Recevant les membres de cette Conférence en audience à Castelgandolfo, le Saint-Père dit :
Pour apprécier la signification de votre présence à Rome, Messieurs, ainsi que la véritable portée de la « IIIe Conférence Internationale de la Poliomyélite », il n’est que de porter un instant le regard sur le bilan actuel de la lutte contre cette terrible maladie. Jadis limitée aux zones tempérées, peu fréquente et dangereuse seulement pour les enfants, elle a envahi à présent toutes les latitudes, multiplie ses apparitions et se montre nocive même pour l’âge adulte. La médecine, démunie de remèdes décisifs, assiste angoissée à cette invasion d’année en année plus menaçante. Si l’on évoque en outre les charges croissantes qu’imposent à la société l’équipement thérapeutique et le secours social aux infirmes, on comprend toute l’utilité de ces réunions internationales d’illustres savants, où l’échange des expériences réalisées et des résultats acquis, contribue tellement à rendre plus proche le moment désiré par tous, où la poliomyélite pourra enfin être vaincue.
C’est pourquoi, Messieurs, Nous vous disons toute Notre estime, ainsi qu’à tous ceux qui, avec un dévouement admirable, se préoccupent d’entourer les malades de la plus délicate vigilance et de faciliter leurs tentatives pour reprendre, avec des moyens physiques diminués, une vie aussi semblable que possible à celle de l’homme normal. Quelle somme de patience et d’ingéniosité n’a-t-on pas dépensée et ne dépense-t-on pas encore pour effacer, autant qu’il se peut, les conséquences désolantes de cette maladie ! Mais si l’attention se porte volontiers sur les progrès de la thérapeutique et de la rééducation, nul doute que la recherche scientifique, pour être moins spectaculaire et moins accessible au profane, ne soit digne elle aussi d’admiration et de reconnaissance. Qu’il s’agisse d’enquêtes épidémiologiques, de la mise au point de nouvelles méthodes de culture du virus, de tentatives d’immunisation, les résultats obtenus témoignent d’un labeur infatigable, renouvelant sans cesse les essais en dépit d’échecs et de complications, qui surgissent parfois et renversent les théories déjà établies.
Si le programme de votre conférence couvre les principaux aspects du sujet, l’étude de l’épidémiologie et de l’immunité revêt un intérêt tout particulier et présente les difficultés les plus ardues. Pour réaliser une prophylaxie efficace de la poliomyélite, il serait indispensable de connaître assez exactement les sources du virus, ses conditions d’existence, son comportement dans le milieu extérieur ; il faudrait pouvoir l’identifier assez rapidement pour déterminer comment il se répartit au sein de la population. Mais les travaux des chercheurs se heurtent ici à des faits apparemment contradictoires et parfois fort déroutants. Ainsi doit-on constater que la mise en œuvre systématique des règles de la prophylaxie classique reste inefficace ou même semble favoriser le développement de la maladie.
Les problèmes qui concernent l’immunité offrent également de curieuses données : ne remarque-t-on pas que le virus s’attaque de préférence aux individus sains et bien constitués, qu’il ne se diffuse pas dans l’entourage du malade au stade aigu de l’infection, mais que le convalescent et même le bien portant seront des agents de contagion plus dangereux ? Quels sont donc les facteurs qui déterminent la résistance de l’homme au virus ? Pourquoi la maladie évolue-t-elle la plupart du temps sous la forme abortive, en épargnant complètement le système nerveux central ? A ces demandes, on n’a pu jusqu’ici répondre que par des conjectures. D’un intérêt plus immédiat encore sont les tentatives nombreuses réalisées jusqu’à présent pour provoquer l’immunité à l’aide de vaccins, de sérums ou par la chimiothérapie. Aucun procédé n’a réussi encore à atteindre le but de façon satisfaisante. Cependant l’espoir de toucher bientôt au terme est plus vif et plus justifié que jamais, et l’on a vu récemment l’enthousiasme avec lequel les enfants des Etats-Unis se sont prêtés à un nouvel essai. Nous souhaitons de tout cœur qu’une réussite
indiscutable couronne sans retard la ténacité des savants et que la médecine puisse ajouter à ses titres de gloire celui d’avoir triomphé d’une énigme aussi redoutable.
Si des objectifs essentiels restent encore à conquérir dans la lutte contre l’agent responsable de la poliomyélite, l’assistance aux malades a accumulé patiemment de nombreuses expériences, corrigeant et perfectionnant sans cesse ses méthodes pour remédier aux différents troubles neurovégétatifs, éviter l’apparition des déformations et rendre autant que possible aux muscles l’intégrité de leur fonctionnement. Bien que le tissu nerveux détruit le soit irrémédiablement, une pratique avertie et diligente des exercices de rééducation obtient habituellement des résultats fort appréciables, et l’on admire ici encore la souplesse et la faculté merveilleuse d’adaptation du corps humain et ses possibilités de suppléer aux fonctions disparues.
Il reste malheureusement des cas où les destructions opérées par le virus sont trop étendues pour autoriser une récupération sensible des forces. Chez le grand infirme, celui dont la santé et avec elle, la profession et la condition économique et sociale, sont définitivement compromises, le problème médical cède vite le pas au problème psychologique, tant pour l’intéressé que pour son entourage. Il est impossible de voir tout à coup s’écrouler des perspectives d’avenir et la plupart des attraits naturels qui soutiennent l’homme dans son dur effort de chaque jour, sans en éprouver un bouleversement total, sans s’interroger avec angoisse sur le sens de l’existence, sa valeur, son but. Et parce qu’elles engagent les dispositions profondes de l’homme, ces questions l’emportent sur les difficultés purement physiques. Peut-être n’a- t‑on pas toujours assez remarqué leur incidence même sur les attitudes quotidiennes et en apparence les plus banales. Ainsi elles conditionnent la conduite du malade vis-à-vis de son milieu : il arrive qu’il se transforme peu à peu et presque inconsciemment en égoïste, avide de se faire servir, s’épargnant la moindre peine, se complaisant en lui-même pour compenser par là son infériorité. Or il serait erroné de croire qu’on restaure plus aisément l’équilibre moral et psychologique que le jeu des forces musculaires : en dehors de cas exceptionnels, l’homme, surpris par la brutalité de la catastrophe, attend une aide pour réagir positivement et sainement, reprendre en mains sa vie et la refaire sur un nouveau plan. Aussi étendus que soient les dégâts, l’infirme reste un homme chargé d’une responsabilité morale devant sa propre conscience et devant la société, capable d’affection et appelé au don de soi, à la générosité, au désintéressement. Même s’il se voit obligé d’exercer une profession beaucoup plus humble que celle de ses rêves, même s’il est réduit à la quasi immobilité, rien ne l’empêche de conquérir les plus hautes vertus ; dans un corps abîmé, une âme éprise de grandeur peut affiner en elle les qualités les plus exquises. L’épreuve elle-même lui sera un tremplin : en lui fermant la voie commune du progrès moral, elle l’obligera à s’élever plus vite et plus haut et à atteindre une valeur humaine, à laquelle peut-être il n’aurait jamais prétendu en des circonstances normales. Mais bien souvent l’accès à ce niveau supérieur n’est pas facile : il exige la collaboration de ceux que des liens de parenté ou leur rôle médical mettent en contact avec les paralytiques. Il importe à ce sujet de ne pas oublier que le sentiment religieux est l’un des ressorts les plus énergiques de l’action morale, et qu’il comporte, comme facteurs spécialement efficaces, non seulement la foi en une vie meilleure dans l’au-delà, mais aussi et surtout la conviction du mérite et de l’utilité de la souffrance, dans les perspectives surnaturelles de la Rédemption.
Vous entrevoyez, Messieurs, combien votre influence peut gagner à se prolonger du terrain de la thérapeutique sur celui des problèmes humains. Là comme dans le domaine scientifique votre tâche est grande. Que de malades doublement frappés, dans leur corps d’abord, puis dans leur cœur, privés d’espoir, de courage et de raison de vivre ! Ce qu’ils attendent de vous, c’est non seulement une compétence professionnelle sans failles, mais plus encore peut-être une compréhension entière de l’homme et des conditions spirituelles de sa vie ; c’est, même si leur désir n’arrive pas à s’exprimer clairement, une orientation discrète et compréhensive, une invitation à ne pas regretter vainement les biens qui leur échappent, mais à s’appuyer sur d’autres réalités plus durables, plus fermes, auxquelles jusqu’alors ils attachaient une moindre importance, et qu’ils découvrent soudain, sans consentir encore à s’y abandonner comme à la véritable planche de salut.
Que Dieu vous aide dans vos entreprises ! Qu’Il les couronne de succès ! Qu’Il vous accorde à vous-mêmes, à vos collaborateurs dévoués, à vos familles, sa protection toute-puissante et les dons les plus précieux de l’esprit et du cœur. Avec toute Notre sollicitude paternelle, Nous vous en donnons pour gage Notre Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-Augustin Saint-Maurice – D’après le texte français des A. A. S., 1954, p. 533.