Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

11 septembre 1954

Allocution à la IIIe conférence internationale sur la poliomyélite

Recevant les membres de cette Conférence en audience à Castelgandolfo, le Saint-​Père dit :

Pour appré­cier la signi­fi­ca­tion de votre pré­sence à Rome, Messieurs, ain­si que la véri­table por­tée de la « IIIe Conférence Internationale de la Poliomyélite », il n’est que de por­ter un ins­tant le regard sur le bilan actuel de la lutte contre cette terri­ble mala­die. Jadis limi­tée aux zones tem­pé­rées, peu fré­quente et dan­ge­reuse seule­ment pour les enfants, elle a enva­hi à pré­sent toutes les lati­tudes, mul­ti­plie ses appa­ri­tions et se montre nocive même pour l’âge adulte. La méde­cine, dému­nie de remèdes déci­sifs, assiste angois­sée à cette inva­sion d’an­née en année plus mena­çante. Si l’on évoque en outre les charges crois­santes qu’im­posent à la socié­té l’é­qui­pe­ment thé­ra­peu­tique et le secours social aux infirmes, on com­prend toute l’u­ti­li­té de ces réunions inter­nationales d’illustres savants, où l’é­change des expé­riences réali­sées et des résul­tats acquis, contri­bue tel­le­ment à rendre plus proche le moment dési­ré par tous, où la polio­myé­lite pour­ra enfin être vaincue.

C’est pour­quoi, Messieurs, Nous vous disons toute Notre estime, ain­si qu’à tous ceux qui, avec un dévoue­ment admi­rable, se pré­oc­cupent d’en­tou­rer les malades de la plus déli­cate vigi­lance et de faci­li­ter leurs ten­ta­tives pour reprendre, avec des moyens phy­siques dimi­nués, une vie aus­si sem­blable que pos­sible à celle de l’homme nor­mal. Quelle somme de patience et d’in­gé­nio­si­té n’a-​t-​on pas dépen­sée et ne dépense-​t-​on pas encore pour effa­cer, autant qu’il se peut, les consé­quences déso­lantes de cette mala­die ! Mais si l’at­ten­tion se porte volon­tiers sur les pro­grès de la thé­ra­peu­tique et de la réédu­ca­tion, nul doute que la recherche scien­ti­fique, pour être moins spec­ta­cu­laire et moins acces­sible au pro­fane, ne soit digne elle aus­si d’ad­mi­ra­tion et de recon­nais­sance. Qu’il s’a­gisse d’en­quêtes épi­dé­mio­lo­giques, de la mise au point de nou­velles méthodes de culture du virus, de ten­ta­tives d’im­mu­ni­sa­tion, les résul­tats obte­nus témoignent d’un labeur infa­ti­gable, renou­ve­lant sans cesse les essais en dépit d’é­checs et de com­pli­ca­tions, qui sur­gissent par­fois et ren­versent les théo­ries déjà établies.

Si le pro­gramme de votre confé­rence couvre les prin­ci­paux aspects du sujet, l’é­tude de l’é­pi­dé­mio­lo­gie et de l’im­mu­ni­té revêt un inté­rêt tout par­ti­cu­lier et pré­sente les dif­fi­cul­tés les plus ar­dues. Pour réa­li­ser une pro­phy­laxie effi­cace de la polio­myé­lite, il serait indis­pen­sable de connaître assez exac­te­ment les sources du virus, ses condi­tions d’exis­tence, son com­por­te­ment dans le milieu exté­rieur ; il fau­drait pou­voir l’i­den­ti­fier assez rapi­de­ment pour déter­mi­ner com­ment il se répar­tit au sein de la popu­la­tion. Mais les tra­vaux des cher­cheurs se heurtent ici à des faits appa­remment contra­dic­toires et par­fois fort dérou­tants. Ainsi doit-​on consta­ter que la mise en œuvre sys­té­ma­tique des règles de la pro­phy­laxie clas­sique reste inef­fi­cace ou même semble favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de la maladie.

Les pro­blèmes qui concernent l’im­mu­ni­té offrent éga­le­ment de curieuses don­nées : ne remarque-​t-​on pas que le virus s’atta­que de pré­fé­rence aux indi­vi­dus sains et bien consti­tués, qu’il ne se dif­fuse pas dans l’en­tou­rage du malade au stade aigu de l’in­fec­tion, mais que le conva­les­cent et même le bien por­tant seront des agents de conta­gion plus dan­ge­reux ? Quels sont donc les fac­teurs qui déter­minent la résis­tance de l’homme au virus ? Pourquoi la mala­die évolue-​t-​elle la plu­part du temps sous la forme abor­tive, en épar­gnant com­plè­te­ment le sys­tème ner­veux cen­tral ? A ces demandes, on n’a pu jus­qu’i­ci répondre que par des conjec­tures. D’un inté­rêt plus immé­diat encore sont les ten­tatives nom­breuses réa­li­sées jus­qu’à pré­sent pour pro­vo­quer l’im­munité à l’aide de vac­cins, de sérums ou par la chi­mio­thé­ra­pie. Aucun pro­cé­dé n’a réus­si encore à atteindre le but de façon satis­fai­sante. Cependant l’es­poir de tou­cher bien­tôt au terme est plus vif et plus jus­ti­fié que jamais, et l’on a vu récem­ment l’en­thousiasme avec lequel les enfants des Etats-​Unis se sont prê­tés à un nou­vel essai. Nous sou­hai­tons de tout cœur qu’une réussite

indis­cu­table cou­ronne sans retard la téna­ci­té des savants et que la méde­cine puisse ajou­ter à ses titres de gloire celui d’a­voir triom­phé d’une énigme aus­si redoutable.

Si des objec­tifs essen­tiels res­tent encore à conqué­rir dans la lutte contre l’agent res­pon­sable de la polio­myé­lite, l’as­sis­tance aux malades a accu­mu­lé patiem­ment de nom­breuses expé­riences, cor­ri­geant et per­fec­tion­nant sans cesse ses méthodes pour remé­dier aux dif­fé­rents troubles neu­ro­vé­gé­ta­tifs, évi­ter l’ap­pa­ri­tion des défor­ma­tions et rendre autant que pos­sible aux muscles l’in­té­gri­té de leur fonc­tion­ne­ment. Bien que le tis­su ner­veux dé­truit le soit irré­mé­dia­ble­ment, une pra­tique aver­tie et dili­gente des exer­cices de réédu­ca­tion obtient habi­tuel­le­ment des résul­tats fort appré­ciables, et l’on admire ici encore la sou­plesse et la facul­té mer­veilleuse d’a­dap­ta­tion du corps humain et ses possi­bilités de sup­pléer aux fonc­tions disparues.

Il reste mal­heu­reu­se­ment des cas où les des­truc­tions opé­rées par le virus sont trop éten­dues pour auto­ri­ser une récu­pé­ra­tion sen­sible des forces. Chez le grand infirme, celui dont la san­té et avec elle, la pro­fes­sion et la condi­tion éco­no­mique et sociale, sont défi­ni­ti­ve­ment com­pro­mises, le pro­blème médi­cal cède vite le pas au pro­blème psy­cho­lo­gique, tant pour l’in­té­res­sé que pour son entou­rage. Il est impos­sible de voir tout à coup s’é­crou­ler des pers­pec­tives d’a­ve­nir et la plu­part des attraits natu­rels qui sou­tiennent l’homme dans son dur effort de chaque jour, sans en éprou­ver un bou­le­ver­se­ment total, sans s’in­ter­ro­ger avec angoisse sur le sens de l’exis­tence, sa valeur, son but. Et parce qu’elles engagent les dis­po­si­tions pro­fondes de l’homme, ces ques­tions l’emportent sur les dif­fi­cul­tés pure­ment phy­siques. Peut-​être n’a- t‑on pas tou­jours assez remar­qué leur inci­dence même sur les atti­tudes quo­ti­diennes et en appa­rence les plus banales. Ainsi elles condi­tionnent la conduite du malade vis-​à-​vis de son mi­lieu : il arrive qu’il se trans­forme peu à peu et presque incon­sciemment en égoïste, avide de se faire ser­vir, s’é­par­gnant la moindre peine, se com­plai­sant en lui-​même pour com­pen­ser par là son infé­rio­ri­té. Or il serait erro­né de croire qu’on res­taure plus aisé­ment l’é­qui­libre moral et psy­cho­lo­gique que le jeu des forces mus­cu­laires : en dehors de cas excep­tion­nels, l’homme, sur­pris par la bru­ta­li­té de la catas­trophe, attend une aide pour réagir posi­ti­ve­ment et sai­ne­ment, reprendre en mains sa vie et la refaire sur un nou­veau plan. Aussi éten­dus que soient les dégâts, l’in­firme reste un homme char­gé d’une res­pon­sa­bi­li­té morale devant sa propre conscience et devant la socié­té, capable d’affec­tion et appe­lé au don de soi, à la géné­ro­si­té, au dés­in­té­res­se­ment. Même s’il se voit obli­gé d’exer­cer une pro­fes­sion beau­coup plus humble que celle de ses rêves, même s’il est réduit à la qua­si im­mobilité, rien ne l’empêche de conqué­rir les plus hautes ver­tus ; dans un corps abî­mé, une âme éprise de gran­deur peut affi­ner en elle les qua­li­tés les plus exquises. L’épreuve elle-​même lui sera un trem­plin : en lui fer­mant la voie com­mune du pro­grès moral, elle l’o­bli­ge­ra à s’é­le­ver plus vite et plus haut et à atteindre une valeur humaine, à laquelle peut-​être il n’au­rait jamais pré­ten­du en des cir­cons­tances nor­males. Mais bien sou­vent l’ac­cès à ce niveau supé­rieur n’est pas facile : il exige la col­la­bo­ra­tion de ceux que des liens de paren­té ou leur rôle mé­dical mettent en contact avec les para­ly­tiques. Il importe à ce sujet de ne pas oublier que le sen­ti­ment reli­gieux est l’un des res­sorts les plus éner­giques de l’ac­tion morale, et qu’il com­porte, comme fac­teurs spé­cia­le­ment effi­caces, non seule­ment la foi en une vie meilleure dans l’au-​delà, mais aus­si et sur­tout la con­viction du mérite et de l’u­ti­li­té de la souf­france, dans les pers­pectives sur­na­tu­relles de la Rédemption.

Vous entre­voyez, Messieurs, com­bien votre influence peut gagner à se pro­lon­ger du ter­rain de la thé­ra­peu­tique sur celui des pro­blèmes humains. Là comme dans le domaine scien­ti­fique votre tâche est grande. Que de malades dou­ble­ment frap­pés, dans leur corps d’a­bord, puis dans leur cœur, pri­vés d’es­poir, de cou­rage et de rai­son de vivre ! Ce qu’ils attendent de vous, c’est non seule­ment une com­pé­tence pro­fes­sion­nelle sans failles, mais plus encore peut-​être une com­pré­hen­sion entière de l’hom­me et des condi­tions spi­ri­tuelles de sa vie ; c’est, même si leur désir n’ar­rive pas à s’ex­pri­mer clai­re­ment, une orien­ta­tion dis­crète et com­pré­hen­sive, une invi­ta­tion à ne pas regret­ter vaine­ment les biens qui leur échappent, mais à s’ap­puyer sur d’autres réa­li­tés plus durables, plus fermes, aux­quelles jus­qu’a­lors ils atta­chaient une moindre impor­tance, et qu’ils découvrent sou­dain, sans consen­tir encore à s’y aban­don­ner comme à la véri­table planche de salut.

Que Dieu vous aide dans vos entre­prises ! Qu’Il les cou­ronne de suc­cès ! Qu’Il vous accorde à vous-​mêmes, à vos collabora­teurs dévoués, à vos familles, sa pro­tec­tion toute-​puissante et les dons les plus pré­cieux de l’es­prit et du cœur. Avec toute Notre sol­li­ci­tude pater­nelle, Nous vous en don­nons pour gage Notre Bénédiction apostolique.

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-​Augustin Saint-​Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., 1954, p. 533.