts qu’ils ont dû four­nir pour vivre dans une autre culture aux anti­podes de la leur.

À l’époque où l’on s’interroge dans des synodes au lan­gage bru­meux sur les moyens d’aller vers des péri­phé­ries sup­po­sées aban­don­nées jusqu’alors, ce voyage à tra­vers le monde et les siècles de l’histoire mis­sion­naire apporte la preuve qu’en se tour­nant vers sa tra­di­tion, l’Église a le meilleur moyen de trans­mettre à toutes les cultures le mes­sage non édul­co­ré de l’Évangile.

Yannick Essertel, Évangélisation et cultures – Essai d’histoire et d’anthropologie d’une péda­go­gie mis­sion­naire du Ier au XXe siècle, Cerf/​Patrimoines, 2020.