Recevant en audience spéciale les membres du XIIIe Congrès international de psychologie appliquée, le Souverain Pontife a prononcé en français l’important discours suivant :
Venus du monde entier pour participer en nombre imposant au XIIIe Congrès de l’Association internationale de Psychologie appliquée, vous avez désiré, Messieurs, pouvoir en cette occasion Nous rendre visite. Nous sommes heureux de vous accueillir ici et, de tout cœur, Nous souhaitons la bienvenue à chacun d’entre vous.
Le sujet, qui vous intéresse et d’où le présent Congrès tire son nom, est la psychologie appliquée ; mais, sans limiter vos investigations aux seules applications pratiques, vous prenez aussi très largement en considération des questions, qui relèvent de la psychologie théorique. Ainsi qu’on le constate dans la documentation abondante, que vous Nous avez communiquée, des quatre sections entre lesquelles sont répartis vos travaux, psychologie appliquée au travail et à l’orientation professionnelle, psychologie médicale, psychologie scolaire, psychologie criminelle, judiciaire et pénitentiaire, chacune aborde maintes fois les questions de déontologie impliquées dans ses matières.
Vous avez relevé aussi qu’il existe à ce propos, parmi les psychologues et les théologiens, certaines divergences de vues, qui entraînent dans les idées et dans l’action des incertitudes regrettables, et vous Nous avez prié d’y apporter dans la mesure du possible quelques éclaircissements. Deux points surtout Nous ont été signalés : l’utilisation largement répandue de certains tests [1], au moyen desquels on va jusqu’à fouiller sans scrupule les profondeurs intimes de l’âme ; puis le problème connexe, mais plus large, de la responsabilité morale du psychologue, celui de l’étendue et des limites de ses droits et de ses devoirs dans l’emploi des méthodes scientifiques, qu’il s’agisse de recherches théoriques ou d’applications pratiques.
Nous aborderons ces deux points dans Notre exposé, mais en les encadrant dans une synthèse plus large : l’aspect religieux et moral de la personnalité humaine, objet de la psychologie. Nous considérerons successivement :
- 1. – la définition de la personnalité humaine au point de vue psychologique et moral ;
- 2. – les obligations morales du psychologue à l’égard de la personnalité humaine ;
- 3. – les principes moraux fondamentaux concernant la personnalité humaine en psychologie.
I. La définition de la personnalité humaine au point de vue psychologique et moral
1. Le terme de « personnalité », se rencontre aujourd’hui presque partout, mais avec des sens divers. A vrai dire, il suffit de parcourir l’abondante bibliographie du sujet, pour se rendre compte que beaucoup de notions touchant à la structure psychique de l’homme sont exprimées en termes techniques, qui conservent partout le même sens fondamental ; cependant plusieurs éléments du psychisme humain restent encore mal précisés et n’ont pas encore trouvé une définition adéquate. Le terme de « personnalité » est de ce nombre, en psychologie scientifique, comme en psychologie appliquée. Il importe donc de préciser comment Nous l’entendrons. Bien que Nous envisagions surtout les aspects moraux et religieux, alors que vous vous arrêtez principalement à l’aspect psychologique, Nous ne pensons pas que ces points de vue différents doivent entraîner des oppositions ou des contradictions, aussi longtemps qu’ils restent objectifs et s’efforcent d’adhérer aux faits.
Nous définissons la personnalité comme « l’unité psychosomatique de l’homme, en tant que déterminée et gouvernée par l’âme ».
2. Cette définition parle d’abord de la personnalité comme une « unité », parce qu’elle la considère comme un tout, dont les parties, bien que conservant leurs caractères spécifiques, ne sont point séparées, mais reliées organiquement entre elles. C’est pourquoi la psychologie peut considérer aussi bien les facultés psychiques et leurs fonctions séparément, dans leur structure propre et leurs lois immanentes, que dans leur totalité organique.
La définition caractérise ensuite cette unité comme « psychosomatique ». Les points de vue du théologien et du psychologue se rencontrent ici sur bien des points. Les ouvrages techniques de psychologie s’attardent en effet à considérer, jusque dans le détail, l’influence du corps sur l’esprit, auquel il fournit un apport continu d’énergies par ses processus vitaux ; ils étudient d’autre part, celle de l’esprit sur le corps ; et s’efforcent de déterminer scientifiquement les modalités du gouvernement des tendances psychiques par l’âme spirituelle et d’en tirer des applications pratiques.
La définition dit ensuite que l’unité psycho-somatique de l’homme est « déterminée et gouvernée par l’âme ». L’individu, en tant qu’unité et totalité indivisible, constitue un centre unique et universel de l’être et de l’action, un « moi » qui se possède et dispose de lui-même. Ce « moi » est le même pour toutes les fonctions psychiques, et reste le même malgré l’écoulement du temps. L’universalité du « moi » en étendue et en durée s’applique en particulier au lien causal, qui le relie à ses activités spirituelles. Ce « moi » universel et permanent prend, sous l’influence de causes internes ou externes, consciemment perçue ou implicitement acceptée, mais toujours par une libre décision, une attitude déterminée et un caractère permanent, tant en son être intérieur, que dans son comportement extérieur. Comme cette marque propre de la personnalité provient en dernier ressort de l’âme spirituelle, on la définit comme « déterminée par l’âme », et puisqu’il ne s’agit pas d’un processus occasionnel, mais continu, on ajoute « gouvernée par l’âme ». Il peut se faire que certains traits d’un caractère acquièrent un relief plus accusé et qu’on désigne cette dominante du terme de « personnalité », mais l’existence de telles dominantes n’est pas requise pour qu’on puisse parler d’une personnalité au sens de la définition.
La personnalité peut être considérée, soit comme un simple fait, soit à la lumière des valeurs morales, qui doivent la gouverner. On sait qu’il existe des personnalités de valeur et d’autres insignifiantes, d’aucunes sont troubles, vicieuses ou dépravées, d’autres épanouies, droites, honnêtes. Mais les unes comme les autres portent ces caractères, parce qu’elles se sont donné, par leur libre décision, telle ou telle orientation spirituelle. Ni la psychologie ni la morale ne négligeront ce fait, même si toutes deux considèrent de préférence l’idéal, auquel la personnalité tend.
3. Puisque l’aspect moral et religieux coïncide pour une large part avec le précédent, il Nous suffira d’ajouter quelques indications. La métaphysique considère l’homme comme un être doué d’intelligence et de liberté, dans lequel le corps et l’âme sont unis en une seule nature possédant une existence indépendante. En termes techniques, on parlerait de « rationalis naturae substantia »[2]. En ce sens, l’homme est toujours une personne, un « individu » distinct de tous les autres, un « moi » du premier au dernier instant de sa vie, même quand il n’en a pas conscience. On trouve donc une certaine différence entre ce point de vue et les expressions de la psychologie, mais toutefois sans qu’il y ait de contradiction insoluble.
Les traits les plus importants de la personnalité au point de vue moral et religieux sont les suivants :
a) L’homme est tout entier l’œuvre du Créateur. Même si la psychologie n’en tient pas compte dans ses recherches, dans ses expériences et ses applications cliniques, c’est toujours sur l’œuvre du Créateur qu’elle travaille ; par ailleurs cette considération est essentielle au point de vue moral et religieux, mais aussi longtemps que le théologien et le psychologue restent objectifs, il n’y a pas à craindre de conflit, et tous deux peuvent aller de l’avant dans leur domaine propre et selon les principes de leur science.
Quand on considère l’homme comme œuvre de Dieu, on y découvre deux caractéristiques importantes pour le développement et la valeur de la personnalité chrétienne : sa ressemblance à Dieu, procédant de l’acte créateur, et sa filiation divine dans le Christ, manifestée par la Révélation. La personnalité chrétienne en effet devient incompréhensible, si l’on néglige ces données, et la psychologie, surtout appliquée, s’expose elle aussi à des incompréhensions et à des erreurs, si elle les ignore. Car il s’agit bien de faits réels et non point imaginés ou supposés. Que ces faits soient connus par révélation n’enlève rien à leur authenticité, car la révélation met l’homme en demeure de dépasser les bornes d’une intelligence limitée, pour se laisser prendre par l’intelligence infinie de Dieu.
b) La considération de la finalité est également essentielle au point de vue moral et religieux. L’homme a la possibilité et l’obligation de perfectionner sa nature, non comme il l’entend, mais selon le plan divin. Pour achever l’image de Dieu dans sa personnalité, il doit non point suivre ses instincts, mais les normes objectives, telles que celles de la déontologie médicale, qui s’imposent à son intelligence et à sa volonté et qui lui sont dictées par sa conscience et par la révélation. La conscience s’éclairera d’ailleurs, en interrogeant les opinions d’autrui et la sagesse traditionnelle de l’humanité. Il y a quelques années, on a rédigé en Amérique un code de déontologie médicale : « Ethical Standards for Psychologists », qui se base sur les réponses de 7.500 membres de l”« American Psychologie al Association » (Washington D. C.). Même si ce code contient certaines affirmations discutables, on doit approuver l’idée qui l’inspire : le recours aux personnes sérieuses et compétentes pour découvrir et formuler des normes morales. Quiconque néglige ou méprise les normes de l’ordre moral objectif, n’acquerra qu’une personnalité déformée et imparfaite.
c) Par ailleurs, dire que l’homme est tenu d’observer certaines règles de moralité, c’est le tenir pour responsable, croire qu’il a la possibilité objective et subjective d’agir selon ces règles. Cette affirmation de la responsabilité et de la liberté est également essentielle à la personnalité. On ne peut donc pas, en dépit de certaines positions défendues par quelques psychologues, abandonner les présupposés suivants, sur lesquels d’ailleurs il serait souhaitable qu’on réalise un accord aussi étendu que possible entre les psychologues et les théologiens :
- 1) un homme quelconque doit être considéré comme normal jusqu’à preuve du contraire ;
- 2) l’homme normal ne possède pas seulement une liberté théorique, mais il en a réellement aussi l’usage ;
- 3) l’homme normal, quand il utilise comme il le doit les énergies spirituelles qui sont à sa disposition, est capable de vaincre les difficultés, qui entravent l’observation de la loi morale ;
- 4) les dispositions psychologiques anormales ne sont pas toujours contraignantes et n’enlèvent pas toujours au sujet toute possibilité d’agir librement ;
- 5) même les dynamismes de l’inconscient et du subconscient ne sont pas irrésistibles ; il reste possible, dans une large mesure, de les maîtriser, surtout pour le sujet normal ;
- 6) l’homme normal est donc ordinairement responsable des décisions qu’il prend.
d) Enfin pour comprendre la personnalité, on ne peut faire abstraction de l’aspect eschatologique. Aussi longtemps que l’homme vit sur terre, il peut vouloir le bien comme le mal ; mais, une fois séparée du corps par la mort, l’âme reste fixée dans les dispositions acquises durant la vie. Au point de vue moral et religieux, l’élément décisif dans la structure de la personnalité est précisément l’attitude, qu’elle adopte à l’égard de Dieu, fin dernière qui lui est proposée par sa nature même. Si elle s’est orientée vers lui, elle le restera ; si, au contraire, elle s’en est détournée, elle gardera la disposition qu’elle s’est volontairement donnée. Pour la psychologie, ce dernier épisode du devenir psychique peut ne revêtir qu’un intérêt secondaire. Toutefois, comme elle s’occupe des structures psychiques et des actes qui en procèdent et qui contribuent à l’élaboration finale de la personnalité, le destin de celle-ci ne devrait pas lui rester tout à fait indifférent.
Tels sont les points, que Nous voulions développer au sujet de la personnalité, considérée sous l’angle moral et religieux. Ajoutons‑y quelques brèves remarques.
Les ouvrages de votre spécialité traitent aussi des dominantes dans la structure de la personnalité, c’est-à-dire des dispositions qui déterminent l’aspect de son psychisme. De la sorte, vous répartissez les hommes en groupes, selon que dominent chez eux les sens, les instincts, les émotions et affections, le sentiment, la volonté, l’intelligence. Même au point de vue religieux et moral, cette classification n’est pas sans importance, car la réaction des divers groupes aux motifs moraux et religieux est souvent toute différente.
Vos publications traitent souvent aussi la question du caractère. La distinction et le sens des concepts de « caractère » et de « personnalité » n’apparaissent pas partout uniformes. On va même parfois jusqu’à les prendre comme synonymes. Certains tiennent que l’élément principal du caractère est l’attitude que l’homme adopte vis-à-vis de sa responsabilité ; pour d’autres, c’est sa prise de position devant les valeurs. La personnalité de l’homme normal se trouve nécessairement confrontée aux valeurs et aux normes de la vie morale, qui comprend aussi, comme Nous l’avons dit, la déontologie médicale ; ces valeurs ne sont pas de simples indications, mais des directives obligatoires. Il faut prendre position à leur égard, les accepter ou les refuser. Ainsi s’explique qu’un psychologue définisse le caractère comme « la constante relative de la recherche, de l’appréciation, de l’acceptation personnelles des valeurs ». Maints travaux de votre Congrès font allusion à cette définition, ou même la commentent amplement.
Un dernier fait, qui attire l’intérêt commun du psychologue et du théologien, est l’existence de certaines personnalités, dont la seule constante est, pour ainsi dire, l’inconstance. Leur superficialité semble invincible, et n’admet comme valeur que l’insouciance ou l’indifférence devant tout ordre de valeurs. Pour le psychologue, comme pour le théologien, ceci ne constitue pas un motif de découragement, mais plutôt un stimulant au travail et l’invitation à une collaboration féconde, afin de former d’authentiques personnalités et de solides caractères pour le bien des individus et des communautés.
II. Les obligations morales du psychologue à l’égard de la personnalité humaine
Nous en arrivons maintenant aux questions de déontologie médicale, dont vous Nous avez demandé la solution, c’est-à-dire, d’abord à la licéité de certaines techniques et de la manière d’appliquer les tests psychologiques, puis aux principes d’ordre religieux et moral, qui sont fondamentaux pour la personne du psychologue et celle du patient. Remarquons, d’ailleurs, que les questions de déontologie ici traitées concernent aussi quiconque possède l’usage de la raison et, d’une manière générale, quiconque est capable de poser un acte psychique conscient.
Les tests et les autres méthodes d’investigation psychologique ont contribué énormément à la connaissance de la personnalité humaine et lui ont rendu des services signalés. Aussi pourrait-on penser qu’il n’existe en ce domaine aucun problème particulier de morale médicale et qu’on peut tout approuver sans réserves. Personne ne niera en fait que la psychologie moderne, considérée dans son ensemble, mérite l’approbation au point de vue moral et religieux. Cependant, si l’on considère en particulier les buts qu’elle poursuit et les moyens qu’elle met en œuvre pour les réaliser, on sera amené à faire une distinction. Ses buts, c’est-à-dire, l’étude scientifique de la psychologie humaine et la guérison des maladies du psychisme, n’ont rien que de louable ; mais les moyens utilisés prêtent parfois à des réserves justifiées, comme Nous le signalions plus haut à propos de l’ouvrage paru en Amérique : « Ethical Standards for Psychologists ».
Il n’échappe pas aux meilleurs psychologues que l’emploi le plus habile des méthodes existantes ne réussit pas à pénétrer dans la zone du psychisme, qui constitue, pour ainsi dire, le centre de la personnalité et reste toujours un mystère. Arrivé à ce point, le psychologue ne peut que reconnaître avec modestie les limites de ses possibilités et respecter l’individualité de l’homme, sur lequel il doit porter un jugement ; il devrait s’efforcer d’apercevoir en tout homme le plan divin et aider à le développer dans la mesure du possible. La personnalité humaine, avec ses caractères propres, est en effet la plus noble et la plus étonnante des œuvres de la création. Or, à qui prend connaissance de vos travaux, ils apparaît que certains problèmes moraux se posent ici : Vous révélez en effet plusieurs fois les objections, que soulève la pénétration du psychologue dans l’intime de la personnalité d’autrui. Ainsi, par exemple, l’utilisation de la narcoanalyse, discutée déjà en psychothérapie, est considérée comme illicite dans l’action judiciaire ; de même l’emploi de l’appareil à détecter le mensonge, qu’on appelle « Lie-detector » ou « poligrafo » [3]). Tel auteur dénonce les conséquences nocives des tensions émotives violentes, provoquées dans un sujet à titre expérimental, mais assure aussi qu’il faut savoir préférer l’intérêt du progrès scientifique à celui de la personne individuelle, qui sert de sujet à l’expérience. Quelques-uns, dans la recherche et le traitement psychiatriques, effectuent des interventions, qui n’ont pas reçu l’accord préalable du patient, ou dont il ne connaissait pas la portée exacte. Aussi la révélation du contenu réel de leur personnalité peut-elle provoquer chez certains des traumatismes sérieux. En bref, on peut dire qu’il faut parfois déplorer l’intrusion injustifiée du psychologue dans la personnalité profonde et les dommages psychiques sérieux, qui en résultent pour le patient, et même pour de tierces personnes. Il arrive qu’on ne s’assure pas de l’entier consentement de l’intéressé et qu’on allègue, pour justifier des procédés contestables, la priorité de la science sur les valeurs morales et sur les intérêts des particuliers (c’est-à-dire, en d’autres termes, celle du bien commun sur le bien particulier).
Nous allons donc vérifier la valeur des principes, qu’invoquent même de bons psychologues pour justifier certaines manières d’agir contestables.
1. L’intérêt de la science et l’importance de la psychologie
La morale enseigne que les exigences scientifiques ne justifient pas à elles seules n’importe quelle manière d’utiliser les techniques et les méthodes psychologiques, même par des psychologues sérieux et pour des fins utiles. La raison en est que les personnes intéressées aux processus d’investigation psychologique n’ont pas seulement à tenir compte des lois scientifiques, mais aussi de normes transcendantes. En effet, ce qui est d’abord en question, ce n’est pas la psychologie elle-même et ses progrès possibles, mais la personne humaine qui l’utilise, et celle-ci obéit à des normes supérieures, sociales, morales, religieuses. Il en va de même, d’ailleurs, dans les autres branches de la science ; les mathématiques, par exemple, ou la physique, en elles-mêmes sont étrangères à la morale et échappent donc à ses normes, mais la personne qui s’adonne à leur étude et applique leurs lois ne quitte jamais le plan moral, parce qu’à aucun moment son action libre ne cesse de préparer sa destinée transcendante. La psychologie comme science ne peut donc faire valoir ses exigences que dans la mesure où se trouvent respectées l’échelle des valeurs et les normes supérieures, dont Nous avons parlé, et parmi lesquelles figurent celles du droit, de la justice, de l’équité, le respect de la dignité humaine, la charité ordonnée pour soi-même et autrui. Ces normes n’ont rien de mystérieux, mais apparaissent clairement à toute conscience droite, et sont formulées par la raison naturelle et par la révélation. Dans la mesure où on les observe, rien n’empêche de faire valoir les justes exigences de la science psychologique en faveur des méthodes modernes d’investigation.
2. Le consentement du sujet
Le deuxième principe en discussion est celui des droits de la personne, qui se prête aux expériences ou au traitement psychologiques. En soi, le contenu du psychisme appartient exclusivement à la personne (ici, au sujet des expériences et du traitement) et reste connu d’elle seule. Celle-ci pourtant en manifeste déjà quelque chose par le simple fait de son comportement. Lorsque le psychologue s’occupe de ce qui est ainsi révélé, il ne viole point le psychisme intime du sujet. Il peut aussi agir en toute liberté, lorsque l’individu en exprime consciemment une partie et signifie dans ce cas qu’il n’attache aucune importance au secret. Mais il est une large part de son monde intérieur, que la personne ne découvre qu’à peu de confidents et défend contre l’intrusion d’autrui. Certaines choses seront même gardées secrètes à tout prix et à l’égard de n’importe qui. II y en a d’autres enfin qu’elle ne saurait considérer. La psychologie montre en outre qu’il existe une région du psychisme intime – en particulier des tendances et des dispositions – si cachée que l’individu n’arrivera jamais à la connaître ni même à la soupçonner. Et de même qu’il est illicite de s’approprier les biens d’autrui ou d’attenter à son intégrité corporelle sans son consentement, il n’est pas permis d’entrer, contre sa volonté, dans son domaine intérieur, quelles que soient les techniques et les méthodes employées.
Mais on peut en outre se demander, si le consentement de l’intéressé suffit à ouvrir sans réserve au psychologue l’accès de son psychisme.
Si ce consentement est extorqué injustement, toute action du psychologue sera illicite ; s’il est vicié par un manque de liberté (dû à l’ignorance, à l’erreur ou à la tromperie), toute tentative de pénétrer dans les profondeurs de l’âme sera immorale.
Par contre, s’il est donné librement, le psychologue peut dans la plupart des cas, mais pas toujours, agir selon les principes de sa science sans contrevenir aux normes morales. Il faut voir, si l’intéressé n’a point dépassé les limites de sa compétence et sa capacité à donner un consentement valable. L’homme, en effet, ne dispose pas d’un pouvoir illimité sur lui-même. Souvent dans vos travaux, on allègue (sans toutefois en citer la formule) le principe juridique : volenti non fit iniuria : « si la personne consent, on ne lui cause aucune injustice ». Remarquons d’abord que l’intervention du psychologue pourrait très bien léser les droits d’un tiers, par exemple, en révélant des secrets (d’Etat, d’office, de famille, de confession), ou simplement le droit d’individus ou de communautés à leur réputation. Il ne suffit pas que le psychologue lui-même ou ses assistants soient tenus au secret, ni qu’on puisse parfois, pour des raisons graves, confier un secret à une personne prudente. Car, comme Nous l’avons déjà signalé dans Notre allocution du 13 avril 1953 sur la psychothérapie et la psychologie, certains secrets ne peuvent absolument pas être dévoilés, même à une seule personne prudente.
Quant au principe volenti non fit iniuria, il ne lève devant le psychologue qu’un seul obstacle, à savoir le droit de la personne à protéger son monde intérieur. Mais d’autres obstacles peuvent subsister en vertu d’obligations morales, que le sujet ne peut supprimer à son gré, par exemple, la religiosité, l’estime de soi, la pudeur, la décence. En ce cas, bien qu’il ne viole aucun droit, le psychologue manque à la morale. Il importe donc d’examiner pour chaque cas particulier, si l’un de ces motifs d’ordre moral ne viendrait pas s’opposer à son intervention et d’en apprécier exactement la portée.
3. L’altruisme héroïque
Que faut-il penser du motif de l’altruisme héroïque, allégué pour justifier l’application inconditionnée des techniques d’exploration et de traitement psychologiques ?
La valeur morale de l’action humaine dépend, en premier lieu, de son objet. Si celui-ci est immoral, l’action l’est aussi ; il ne sert à rien d’invoquer le motif qui l’inspire ou le but qu’elle poursuit. Si l’objet est indifférent ou bon, on peut alors s’interroger sur les motifs ou la fin, qui confèrent à l’action de nouvelles valeurs morales. Mais un motif, aussi noble soit-il, ne suffit jamais à rendre bonne une action mauvaise. Ainsi une intervention quelconque du psychologue doit être examinée d’abord dans son objet à la lumière des indications données. Si cet objet n’est pas conforme au droit ou à la morale, le motif d’un altruisme héroïque ne le rend pas acceptable ; si l’objet est licite, l’action pourra recevoir en outre du motif invoqué une valeur morale plus haute. Les personnes qui, mues par ce motif, s’offrent aux expériences les plus pénibles pour aider les autres et leur être utiles, sont dignes d’admiration et d’imitation. Mais il faut se garder de confondre le motif ou le but de l’action avec son objet et de transférer à celui-ci une valeur morale, qui ne lui revient pas.
4. L’intérêt général et l’intervention des pouvoirs publics
L’intérêt général et l’intervention des pouvoirs publics peuvent-ils autoriser le psychologue à employer n’importe quelle méthode ?
Que l’autorité publique puisse, à l’égard des particuliers, mettre à profit, pour de justes motifs, les acquisitions et les méthodes éprouvées de la psychologie, personne ne le contestera. Mais la question porte ici sur le choix de certaines techniques et méthodes. C’est le trait caractéristique des Etats totalitaires, qu’ils ne regardent point aux moyens, mais utilisent sans distinction tout ce qui sert à la fin poursuivie, sans égard pour les exigences de la loi morale. Nous avons déjà énoncé, dans Notre discours du 3 octobre 1953 au VIe Congrès international de Droit pénal, les aberrations, dont le vingtième siècle donne encore de tristes exemples, en acceptant la torture et les moyens violents dans la procédure judiciaire.
Le fait que des procédés immoraux soient imposés par l’autorité publique, ne les rend nullement licites. Aussi, quand les pouvoirs publics créent des offices d’expérience ou de consultation, les principes que Nous avons exposés s’appliquent à toutes les mesures d’ordre psychologique, qu’ils sont appelés à prendre.
Pour les recherches libres et les initiatives de ces offices, on appliquera les principes, qui valent pour la recherche libre et les initiatives des particuliers et, en général, pour l’utilisation de la psychologie théorique et appliquée.
En ce qui concerne la compétence de l’autorité publique à imposer des examens psychologiques, on appliquera les principes généraux des limites de la compétence de l’autorité publique. Nous avons exposé dans Nos allocutions du 13 septembre 1952, sur les limites morales de la recherche et du traitement médical[4], et du 30 septembre 1954 à la « Sodalitas medicorum universalis » [5], les principes qui règlent les relations du médecin aux personnes qu’il traite, et avec les pouvoirs publics, en particulier la possibilité pour les pouvoirs publics de concéder à certains médecins et psychologues des droits, qui dépassent ceux qu’un médecin possède d’habitude à l’égard de son client.
Les dispositions de l’autorité publique enjoignant de soumettre les enfants et les jeunes gens à certains examens – à supposer que l’objet de ces examens soit licite – doivent tenir compté, pour être conformes à la morale, des éducateurs, qui ont sur eux une autorité plus immédiate que celle de l’Etat, c’est-à-dire, la famille et l’Eglise. Ni l’une ni l’autre d’ailleurs ne s’opposeront à des mesures prises dans l’intérêt des enfants ; mais elles ne permettront pas que l’Etat agisse en ce domaine sans tenir compte de leur droit propre, comme Notre prédécesseur Pie XI l’affirmait dans l’encyclique Divini illius Magistri du 31 décembre 1929, et comme Nous-même en diverses occasions l’avons souligné.
III. Les principes moraux fondamentaux concernant la personnalité humaine en psychologie
Les réponses, que Nous vous avons données jusqu’à présent, appellent encore comme complément l’énoncé des principes de base, dont elles sont déduites, et grâce auxquels vous pourrez, dans chaque cas particulier, vous former un jugement personnel pleinement justifié. Nous ne parlerons que des principes d’ordre moral, qui intéressent tant la personnalité de celui qui pratique la psychologie, que celle du patient, dans la mesure où celui-ci intervient par une démarche libre et responsable.
Certaines actions sont contraires à la morale, parce qu’elles violent seulement les normes d’une loi positive ; d’autres portent en elles-mêmes leur caractère d’immoralité ; parmi celles-ci – les seules dont Nous Nous occuperons – d’aucunes ne seront jamais morales ; d’autres deviendront immorales en fonction de circonstances déterminées. Ainsi, par exemple, il est immoral de pénétrer dans la conscience de quelqu’un ; mais cet acte devient moral, si l’intéressé y apporte son consentement valable. Il peut se faire aussi que certaines actions exposent au danger de violer la loi morale : ainsi, par exemple, l’emploi de tests risque en certains cas d’exciter des impressions immorales, mais il devient moral, quand des motifs proportionnés justifient le danger couru. On peut donc distinguer trois espèces d’actions immorales, qu’il est possible de juger telles par référence à trois principes de base, selon qu’elles sont immorales, soit en elles-mêmes, soit par défaut de droit chez celui qui les pose, soit à cause des dangers qu’elles provoquent sans motif suffisant.
Les actions immorales en elles-mêmes sont celles, dont les éléments constitutifs sont inconciliables avec l’ordre moral, c’est-à-dire avec la saine raison. L’action consciente et libre est alors contraire, soit aux principes essentiels de la nature humaine, soit aux relations essentielles qu’elle a avec le Créateur et avec les autres hommes, soit aux règles présidant à l’usage des choses matérielles, en ce sens que l’homme ne peut jamais s’en faire l’esclave, mais doit en rester le maître. Il est donc contraire à l’ordre moral que l’homme, librement et consciemment, soumette ses facultés rationnelles aux instincts inférieurs. Lorsque l’application des tests ou de la psychanalyse ou de toute autre méthode en arrive là, elle devient immorale et doit être refusée sans discussion. Naturellement il appartient à votre conscience de déterminer, dans les cas particuliers, quels comportements sont ainsi à rejeter.
Les actions immorales par défaut de droit chez celui qui les pose ne contiennent en elles-mêmes aucun élément essentiel qui soit immoral, mais, pour être posées licitement, elles supposent un droit soit explicite soit implicite, comme ce sera le cas la plupart du temps pour le médecin et le psychologue. Comme un droit ne peut pas être présupposé, il faut d’abord l’établir par une preuve positive à charge de qui se l’arroge et basée sur un titre juridique. Aussi longtemps que le droit n’est pas acquis, l’action est immorale. Mais si, à un moment donné, une action apparaît telle, il ne s’ensuit pas encore qu’elle le restera toujours, car il peut arriver qu’on acquière ultérieurement le droit qui faisait défaut. Toutefois on ne peut jamais présumer le droit en question. Comme Nous l’avons dit plus haut, il vous appartient, ici encore, de décider dans les cas concrets, dont on trouve maints exemples dans les ouvrages de votre spécialité, si telle ou telle action tombe sous l’application de ce principe.
En troisième lieu, certaines actions sont immorales à cause du danger, auquel elles exposent sans motif proportionné. Nous parlons évidemment de danger moral, pour l’individu ou la communauté, soit à l’égard des biens personnels, du corps, de la vie, de la réputation, des mœurs, soit à l’égard de biens matériels. Il est évidemment impossible d’éviter absolument le danger et une telle exigence paralyserait toute entreprise et nuirait gravement aux intérêts de chacun ; aussi la morale permet-elle ce risque à condition qu’il soit justifié par un motif proportionné à l’importance des biens menacés et à la proximité du danger qui les menace. Vous relevez plusieurs fois dans vos travaux le danger que font courir certaines techniques, certains procédés utilisés en psychologie appliquée. Le principe, que Nous venons d’énoncer, vous aidera à résoudre pour chaque cas les difficultés qui se poseraient.
Les normes, que Nous avons formulées, sont avant tout d’ordre moral. Lorsque la psychologie discute théoriquement d’une méthode ou de l’efficacité d’une technique, elle ne considère que son aptitude à procurer la fin propre qu’elle poursuit, et ne touche pas le plan moral. Dans l’application pratique, il importe de tenir compte, en outre, des valeurs spirituelles en cause tant chez le psychologue que chez son patient, et d’unir au point de vue scientifique ou médical celui de la personnalité humaine dans son ensemble. Ces normes fondamentales sont obligatoires, parce qu’elles résultent de la nature des choses et appartiennent à l’ordre essentiel de l’action humaine, dont le principe suprême et immédiatement évident est qu’il faut faire le bien et éviter le mal.
Au début de cette allocution, Nous avons défini la personnalité comme « l’unité psycho-somatique de l’homme, en tant que déterminée et gouvernée par l’âme », et Nous avons précisé le sens de cette définition. Puis Nous avons tenté d’apporter une réponse aux questions, que vous aviez posées, sur l’emploi de certaines méthodes psychologiques et sur les principes généraux, qui déterminent la responsabilité morale du psychologue. Chez celui-ci on attend non seulement une connaissance théorique de normes abstraites, mais un sens moral profond, réfléchi, longuement formé par une fidélité constante à sa conscience. Le psychologue vraiment désireux de ne chercher que le bien de son patient, se montrera d’autant plus soucieux de respecter les limites fixées à son action par la morale, qu’il tient, pour ainsi dire, en main les facultés psychiques d’un homme, sa capacité d’agir librement, de réaliser les valeurs les plus hautes que comporte sa destinée personnelle et sa vocation sociale.
Nous souhaitons de tout cœur que vos travaux pénètrent toujours davantage dans la complexité de la personnalité humaine, l’aident à remédier à ses défaillances et à répondre plus fidèlement aux desseins sublimes que Dieu, son Créateur et son Rédempteur, forme à son égard et lui propose comme idéal.
En appelant sur vous, sur vos collaborateurs et sur vos familles les plus abondantes faveurs célestes, Nous vous en donnons pour gage Notre Bénédiction apostolique.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte français des A. A. S., L, 1958, p. 268.
- Le test se définît comme une expérience diagnostique qui a pour but de mettre en lumière, aussi objectivement et exactement que possible, les caractères distinctifs du psychisme d’une personnalité, ou même seulement quelques-unes de ses particularités.[↩]
- Cf. S. Thomas, 1 p. q. 29 a. 1.[↩]
- La narco-analyse consiste, à peu près, en une forme spéciale d’interrogatoire sous l’action d’une substance hypnotique (le pentothal sodique connu vulgairement comme le « sérum de vérité ») qui, injecté par voie intraveineuse à doses calculées, favorise la révélation d’attitudes ou de contenus mentaux que le sujet, lorsqu’il est en état de conscience claire, tient cachés intentionnellement ou inconsciemment. Le Lie-detectar ou poligrafo est un dispositif qui permet l’enregistrement simultané de manifestations somatiques diverses – et, de leur nature, incontrôlables par le sujet – accompagnant des attitudes émotives qui se produisent sous certaines conditions en même temps que des mensonges conscients, dont ces manifestations somatiques deviennent donc des indications indirectes, en dehors de toute participation délibérée du sujet examiné. (Cf. Prof. Leandro Canestrelli, Libertà e responsabilità nella ricerca psicologica, Rome, 1955, pp. 6–9.[↩]
- Cf. Documents Pontificaux 1952, pp. 460 et suiv.[↩]
- Cf. Documents Pontificaux 1954, pp. 388 et suiv.[↩]