Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

10 avril 1958

Discours au congrès de l’association internationale de psychologie appliquée

Table des matières

Recevant en audience spé­ciale les membres du XIIIe Congrès inter­national de psy­cho­lo­gie appli­quée, le Souverain Pontife a pro­non­cé en fran­çais l’im­por­tant dis­cours suivant :

Venus du monde entier pour par­ti­ci­per en nombre impo­sant au XIIIe Congrès de l’Association inter­na­tio­nale de Psychologie appli­quée, vous avez dési­ré, Messieurs, pou­voir en cette occa­sion Nous rendre visite. Nous sommes heu­reux de vous accueil­lir ici et, de tout cœur, Nous sou­hai­tons la bien­ve­nue à cha­cun d’entre vous.

Le sujet, qui vous inté­resse et d’où le pré­sent Congrès tire son nom, est la psy­cho­lo­gie appli­quée ; mais, sans limi­ter vos inves­ti­ga­tions aux seules appli­ca­tions pra­tiques, vous pre­nez aus­si très lar­ge­ment en consi­dé­ra­tion des ques­tions, qui relèvent de la psy­cho­lo­gie théo­rique. Ainsi qu’on le constate dans la docu­men­ta­tion abon­dante, que vous Nous avez com­mu­ni­quée, des quatre sec­tions entre les­quelles sont répar­tis vos tra­vaux, psy­cho­lo­gie appli­quée au tra­vail et à l’o­rien­ta­tion profession­nelle, psy­cho­lo­gie médi­cale, psy­cho­lo­gie sco­laire, psy­cho­lo­gie cri­mi­nelle, judi­ciaire et péni­ten­tiaire, cha­cune aborde maintes fois les ques­tions de déon­to­lo­gie impli­quées dans ses matières.

Vous avez rele­vé aus­si qu’il existe à ce pro­pos, par­mi les psy­cho­logues et les théo­lo­giens, cer­taines diver­gences de vues, qui entraînent dans les idées et dans l’ac­tion des incer­ti­tudes regret­tables, et vous Nous avez prié d’y appor­ter dans la mesure du pos­sible quelques éclair­cis­se­ments. Deux points sur­tout Nous ont été signa­lés : l’u­ti­li­sa­tion lar­ge­ment répan­due de cer­tains tests [1], au moyen des­quels on va jus­qu’à fouiller sans scru­pule les pro­fon­deurs intimes de l’âme ; puis le pro­blème connexe, mais plus large, de la res­pon­sa­bi­li­té morale du psy­cho­logue, celui de l’é­ten­due et des limites de ses droits et de ses devoirs dans l’emploi des méthodes scien­ti­fiques, qu’il s’a­gisse de recher­ches théo­riques ou d’ap­pli­ca­tions pratiques.

Nous abor­de­rons ces deux points dans Notre expo­sé, mais en les enca­drant dans une syn­thèse plus large : l’as­pect reli­gieux et moral de la per­son­na­li­té humaine, objet de la psy­cho­lo­gie. Nous consi­dé­re­rons successivement :

  • 1. – la défi­ni­tion de la per­son­na­li­té humaine au point de vue psy­cho­lo­gique et moral ;
  • 2. – les obli­ga­tions morales du psy­cho­logue à l’é­gard de la per­son­na­li­té humaine ;
  • 3. – les prin­cipes moraux fon­da­men­taux concer­nant la per­sonnalité humaine en psychologie.

I. La définition de la personnalité humaine au point de vue psychologique et moral

1. Le terme de « per­son­na­li­té », se ren­contre aujourd’­hui presque par­tout, mais avec des sens divers. A vrai dire, il suf­fit de par­cou­rir l’a­bon­dante biblio­gra­phie du sujet, pour se rendre compte que beau­coup de notions tou­chant à la struc­ture psy­chique de l’homme sont expri­mées en termes tech­niques, qui conservent par­tout le même sens fon­da­men­tal ; cepen­dant plu­sieurs élé­ments du psy­chisme humain res­tent encore mal pré­cisés et n’ont pas encore trou­vé une défi­ni­tion adé­quate. Le terme de « per­son­na­li­té » est de ce nombre, en psy­cho­lo­gie scien­ti­fique, comme en psy­cho­lo­gie appli­quée. Il importe donc de pré­ci­ser com­ment Nous l’en­ten­drons. Bien que Nous envi­sa­gions sur­tout les aspects moraux et reli­gieux, alors que vous vous arrê­tez prin­ci­pa­le­ment à l’as­pect psy­cho­lo­gique, Nous ne pen­sons pas que ces points de vue dif­fé­rents doivent entraî­ner des oppo­si­tions ou des contra­dic­tions, aus­si long­temps qu’ils res­tent objec­tifs et s’ef­forcent d’adhé­rer aux faits.

Nous défi­nis­sons la per­son­na­li­té comme « l’u­ni­té psycho­somatique de l’homme, en tant que déter­mi­née et gou­ver­née par l’âme ».

2. Cette défi­ni­tion parle d’a­bord de la per­son­na­li­té comme une « uni­té », parce qu’elle la consi­dère comme un tout, dont les par­ties, bien que conser­vant leurs carac­tères spé­ci­fiques, ne sont point sépa­rées, mais reliées orga­ni­que­ment entre elles. C’est pour­quoi la psy­cho­lo­gie peut consi­dé­rer aus­si bien les facul­tés psy­chiques et leurs fonc­tions sépa­ré­ment, dans leur struc­ture propre et leurs lois imma­nentes, que dans leur tota­li­té organique.

La défi­ni­tion carac­té­rise ensuite cette uni­té comme « psycho­somatique ». Les points de vue du théo­lo­gien et du psy­cho­logue se ren­contrent ici sur bien des points. Les ouvrages tech­niques de psy­cho­lo­gie s’at­tardent en effet à consi­dé­rer, jusque dans le détail, l’in­fluence du corps sur l’es­prit, auquel il four­nit un apport conti­nu d’éner­gies par ses pro­ces­sus vitaux ; ils étu­dient d’autre part, celle de l’es­prit sur le corps ; et s’ef­forcent de déter­mi­ner scien­ti­fi­que­ment les moda­li­tés du gou­ver­ne­ment des ten­dances psy­chiques par l’âme spi­ri­tuelle et d’en tirer des appli­ca­tions pratiques.

La défi­ni­tion dit ensuite que l’u­ni­té psycho-​somatique de l’homme est « déter­mi­née et gou­ver­née par l’âme ». L’individu, en tant qu’u­ni­té et tota­li­té indi­vi­sible, consti­tue un centre unique et uni­ver­sel de l’être et de l’ac­tion, un « moi » qui se pos­sède et dis­pose de lui-​même. Ce « moi » est le même pour toutes les fonc­tions psy­chiques, et reste le même mal­gré l’é­cou­le­ment du temps. L’universalité du « moi » en éten­due et en durée s’ap­plique en par­ti­cu­lier au lien cau­sal, qui le relie à ses acti­vi­tés spi­ri­tuelles. Ce « moi » uni­ver­sel et per­ma­nent prend, sous l’in­fluence de causes internes ou externes, consciem­ment per­çue ou impli­ci­te­ment accep­tée, mais tou­jours par une libre déci­sion, une atti­tude déter­mi­née et un carac­tère per­ma­nent, tant en son être inté­rieur, que dans son com­por­te­ment exté­rieur. Comme cette marque propre de la per­son­na­li­té pro­vient en der­nier res­sort de l’âme spi­ri­tuelle, on la défi­nit comme « déter­mi­née par l’âme », et puis­qu’il ne s’a­git pas d’un pro­ces­sus occa­sion­nel, mais conti­nu, on ajoute « gou­ver­née par l’âme ». Il peut se faire que cer­tains traits d’un carac­tère acquièrent un relief plus accu­sé et qu’on désigne cette domi­nante du terme de « per­son­na­li­té », mais l’exis­tence de telles domi­nantes n’est pas requise pour qu’on puisse par­ler d’une per­son­na­li­té au sens de la définition.

La per­son­na­li­té peut être consi­dé­rée, soit comme un simple fait, soit à la lumière des valeurs morales, qui doivent la gou­verner. On sait qu’il existe des per­son­na­li­tés de valeur et d’au­tres insi­gni­fiantes, d’au­cunes sont troubles, vicieuses ou dépra­vées, d’autres épa­nouies, droites, hon­nêtes. Mais les unes com­me les autres portent ces carac­tères, parce qu’elles se sont don­né, par leur libre déci­sion, telle ou telle orien­ta­tion spi­ri­tuelle. Ni la psy­cho­lo­gie ni la morale ne négli­ge­ront ce fait, même si toutes deux consi­dèrent de pré­fé­rence l’i­déal, auquel la person­nalité tend.

3. Puisque l’as­pect moral et reli­gieux coïn­cide pour une lar­ge part avec le pré­cé­dent, il Nous suf­fi­ra d’a­jou­ter quelques in­dications. La méta­phy­sique consi­dère l’homme comme un être doué d’in­tel­li­gence et de liber­té, dans lequel le corps et l’âme sont unis en une seule nature pos­sé­dant une exis­tence indé­pendante. En termes tech­niques, on par­le­rait de « ratio­na­lis natu­rae sub­stan­tia »[2]. En ce sens, l’homme est tou­jours une per­sonne, un « indi­vi­du » dis­tinct de tous les autres, un « moi » du pre­mier au der­nier ins­tant de sa vie, même quand il n’en a pas conscience. On trouve donc une cer­taine dif­fé­rence entre ce point de vue et les expres­sions de la psy­cho­lo­gie, mais tou­te­fois sans qu’il y ait de contra­dic­tion insoluble.

Les traits les plus impor­tants de la per­son­na­li­té au point de vue moral et reli­gieux sont les suivants :

a) L’homme est tout entier l’œuvre du Créateur. Même si la psy­cho­lo­gie n’en tient pas compte dans ses recherches, dans ses expé­riences et ses appli­ca­tions cli­niques, c’est tou­jours sur l’œuvre du Créateur qu’elle tra­vaille ; par ailleurs cette considé­ration est essen­tielle au point de vue moral et reli­gieux, mais aus­si long­temps que le théo­lo­gien et le psy­cho­logue res­tent ob­jectifs, il n’y a pas à craindre de conflit, et tous deux peuvent aller de l’a­vant dans leur domaine propre et selon les prin­cipes de leur science.

Quand on consi­dère l’homme comme œuvre de Dieu, on y découvre deux carac­té­ris­tiques impor­tantes pour le développe­ment et la valeur de la per­son­na­li­té chré­tienne : sa ressemblan­ce à Dieu, pro­cé­dant de l’acte créa­teur, et sa filia­tion divine dans le Christ, mani­fes­tée par la Révélation. La per­son­na­li­té chré­tienne en effet devient incom­pré­hen­sible, si l’on néglige ces don­nées, et la psy­cho­lo­gie, sur­tout appli­quée, s’ex­pose elle aus­si à des incom­pré­hen­sions et à des erreurs, si elle les ignore. Car il s’a­git bien de faits réels et non point ima­gi­nés ou sup­po­sés. Que ces faits soient connus par révé­la­tion n’en­lève rien à leur authen­ti­ci­té, car la révé­la­tion met l’homme en demeure de dé­passer les bornes d’une intel­li­gence limi­tée, pour se lais­ser pren­dre par l’in­tel­li­gence infi­nie de Dieu.

b) La consi­dé­ra­tion de la fina­li­té est éga­le­ment essen­tielle au point de vue moral et reli­gieux. L’homme a la pos­si­bi­li­té et l’o­bli­ga­tion de per­fec­tion­ner sa nature, non comme il l’en­tend, mais selon le plan divin. Pour ache­ver l’i­mage de Dieu dans sa per­son­na­li­té, il doit non point suivre ses ins­tincts, mais les nor­mes objec­tives, telles que celles de la déon­to­lo­gie médi­cale, qui s’im­posent à son intel­li­gence et à sa volon­té et qui lui sont dic­tées par sa conscience et par la révé­la­tion. La conscience s’é­clai­re­ra d’ailleurs, en inter­ro­geant les opi­nions d’au­trui et la sagesse tra­di­tion­nelle de l’hu­ma­ni­té. Il y a quelques années, on a rédi­gé en Amérique un code de déon­to­lo­gie médi­cale : « Ethical Standards for Psychologists », qui se base sur les ré­ponses de 7.500 membres de l”« American Psychologie al Asso­ciation » (Washington D. C.). Même si ce code contient cer­taines affir­ma­tions dis­cu­tables, on doit approu­ver l’i­dée qui l’ins­pire : le recours aux per­sonnes sérieuses et com­pé­tentes pour décou­vrir et for­mu­ler des normes morales. Quiconque néglige ou méprise les normes de l’ordre moral objec­tif, n’ac­quer­ra qu’une per­son­na­li­té défor­mée et imparfaite.

c) Par ailleurs, dire que l’homme est tenu d’ob­ser­ver certai­nes règles de mora­li­té, c’est le tenir pour res­pon­sable, croire qu’il a la pos­si­bi­li­té objec­tive et sub­jec­tive d’a­gir selon ces règles. Cette affir­ma­tion de la res­pon­sa­bi­li­té et de la liber­té est éga­le­ment essen­tielle à la per­son­na­li­té. On ne peut donc pas, en dépit de cer­taines posi­tions défen­dues par quelques psycho­logues, aban­don­ner les pré­sup­po­sés sui­vants, sur les­quels d’ail­leurs il serait sou­hai­table qu’on réa­lise un accord aus­si éten­du que pos­sible entre les psy­cho­logues et les théologiens :

  • 1) un homme quel­conque doit être consi­dé­ré comme nor­mal jus­qu’à preuve du contraire ;
  • 2) l’homme nor­mal ne pos­sède pas seule­ment une liber­té théo­rique, mais il en a réel­le­ment aus­si l’usage ;
  • 3) l’homme nor­mal, quand il uti­lise comme il le doit les éner­gies spi­ri­tuelles qui sont à sa dis­po­si­tion, est capable de vaincre les dif­fi­cul­tés, qui entravent l’ob­ser­va­tion de la loi morale ;
  • 4) les dis­po­si­tions psy­cho­lo­giques anor­males ne sont pas tou­jours contrai­gnantes et n’en­lèvent pas tou­jours au sujet tou­te pos­si­bi­li­té d’a­gir librement ;
  • 5) même les dyna­mismes de l’in­cons­cient et du sub­cons­cient ne sont pas irré­sis­tibles ; il reste pos­sible, dans une large me­sure, de les maî­tri­ser, sur­tout pour le sujet normal ;
  • 6) l’homme nor­mal est donc ordi­nai­re­ment res­pon­sable des déci­sions qu’il prend.

d) Enfin pour com­prendre la per­son­na­li­té, on ne peut faire abs­trac­tion de l’as­pect escha­to­lo­gique. Aussi long­temps que l’homme vit sur terre, il peut vou­loir le bien comme le mal ; mais, une fois sépa­rée du corps par la mort, l’âme reste fixée dans les dis­po­si­tions acquises durant la vie. Au point de vue moral et reli­gieux, l’élé­ment déci­sif dans la struc­ture de la per­sonnalité est pré­ci­sé­ment l’at­ti­tude, qu’elle adopte à l’é­gard de Dieu, fin der­nière qui lui est pro­po­sée par sa nature même. Si elle s’est orien­tée vers lui, elle le res­te­ra ; si, au contraire, elle s’en est détour­née, elle gar­de­ra la dis­po­si­tion qu’elle s’est volon­tai­re­ment don­née. Pour la psy­cho­lo­gie, ce der­nier épi­sode du deve­nir psy­chique peut ne revê­tir qu’un inté­rêt secon­daire. Toutefois, comme elle s’oc­cupe des struc­tures psy­chiques et des actes qui en pro­cèdent et qui contri­buent à l’é­la­bo­ra­tion finale de la per­son­na­li­té, le des­tin de celle-​ci ne devrait pas lui res­ter tout à fait indifférent.

Tels sont les points, que Nous vou­lions déve­lop­per au su­jet de la per­son­na­li­té, consi­dé­rée sous l’angle moral et reli­gieux. Ajoutons‑y quelques brèves remarques.

Les ouvrages de votre spé­cia­li­té traitent aus­si des dominan­tes dans la struc­ture de la per­son­na­li­té, c’est-​à-​dire des dispo­sitions qui déter­minent l’as­pect de son psy­chisme. De la sorte, vous répar­tis­sez les hommes en groupes, selon que dominent chez eux les sens, les ins­tincts, les émo­tions et affec­tions, le sen­timent, la volon­té, l’in­tel­li­gence. Même au point de vue reli­gieux et moral, cette clas­si­fi­ca­tion n’est pas sans impor­tance, car la réac­tion des divers groupes aux motifs moraux et reli­gieux est sou­vent toute différente.

Vos publi­ca­tions traitent sou­vent aus­si la ques­tion du ca­ractère. La dis­tinc­tion et le sens des concepts de « carac­tère » et de « per­son­na­li­té » n’ap­pa­raissent pas par­tout uni­formes. On va même par­fois jus­qu’à les prendre comme syno­nymes. Certains tiennent que l’élé­ment prin­ci­pal du carac­tère est l’at­ti­tude que l’homme adopte vis-​à-​vis de sa res­pon­sa­bi­li­té ; pour d’autres, c’est sa prise de posi­tion devant les valeurs. La per­son­na­li­té de l’homme nor­mal se trouve néces­sai­re­ment confron­tée aux va­leurs et aux normes de la vie morale, qui com­prend aus­si, com­me Nous l’a­vons dit, la déon­to­lo­gie médi­cale ; ces valeurs ne sont pas de simples indi­ca­tions, mais des direc­tives obli­ga­toires. Il faut prendre posi­tion à leur égard, les accep­ter ou les refu­ser. Ainsi s’ex­plique qu’un psy­cho­logue défi­nisse le carac­tère comme « la constante rela­tive de la recherche, de l’ap­pré­cia­tion, de l’ac­cep­ta­tion per­son­nelles des valeurs ». Maints tra­vaux de votre Congrès font allu­sion à cette défi­ni­tion, ou même la com­mentent amplement.

Un der­nier fait, qui attire l’in­té­rêt com­mun du psy­cho­logue et du théo­lo­gien, est l’exis­tence de cer­taines per­son­na­li­tés, dont la seule constante est, pour ain­si dire, l’in­cons­tance. Leur su­perficialité semble invin­cible, et n’ad­met comme valeur que l’in­souciance ou l’in­dif­fé­rence devant tout ordre de valeurs. Pour le psy­cho­logue, comme pour le théo­lo­gien, ceci ne consti­tue pas un motif de décou­ra­ge­ment, mais plu­tôt un sti­mu­lant au tra­vail et l’in­vi­ta­tion à une col­la­bo­ra­tion féconde, afin de for­mer d’au­then­tiques per­son­na­li­tés et de solides carac­tères pour le bien des indi­vi­dus et des communautés.

II. Les obligations morales du psychologue à l’égard de la personnalité humaine

Nous en arri­vons main­te­nant aux ques­tions de déon­to­lo­gie médi­cale, dont vous Nous avez deman­dé la solu­tion, c’est-​à-​dire, d’a­bord à la licéi­té de cer­taines tech­niques et de la manière d’ap­pli­quer les tests psy­cho­lo­giques, puis aux prin­cipes d’ordre reli­gieux et moral, qui sont fon­da­men­taux pour la per­sonne du psy­cho­logue et celle du patient. Remarquons, d’ailleurs, que les ques­tions de déon­to­lo­gie ici trai­tées concernent aus­si quicon­que pos­sède l’u­sage de la rai­son et, d’une manière géné­rale, qui­conque est capable de poser un acte psy­chique conscient.

Les tests et les autres méthodes d’in­ves­ti­ga­tion psychologi­que ont contri­bué énor­mé­ment à la connais­sance de la person­nalité humaine et lui ont ren­du des ser­vices signa­lés. Aussi pourrait-​on pen­ser qu’il n’existe en ce domaine aucun pro­blème par­ti­cu­lier de morale médi­cale et qu’on peut tout approu­ver sans réserves. Personne ne nie­ra en fait que la psy­cho­lo­gie moder­ne, consi­dé­rée dans son ensemble, mérite l’ap­pro­ba­tion au point de vue moral et reli­gieux. Cependant, si l’on consi­dère en par­ticulier les buts qu’elle pour­suit et les moyens qu’elle met en œuvre pour les réa­li­ser, on sera ame­né à faire une dis­tinc­tion. Ses buts, c’est-​à-​dire, l’é­tude scien­ti­fique de la psy­cho­lo­gie hu­maine et la gué­ri­son des mala­dies du psy­chisme, n’ont rien que de louable ; mais les moyens uti­li­sés prêtent par­fois à des ré­serves jus­ti­fiées, comme Nous le signa­lions plus haut à pro­pos de l’ou­vrage paru en Amérique : « Ethical Standards for Psychologists ».

Il n’é­chappe pas aux meilleurs psy­cho­logues que l’emploi le plus habile des méthodes exis­tantes ne réus­sit pas à péné­trer dans la zone du psy­chisme, qui consti­tue, pour ain­si dire, le centre de la per­son­na­li­té et reste tou­jours un mys­tère. Arrivé à ce point, le psy­cho­logue ne peut que recon­naître avec modes­tie les limites de ses pos­si­bi­li­tés et res­pec­ter l’in­di­vi­dua­li­té de l’hom­me, sur lequel il doit por­ter un juge­ment ; il devrait s’ef­for­cer d’a­per­ce­voir en tout homme le plan divin et aider à le déve­lopper dans la mesure du pos­sible. La per­son­na­li­té humaine, avec ses carac­tères propres, est en effet la plus noble et la plus éton­nante des œuvres de la créa­tion. Or, à qui prend connais­sance de vos tra­vaux, ils appa­raît que cer­tains pro­blèmes mo­raux se posent ici : Vous révé­lez en effet plu­sieurs fois les objec­tions, que sou­lève la péné­tra­tion du psy­cho­logue dans l’in­time de la per­son­na­li­té d’au­trui. Ainsi, par exemple, l’utilisa­tion de la nar­coa­na­lyse, dis­cu­tée déjà en psy­cho­thé­ra­pie, est consi­dé­rée comme illi­cite dans l’ac­tion judi­ciaire ; de même l’emploi de l’ap­pa­reil à détec­ter le men­songe, qu’on appelle « Lie-​detector » ou « poli­gra­fo » [3]). Tel auteur dénonce les consé­quences nocives des ten­sions émo­tives vio­lentes, pro­vo­quées dans un sujet à titre expé­ri­men­tal, mais assure aus­si qu’il faut savoir pré­fé­rer l’in­té­rêt du pro­grès scien­ti­fique à celui de la per­sonne indi­vi­duelle, qui sert de sujet à l’ex­pé­rience. Quelques-​uns, dans la recherche et le trai­te­ment psy­chia­triques, effec­tuent des inter­ven­tions, qui n’ont pas reçu l’ac­cord préa­lable du pa­tient, ou dont il ne connais­sait pas la por­tée exacte. Aussi la révé­la­tion du conte­nu réel de leur per­son­na­li­té peut-​elle provo­quer chez cer­tains des trau­ma­tismes sérieux. En bref, on peut dire qu’il faut par­fois déplo­rer l’in­tru­sion injus­ti­fiée du psycho­logue dans la per­son­na­li­té pro­fonde et les dom­mages psychi­ques sérieux, qui en résultent pour le patient, et même pour de tierces per­sonnes. Il arrive qu’on ne s’as­sure pas de l’en­tier con­sentement de l’in­té­res­sé et qu’on allègue, pour jus­ti­fier des pro­cédés contes­tables, la prio­ri­té de la science sur les valeurs mo­rales et sur les inté­rêts des par­ti­cu­liers (c’est-​à-​dire, en d’autres termes, celle du bien com­mun sur le bien particulier).

Nous allons donc véri­fier la valeur des prin­cipes, qu’invo­quent même de bons psy­cho­logues pour jus­ti­fier cer­taines ma­nières d’a­gir contestables.

1. L’intérêt de la science et l’importance de la psychologie

La morale enseigne que les exi­gences scien­ti­fiques ne justi­fient pas à elles seules n’im­porte quelle manière d’u­ti­li­ser les tech­niques et les méthodes psy­cho­lo­giques, même par des psy­chologues sérieux et pour des fins utiles. La rai­son en est que les per­sonnes inté­res­sées aux pro­ces­sus d’in­ves­ti­ga­tion psycho­logique n’ont pas seule­ment à tenir compte des lois scientifi­ques, mais aus­si de normes trans­cen­dantes. En effet, ce qui est d’a­bord en ques­tion, ce n’est pas la psy­cho­lo­gie elle-​même et ses pro­grès pos­sibles, mais la per­sonne humaine qui l’u­ti­lise, et celle-​ci obéit à des normes supé­rieures, sociales, morales, re­ligieuses. Il en va de même, d’ailleurs, dans les autres branches de la science ; les mathé­ma­tiques, par exemple, ou la phy­sique, en elles-​mêmes sont étran­gères à la morale et échappent donc à ses normes, mais la per­sonne qui s’a­donne à leur étude et applique leurs lois ne quitte jamais le plan moral, parce qu’à aucun moment son action libre ne cesse de pré­pa­rer sa desti­née trans­cen­dante. La psy­cho­lo­gie comme science ne peut donc faire valoir ses exi­gences que dans la mesure où se trouvent res­pec­tées l’é­chelle des valeurs et les normes supé­rieures, dont Nous avons par­lé, et par­mi les­quelles figurent celles du droit, de la jus­tice, de l’é­qui­té, le res­pect de la digni­té humaine, la cha­ri­té ordon­née pour soi-​même et autrui. Ces normes n’ont rien de mys­té­rieux, mais appa­raissent clai­re­ment à toute conscience droite, et sont for­mu­lées par la rai­son natu­relle et par la révé­la­tion. Dans la mesure où on les observe, rien n’em­pêche de faire valoir les justes exi­gences de la science psycho­logique en faveur des méthodes modernes d’investigation.

2. Le consentement du sujet

Le deuxième prin­cipe en dis­cus­sion est celui des droits de la per­sonne, qui se prête aux expé­riences ou au trai­te­ment psy­chologiques. En soi, le conte­nu du psy­chisme appar­tient exclu­sivement à la per­sonne (ici, au sujet des expé­riences et du trai­tement) et reste connu d’elle seule. Celle-​ci pour­tant en mani­feste déjà quelque chose par le simple fait de son comporte­ment. Lorsque le psy­cho­logue s’oc­cupe de ce qui est ain­si révé­lé, il ne viole point le psy­chisme intime du sujet. Il peut aus­si agir en toute liber­té, lorsque l’in­di­vi­du en exprime consciem­ment une par­tie et signi­fie dans ce cas qu’il n’at­tache aucune impor­tance au secret. Mais il est une large part de son monde inté­rieur, que la per­sonne ne découvre qu’à peu de confi­dents et défend contre l’in­tru­sion d’au­trui. Certaines choses seront même gar­dées secrètes à tout prix et à l’é­gard de n’im­porte qui. II y en a d’autres enfin qu’elle ne sau­rait consi­dé­rer. La psy­cho­lo­gie montre en outre qu’il existe une région du psy­chisme intime – en par­ti­cu­lier des ten­dances et des dis­po­si­tions – si cachée que l’in­di­vi­du n’ar­ri­ve­ra jamais à la connaître ni même à la soup­çonner. Et de même qu’il est illi­cite de s’ap­pro­prier les biens d’au­trui ou d’at­ten­ter à son inté­gri­té cor­po­relle sans son con­sentement, il n’est pas per­mis d’en­trer, contre sa volon­té, dans son domaine inté­rieur, quelles que soient les tech­niques et les méthodes employées.

Mais on peut en outre se deman­der, si le consen­te­ment de l’in­té­res­sé suf­fit à ouvrir sans réserve au psy­cho­logue l’ac­cès de son psychisme.

Si ce consen­te­ment est extor­qué injus­te­ment, toute action du psy­cho­logue sera illi­cite ; s’il est vicié par un manque de liber­té (dû à l’i­gno­rance, à l’er­reur ou à la trom­pe­rie), toute ten­ta­tive de péné­trer dans les pro­fon­deurs de l’âme sera immorale.

Par contre, s’il est don­né libre­ment, le psy­cho­logue peut dans la plu­part des cas, mais pas tou­jours, agir selon les prin­cipes de sa science sans contre­ve­nir aux normes morales. Il faut voir, si l’in­té­res­sé n’a point dépas­sé les limites de sa compé­tence et sa capa­ci­té à don­ner un consen­te­ment valable. L’hom­me, en effet, ne dis­pose pas d’un pou­voir illi­mi­té sur lui-​même. Souvent dans vos tra­vaux, on allègue (sans tou­te­fois en citer la for­mule) le prin­cipe juri­dique : volen­ti non fit iniu­ria : « si la per­sonne consent, on ne lui cause aucune injus­tice ». Remar­quons d’a­bord que l’in­ter­ven­tion du psy­cho­logue pour­rait très bien léser les droits d’un tiers, par exemple, en révé­lant des secrets (d’Etat, d’of­fice, de famille, de confes­sion), ou simple­ment le droit d’in­di­vi­dus ou de com­mu­nau­tés à leur répu­ta­tion. Il ne suf­fit pas que le psy­cho­logue lui-​même ou ses assis­tants soient tenus au secret, ni qu’on puisse par­fois, pour des rai­sons graves, confier un secret à une per­sonne pru­dente. Car, comme Nous l’a­vons déjà signa­lé dans Notre allo­cu­tion du 13 avril 1953 sur la psy­cho­thé­ra­pie et la psy­cho­lo­gie, cer­tains secrets ne peuvent abso­lu­ment pas être dévoi­lés, même à une seule per­sonne prudente.

Quant au prin­cipe volen­ti non fit iniu­ria, il ne lève devant le psy­cho­logue qu’un seul obs­tacle, à savoir le droit de la per­sonne à pro­té­ger son monde inté­rieur. Mais d’autres obsta­cles peuvent sub­sis­ter en ver­tu d’o­bli­ga­tions morales, que le sujet ne peut sup­pri­mer à son gré, par exemple, la reli­gio­si­té, l’es­time de soi, la pudeur, la décence. En ce cas, bien qu’il ne viole aucun droit, le psy­cho­logue manque à la morale. Il importe donc d’exa­mi­ner pour chaque cas par­ti­cu­lier, si l’un de ces motifs d’ordre moral ne vien­drait pas s’op­po­ser à son inter­vention et d’en appré­cier exac­te­ment la portée.

3. L’altruisme héroïque

Que faut-​il pen­ser du motif de l’al­truisme héroïque, allé­gué pour jus­ti­fier l’ap­pli­ca­tion incon­di­tion­née des tech­niques d’ex­ploration et de trai­te­ment psychologiques ?

La valeur morale de l’ac­tion humaine dépend, en pre­mier lieu, de son objet. Si celui-​ci est immo­ral, l’ac­tion l’est aus­si ; il ne sert à rien d’in­vo­quer le motif qui l’ins­pire ou le but qu’elle pour­suit. Si l’ob­jet est indif­fé­rent ou bon, on peut alors s’in­ter­ro­ger sur les motifs ou la fin, qui confèrent à l’ac­tion de nou­velles valeurs morales. Mais un motif, aus­si noble soit-​il, ne suf­fit jamais à rendre bonne une action mau­vaise. Ainsi une inter­ven­tion quel­conque du psy­cho­logue doit être exa­mi­née d’a­bord dans son objet à la lumière des indi­ca­tions don­nées. Si cet objet n’est pas conforme au droit ou à la morale, le motif d’un altruisme héroïque ne le rend pas accep­table ; si l’ob­jet est licite, l’ac­tion pour­ra rece­voir en outre du motif invo­qué une valeur morale plus haute. Les per­sonnes qui, mues par ce motif, s’offrent aux expé­riences les plus pénibles pour aider les autres et leur être utiles, sont dignes d’ad­mi­ra­tion et d’imi­tation. Mais il faut se gar­der de confondre le motif ou le but de l’ac­tion avec son objet et de trans­fé­rer à celui-​ci une valeur morale, qui ne lui revient pas.

4. L’intérêt général et l’intervention des pouvoirs publics

L’intérêt géné­ral et l’in­ter­ven­tion des pou­voirs publics peu­vent-​ils auto­ri­ser le psy­cho­logue à employer n’im­porte quelle méthode ?

Que l’au­to­ri­té publique puisse, à l’é­gard des par­ti­cu­liers, mettre à pro­fit, pour de justes motifs, les acqui­si­tions et les méthodes éprou­vées de la psy­cho­lo­gie, per­sonne ne le contes­tera. Mais la ques­tion porte ici sur le choix de cer­taines tech­niques et méthodes. C’est le trait carac­té­ris­tique des Etats tota­litaires, qu’ils ne regardent point aux moyens, mais uti­lisent sans dis­tinc­tion tout ce qui sert à la fin pour­sui­vie, sans égard pour les exi­gences de la loi morale. Nous avons déjà énon­cé, dans Notre dis­cours du 3 octobre 1953 au VIe Congrès inter­national de Droit pénal, les aber­ra­tions, dont le ving­tième siècle donne encore de tristes exemples, en accep­tant la tor­ture et les moyens vio­lents dans la pro­cé­dure judiciaire.

Le fait que des pro­cé­dés immo­raux soient impo­sés par l’au­to­ri­té publique, ne les rend nul­le­ment licites. Aussi, quand les pou­voirs publics créent des offices d’ex­pé­rience ou de con­sultation, les prin­cipes que Nous avons expo­sés s’ap­pliquent à toutes les mesures d’ordre psy­cho­lo­gique, qu’ils sont appe­lés à prendre.

Pour les recherches libres et les ini­tia­tives de ces offices, on appli­que­ra les prin­cipes, qui valent pour la recherche libre et les ini­tia­tives des par­ti­cu­liers et, en géné­ral, pour l’u­ti­li­sa­tion de la psy­cho­lo­gie théo­rique et appliquée.

En ce qui concerne la com­pé­tence de l’au­to­ri­té publique à impo­ser des exa­mens psy­cho­lo­giques, on appli­que­ra les prin­cipes géné­raux des limites de la com­pé­tence de l’au­to­ri­té publi­que. Nous avons expo­sé dans Nos allo­cu­tions du 13 sep­tembre 1952, sur les limites morales de la recherche et du trai­te­ment médi­cal[4], et du 30 sep­tembre 1954 à la « Sodalitas medi­co­rum uni­ver­sa­lis » [5], les prin­cipes qui règlent les rela­tions du méde­cin aux per­sonnes qu’il traite, et avec les pou­voirs publics, en par­ti­cu­lier la pos­si­bi­li­té pour les pou­voirs publics de concé­der à cer­tains méde­cins et psy­cho­logues des droits, qui dépassent ceux qu’un méde­cin pos­sède d’ha­bi­tude à l’é­gard de son client.

Les dis­po­si­tions de l’au­to­ri­té publique enjoi­gnant de sou­mettre les enfants et les jeunes gens à cer­tains exa­mens – à sup­po­ser que l’ob­jet de ces exa­mens soit licite – doivent tenir comp­té, pour être conformes à la morale, des édu­ca­teurs, qui ont sur eux une auto­ri­té plus immé­diate que celle de l’Etat, c’est-​à-​dire, la famille et l’Eglise. Ni l’une ni l’autre d’ailleurs ne s’op­po­se­ront à des mesures prises dans l’in­té­rêt des enfants ; mais elles ne per­met­tront pas que l’Etat agisse en ce domaine sans tenir compte de leur droit propre, comme Notre prédé­cesseur Pie XI l’af­fir­mait dans l’en­cy­clique Divini illius Magistri du 31 décembre 1929, et comme Nous-​même en diverses occa­sions l’a­vons souligné.

III. Les principes moraux fondamentaux concernant la personnalité humaine en psychologie

Les réponses, que Nous vous avons don­nées jus­qu’à pré­sent, appellent encore comme com­plé­ment l’é­non­cé des prin­cipes de base, dont elles sont déduites, et grâce aux­quels vous pour­rez, dans chaque cas par­ti­cu­lier, vous for­mer un juge­ment per­son­nel plei­ne­ment jus­ti­fié. Nous ne par­le­rons que des prin­cipes d’ordre moral, qui inté­ressent tant la per­son­na­li­té de celui qui pra­tique la psy­cho­lo­gie, que celle du patient, dans la mesure où celui-​ci inter­vient par une démarche libre et responsable.

Certaines actions sont contraires à la morale, parce qu’elles violent seule­ment les normes d’une loi posi­tive ; d’autres portent en elles-​mêmes leur carac­tère d’im­mo­ra­li­té ; par­mi celles-​ci – les seules dont Nous Nous occu­pe­rons – d’au­cunes ne seront jamais morales ; d’autres devien­dront immo­rales en fonc­tion de cir­cons­tances déter­mi­nées. Ainsi, par exemple, il est immo­ral de péné­trer dans la conscience de quel­qu’un ; mais cet acte devient moral, si l’in­té­res­sé y apporte son consen­te­ment valable. Il peut se faire aus­si que cer­taines actions exposent au dan­ger de vio­ler la loi morale : ain­si, par exemple, l’emploi de tests risque en cer­tains cas d’ex­ci­ter des impres­sions immo­rales, mais il devient moral, quand des motifs pro­por­tion­nés jus­ti­fient le dan­ger cou­ru. On peut donc dis­tin­guer trois espèces d’ac­tions immo­rales, qu’il est pos­sible de juger telles par réfé­rence à trois prin­cipes de base, selon qu’elles sont immo­rales, soit en elles-​mêmes, soit par défaut de droit chez celui qui les pose, soit à cause des dan­gers qu’elles pro­voquent sans motif suffisant.

Les actions immo­rales en elles-​mêmes sont celles, dont les élé­ments consti­tu­tifs sont incon­ci­liables avec l’ordre moral, c’est-​à-​dire avec la saine rai­son. L’action consciente et libre est alors contraire, soit aux prin­cipes essen­tiels de la nature humaine, soit aux rela­tions essen­tielles qu’elle a avec le Créateur et avec les autres hommes, soit aux règles pré­si­dant à l’u­sage des choses maté­rielles, en ce sens que l’homme ne peut jamais s’en faire l’es­clave, mais doit en res­ter le maître. Il est donc contraire à l’ordre moral que l’homme, libre­ment et consciem­ment, sou­mette ses facul­tés ration­nelles aux ins­tincts infé­rieurs. Lorsque l’ap­pli­ca­tion des tests ou de la psy­cha­na­lyse ou de toute autre méthode en arrive là, elle devient immo­rale et doit être refu­sée sans dis­cus­sion. Naturellement il appar­tient à votre conscience de déter­mi­ner, dans les cas par­ti­cu­liers, quels com­por­te­ments sont ain­si à rejeter.

Les actions immo­rales par défaut de droit chez celui qui les pose ne contiennent en elles-​mêmes aucun élé­ment essen­tiel qui soit immo­ral, mais, pour être posées lici­te­ment, elles sup­posent un droit soit expli­cite soit impli­cite, comme ce sera le cas la plu­part du temps pour le méde­cin et le psy­cho­logue. Comme un droit ne peut pas être pré­sup­po­sé, il faut d’a­bord l’é­ta­blir par une preuve posi­tive à charge de qui se l’ar­roge et basée sur un titre juri­dique. Aussi long­temps que le droit n’est pas acquis, l’ac­tion est immo­rale. Mais si, à un moment don­né, une action appa­raît telle, il ne s’en­suit pas encore qu’elle le res­te­ra tou­jours, car il peut arri­ver qu’on acquière ultérieure­ment le droit qui fai­sait défaut. Toutefois on ne peut jamais pré­su­mer le droit en ques­tion. Comme Nous l’a­vons dit plus haut, il vous appar­tient, ici encore, de déci­der dans les cas concrets, dont on trouve maints exemples dans les ouvrages de votre spé­cia­li­té, si telle ou telle action tombe sous l’ap­pli­ca­tion de ce principe.

En troi­sième lieu, cer­taines actions sont immo­rales à cause du dan­ger, auquel elles exposent sans motif pro­por­tion­né. Nous par­lons évi­dem­ment de dan­ger moral, pour l’in­di­vi­du ou la com­mu­nau­té, soit à l’é­gard des biens per­son­nels, du corps, de la vie, de la répu­ta­tion, des mœurs, soit à l’é­gard de biens maté­riels. Il est évi­dem­ment impos­sible d’é­vi­ter abso­lu­ment le dan­ger et une telle exi­gence para­ly­se­rait toute entre­prise et nui­rait gra­ve­ment aux inté­rêts de cha­cun ; aus­si la morale permet-​elle ce risque à condi­tion qu’il soit jus­ti­fié par un motif pro­por­tion­né à l’im­por­tance des biens mena­cés et à la proxi­mi­té du dan­ger qui les menace. Vous rele­vez plu­sieurs fois dans vos tra­vaux le dan­ger que font cou­rir cer­taines tech­niques, cer­tains pro­cé­dés uti­li­sés en psy­cho­lo­gie appli­quée. Le prin­cipe, que Nous venons d’é­non­cer, vous aide­ra à résoudre pour chaque cas les dif­fi­cul­tés qui se poseraient.

Les normes, que Nous avons for­mu­lées, sont avant tout d’ordre moral. Lorsque la psy­cho­lo­gie dis­cute théo­ri­que­ment d’une méthode ou de l’ef­fi­ca­ci­té d’une tech­nique, elle ne con­sidère que son apti­tude à pro­cu­rer la fin propre qu’elle pour­suit, et ne touche pas le plan moral. Dans l’ap­pli­ca­tion pra­tique, il importe de tenir compte, en outre, des valeurs spi­ri­tuelles en cause tant chez le psy­cho­logue que chez son patient, et d’u­nir au point de vue scien­ti­fique ou médi­cal celui de la per­sonnalité humaine dans son ensemble. Ces normes fondamen­tales sont obli­ga­toires, parce qu’elles résultent de la nature des choses et appar­tiennent à l’ordre essen­tiel de l’ac­tion humaine, dont le prin­cipe suprême et immé­dia­te­ment évident est qu’il faut faire le bien et évi­ter le mal.

Au début de cette allo­cu­tion, Nous avons défi­ni la person­nalité comme « l’u­ni­té psycho-​somatique de l’homme, en tant que déter­mi­née et gou­ver­née par l’âme », et Nous avons pré­ci­sé le sens de cette défi­ni­tion. Puis Nous avons ten­té d’ap­por­ter une réponse aux ques­tions, que vous aviez posées, sur l’emploi de cer­taines méthodes psy­cho­lo­giques et sur les prin­cipes géné­raux, qui déter­minent la res­pon­sa­bi­li­té morale du psy­cho­logue. Chez celui-​ci on attend non seule­ment une connais­sance théo­rique de normes abs­traites, mais un sens moral pro­fond, réflé­chi, lon­gue­ment for­mé par une fidé­li­té constante à sa cons­cience. Le psy­cho­logue vrai­ment dési­reux de ne cher­cher que le bien de son patient, se mon­tre­ra d’au­tant plus sou­cieux de res­pec­ter les limites fixées à son action par la morale, qu’il tient, pour ain­si dire, en main les facul­tés psy­chiques d’un homme, sa capa­ci­té d’a­gir libre­ment, de réa­li­ser les valeurs les plus hautes que com­porte sa des­ti­née per­son­nelle et sa voca­tion sociale.

Nous sou­hai­tons de tout cœur que vos tra­vaux pénètrent tou­jours davan­tage dans la com­plexi­té de la per­son­na­li­té hu­maine, l’aident à remé­dier à ses défaillances et à répondre plus fidè­le­ment aux des­seins sublimes que Dieu, son Créateur et son Rédempteur, forme à son égard et lui pro­pose comme idéal.

En appe­lant sur vous, sur vos col­la­bo­ra­teurs et sur vos familles les plus abon­dantes faveurs célestes, Nous vous en don­nons pour gage Notre Bénédiction apostolique.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., L, 1958, p. 268.

Notes de bas de page
  1. Le test se défi­nît comme une expé­rience diag­nos­tique qui a pour but de mettre en lumière, aus­si objec­ti­ve­ment et exac­te­ment que pos­sible, les carac­tères dis­tinc­tifs du psy­chisme d’une per­son­na­li­té, ou même seule­ment quelques-​unes de ses par­ti­cu­la­ri­tés.[]
  2. Cf. S. Thomas, 1 p. q. 29 a. 1.[]
  3. La narco-​analyse consiste, à peu près, en une forme spé­ciale d’in­ter­ro­ga­toire sous l’ac­tion d’une sub­stance hyp­no­tique (le pen­to­thal sodique connu vul­gai­re­ment comme le « sérum de véri­té ») qui, injec­té par voie intra­vei­neuse à doses cal­cu­lées, favo­rise la révé­lation d’at­ti­tudes ou de conte­nus men­taux que le sujet, lors­qu’il est en état de conscience claire, tient cachés inten­tion­nel­le­ment ou incons­ciem­ment. Le Lie-​detectar ou poli­gra­fo est un dis­po­si­tif qui per­met l’en­re­gis­tre­ment simul­ta­né de mani­fes­ta­tions soma­tiques diverses – et, de leur nature, incon­trô­lables par le sujet – accom­pa­gnant des atti­tudes émo­tives qui se pro­duisent sous cer­taines condi­tions en même temps que des men­songes conscients, dont ces mani­fes­ta­tions soma­tiques deviennent donc des indi­ca­tions indi­rectes, en dehors de toute par­ti­ci­pa­tion déli­bé­rée du sujet exa­mi­né. (Cf. Prof. Leandro Canestrelli, Libertà e res­pon­sa­bi­li­tà nel­la ricer­ca psi­co­lo­gi­ca, Rome, 1955, pp. 6–9.[]
  4. Cf. Documents Pontificaux 1952, pp. 460 et suiv.[]
  5. Cf. Documents Pontificaux 1954, pp. 388 et suiv.[]