Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

11 septembre 1954

Allocution au Congrès d'histoire de la Pharmacie

Des délé­gués de qua­torze nations prirent part à ce Congrès ; et les par­ti­ci­pants, reçus en audience à Castelgandolfo, enten­dirent l’al­lo­cu­tion que voici :

Voici donc le cinq cent vingt-​cinquième anni­ver­saire de l’ins­titution par Martin V du véné­rable col­lège des phar­ma­ciens de Rome, Il a paru oppor­tun de célé­brer la mémoire de cet événe­ment par la réunion d’un Congrès International de Pharmaciens qui expo­sât et rap­pe­lât l’his­toire de la phar­ma­co­pée. Vous- mêmes, chers Fils, membres de ce Congrès, avez sol­li­ci­té la faveur d’une audience, dési­reux de Nous entendre vous por­ter la parole de conso­la­tion et de lumière. Que les vœux que Nous for­mons répondent à votre attente : c’est hau­te­ment et publi­quement que Nous tenons à vous confir­mer la grande estime en laquelle Nos Prédécesseurs, depuis Martin V jus­qu’à Pie IX, ont tou­jours tenu les pharmaciens.

L’origine des apo­thi­caires, experts dans le soin des mala­dies, remonte aux temps les plus loin­tains de l’an­ti­qui­té romaine. Cet art, fon­dé sur des bases solides et sans cesse enri­chi d’expé­riences, ren­dit célèbres les noms d’Aulus Comelius, Lergus Scribonius, Diosconde, Pline, Galien. C’est donc par une heu­reuse ins­pi­ra­tion de Martin V, Notre Prédécesseur, que votre siège fut fixé en l’é­glise Saint-​Laurent in Miranda, jadis temple d’Antonin et Faustine, le long du forum romain. Ce site mer­veilleux par la silen­cieuse majes­té de ses ruines sym­bo­lise par­faitement l’é­troite conti­nui­té qui unit le grand édi­fice aux insti­tutions du passé.

Qu’il Nous soit per­mis main­te­nant de rap­pe­ler à votre mémoire ces vers de Virgile : ils magni­fient Japyx, fils de Jason, en train de soi­gner les bles­sures d’Enée — et par là votre art salu­taire –. Japyx, ten­té par la pro­phé­tie, la lyre, les flèches rapides, « pour pro­lon­ger le des­tin de son père mou­rant, pré­fé­ra connaître la puis­sance des plantes, la science de gué­rir et, mépri­sant la gloire, exer­cer un art silen­cieux » [1].

Comme cette expres­sion vir­gi­lienne « art silen­cieux » exprime bien ce qu’est votre pro­fes­sion ! Vous êtes assu­ré­ment de cette caté­go­rie de citoyens qui consacrent temps, esprit et forces au sou­la­ge­ment des souf­frances humaines ; vos remèdes chassent les mala­dies en cours, tan­dis qu’une pro­phy­laxie scien­ti­fique et pru­dente s’emploie à les pré­ve­nir. La charge que vous avez accep­tée est bien lourde et exige une atten­tion vigi­lante et inlas­sable ; redou­table est votre res­pon­sa­bi­li­té. Et pour­tant, votre acti­vi­té dili­gente se revêt de silence, loin de toute agi­ta­tion publique et voi­lée aux regards, dans une offi­cine dis­crète, té­moin muet et fidèle de votre labeur assi­du. Même, les conso­lations vous manquent, qui adou­cissent d’or­di­naire la rude tâche des méde­cins ou infir­miers, à la vue d’un sou­la­ge­ment chez leurs malades ou leurs infirmes.

Cependant, mal­gré Virgile, Nous ne pen­sons pas qu’au­jourd’­hui, alors que la loi de la cha­ri­té chré­tienne res­plen­dit comme le soleil, vous n’ayez aucun titre de gloire en com­pa­rai­son des hommes de guerre ou des artistes. Le Christ Rédempteur, méde­cin de toute l’hu­ma­ni­té, qui a prê­ché l’Evangile du Royaume et gué­ri toute infir­mi­té [2], qui a don­né ce com­man­de­ment : « Soignez les malades » [3] — a vou­lu étendre la sol­li­ci­tude assi­due de la cha­ri­té fra­ter­nelle à l’in­nom­brable foule des malades du corps ou de l’es­prit. Si celui qui nous a ren­du le salut a confié aux prêtres le pou­voir de gué­rir les âmes cor­rom­pues par le péché, au moyen des divins sacre­ments et de la pré­di­ca­tion des véri­tés révé­lées et des paroles de vie — plus par­fu­mées et effi­caces que les herbes aro­ma­tiques — c’est aux méde­cins et à vous, phar­maciens, qu’il a réser­vé l’é­tude et la médi­ta­tion des soins cor­po­rels. C’est du même pré­cepte de cha­ri­té que pro­cède donc le devoir, pour les ministres de l’au­tel, de vous tenir en grande consi­dé­ra­tion, de vous mani­fes­ter leur res­pect, mais aus­si de vous conseiller, gui­der et aider d’au­tant plus qu’à l’heure actuelle, vous êtes moins consi­dé­rés que par le pas­sé. La plu­part vous traitent en com­mer­çants, en rai­son du nombre sans cesse crois­sant des médi­ca­ments spé­cia­li­sés, pro­duits par des socié­tés et que vous reven­dez sans qu’ils aient pas­sé par vos mains comme jadis les pres­crip­tions magis­trales exé­cu­tées sur ordon­nance médi­cale. Mais il importe de savoir qu’un bon nombre d’entre vous ont contri­bué à la décou­verte ou à l’é­tude des for­mules de ces médi­ca­ments aujourd’­hui fameux. De plus, vous béné­fi­ciez encore d’une large marge où peut s’exer­cer votre com­pé­tence per­son­nelle ; ain­si, du dosage des anes­thé­siques dans les grandes inter­ven­tions chi­rur­gi­cales, de l’ap­pli­ca­tion aux bles­sés de pré­pa­ra­tions anti­sep­tiques, anti­bio­tiques ou analgésiques.

Recevez donc Nos louanges et Notre encou­ra­ge­ment à pour­suivre la recherche assi­due de nou­veaux remèdes et de méthodes encore plus effi­caces, même contre ces affec­tions qui jus­qu’i­ci ont tou­jours résis­té obs­ti­né­ment à la thé­ra­peu­tique ; c’est le vœu de Notre cœur. Quoi de plus dési­rable pour l’homme qu’at­teindre un âge avan­cé dans l’in­té­gri­té de son corps et de son esprit, pour­vu qu’a­vec le nombre de ses che­veux blancs croisse aus­si l’é­ten­due de sa sagesse de vieillard ? Pour par­ve­nir à ce résul­tat, utile à tous, il fau­dra qu’i­mitent votre vigi­lance assi­due à écar­ter les mala­dies légis­la­teurs, magis­trats, édu­ca­teurs et bien d’autres dont c’est la charge de for­mer les mœurs ; de peur qu’on en vienne, par cou­pable négli­gence ou dam­nable séduc­tion — en appe­lant liber­té une per­ver­si­té impu­nie — à infec­ter de vice un carac­tère qui se forme et une volon­té encore tendre.

C’est donc tout à la fois le devoir et la gloire du phar­ma­cien de s’en­ri­chir d’une vaste science et de ne pas dévier d’un trait des exi­gences d’une conscience droite. Car il pour­rait arri­ver à l’i­nat­ten­tif ou à l’i­gno­rant — cas d’ex­cep­tion, mais com­bien funeste ! — de se trom­per, si peu que ce soit, dans la com­po­si­tion, le dosage ou la date limite d’ef­fi­ca­ci­té d’un médi­cament. Mais per­sonne n’o­se­rait assu­mer une telle responsabi­lité, qu’il n’ait acquis au préa­lable une expé­rience consom­mée de l’é­tude de l’her­bo­ris­te­rie et de la phy­sique, de la chi­mie et la biologie !

Puis, à notre époque où s’é­talent volon­tiers la luxure et le mépris des lois, vous êtes tenus par le sens de votre digni­té humaine et par la loi chré­tienne à ne pas faillir à vos devoirs. Il peut même se pré­sen­ter des clients qui vous sup­plient d’être com­plices de leurs méfaits — alors que vous savez per­ti­nem­ment que tel ou tel pro­duit, par sa nature même ou par l’u­sage mau­vais qu’on en fera, nui­ra à la san­té, à l’in­té­gri­té, à la vie, ou pro­vo­que­ra l’ex­pul­sion fœtale du sein mater­nel ; gardez-​vous alors de faire bon mar­ché du pré­cepte ou du conseil de la loi éter­nelle, au pro­fit de l’es­prit de lucre, ou par cha­ri­té et géné­rosité mal entendues.

Que per­sonne ne songe à envier le fameux thé­ra­peute qui offrit à Fabricius de le débar­ras­ser — contre récom­pense — du roi Pyrrhus ; mais, bien plu­tôt, que cha­cun cherche à méri­ter la louange que Pyrrhus décer­na à Fabricius pour l’exal­ter, parce qu’il lui avait révé­lé l’in­fâme trac­ta­tion, « Ah, ce Fabricius ! on ver­rait le soleil dévier de sa route plu­tôt que lui-​même se dépar­tir de sa droiture ! »

Nous vou­drions encore, chers Fils, ajou­ter un mot, comme par paren­thèse ; de grâce, et dans le sou­ci de votre propre digni­té, veuillez ne pas exi­ger un prix supé­rieur au juste prix. Non que Nous igno­rions quelle péné­tra­tion d’es­prit requiert des savants la pré­pa­ra­tion des remèdes, non plus que les longs tra­vaux néces­si­tés par l’é­ta­blis­se­ment des for­mules ou la rare­té des élé­ments qui entrent dans leur com­po­si­tion. Pourtant, dans la balance où vous pesez goutte à goutte vos médi­caments, pla­cez aus­si les gouttes de sueur de ceux qui doivent gagner leur vie dans les mines, les usines, au prix d’un écra­sant labeur ; ajoutez‑y les larmes des parents prêts à tous les sacri­fices pour arra­cher leurs chers petits à la mort, et faites que le prix exi­gé ne l’emporte pas sur le juste prix. Qu’il y ait une marge huma­ni­taire sur les prix impo­sés : d’homme à homme, la pitié est un devoir sacré. Vous Nous par­don­ne­rez, Nous en sommes assu­ré, si Notre parole a été trop sévère. Mais Nous Nous devions, en rai­son même de Notre charge apos­to­lique, de plai­der la cause des pauvres et de les pro­té­ger de tout Notre pouvoir.

Il ne Nous reste plus qu’à vous bénir, vous et votre acti­vité, de toute Notre pater­nelle affec­tion, en invo­quant l’aide du Dieu tout-​puissant et le patro­nage de la Sainte Vierge, sa Mère, à laquelle est consa­crée cette année ; le nom de Notre-​Dame est effi­cace aux oreilles, aux lèvres et aux cœurs de tous ses enfants, tout comme la can­nelle et le baume, tout comme une myrrhe de choix exha­lant un sub­til par­fum[4], car c’est dans le cœur très pur de Notre-​Dame que réside toute espé­rance de vie et de véri­té [5].

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-​Augustin Saint-​Maurice – D’après le texte latin des A. A. S., XXXXVI, 1954, p. 536.

Notes de bas de page
  1. Enéide, XII, 395–8.[]
  2. Matth., IX, 35.[]
  3. Matth., X, 8.[]
  4. Eccli., XXIV, 20, 21.[]
  5. Ibid., 25.[]