Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

14 septembre 1952

Discours aux médecins neurologues

Table des matières

Le Pape a reçu 300 membres du pre­mier Congrès inter­na­tio­nal d’his­to­pa­tho­lo­gie du sys­tème ner­veux ; à cette occa­sion, il a pré­ci­sé les limites morales des méthodes de recherche et de trai­te­ment, notam­ment en met­tant en garde contre « la méthode pan­sexuelle d’une cer­taine psy­cha­na­lyse », le Souverain Pontife a déclaré :

Ce « pre­mier Congrès inter­na­tio­nal d’his­to­pa­tho­lo­gie du sys­tème ner­veux » réus­sit à domi­ner une matière vrai­ment très vaste. Par un expo­sé et une démons­tra­tion appro­fon­die, il fal­lait pla­cer dans une pers­pec­tive exacte les causes et les pre­miers débuts des mala­dies du sys­tème ner­veux pro­pre­ment dit et des mala­dies qu’on appelle psy­chiques. Aussi a‑t-​on pré­sen­té un rap­port et orga­ni­sé un échange de vues au sujet des connais­sances et décou­vertes récentes sur les lésions du cer­veau et d’autres organes, lésions qui sont l’o­ri­gine et la cause des mala­dies ner­veuses comme des psy­cho­pa­thies. En fait, il s’a­gis­sait de décou­vertes acquises en par­tie par des moyens entiè­re­ment nou­veaux et par de nou­velles méthodes. Le nombre et la prove­nance des par­ti­ci­pants et en par­ti­cu­lier des rap­por­teurs montre que les savants de pays et de nations les plus divers ont échan­gé leurs expé­riences pour leur enri­chis­se­ment mutuel et pour ser­vir l’in­té­rêt de la science, l’in­té­rêt du malade indi­vi­duel, l’in­té­rêt de la communauté.

Vous n’at­ten­drez pas de Nous que Nous trai­tions des ques­tions médi­cales qui vous occupent. C’est votre domaine. Vous avez pen­dant ces jours pris une vue d’en­semble de votre vaste champ de recherches et de tra­vaux. Nous vou­drions main­te­nant – pour répondre au vœu que vous avez vous-​mêmes expri­mé – atti­rer votre atten­tion sur les limites de ce champ, non les limites des pos­si­bi­li­tés médi­cales, des connais­sances médi­cales théo­riques et pra­tiques, mais les limites des droits et des devoirs moraux. Nous vou­drions aus­si Nous faire l’in­ter­prète de la conscience morale du cher­cheur, du savant et du pra­ti­cien, de la conscience morale de l’homme comme du chré­tien, qui d’ailleurs suivent ici la même voie.

Dans vos rap­ports et vos dis­cus­sions, vous avez entre­vu beau­coup de che­mins nou­veaux, mais il reste une quan­ti­té de ques­tions qui ne sont pas encore réso­lues. L’esprit de recherche, son audace déci­dée incitent à s’en­ga­ger sur les routes fraîche­ment décou­vertes, à les pous­ser plus avant, à créer d’autres iti­né­raires, à réno­ver les méthodes. Le méde­cin sérieux et com­pétent ver­ra sou­vent avec une sorte d’in­tui­tion spon­ta­née la licéi­té morale de l’ac­tion qu’il se pro­pose et il agi­ra selon sa conscience. Mais il se pré­sente aus­si des pos­si­bi­li­tés d’ac­tion où il n’a pas cette sécu­ri­té, où peut-​être il voit ou croit voir avec cer­ti­tude le contraire, où il doute et oscille entre le oui et le non. L’homme dans le méde­cin, en ce qu’il a de plus sé­rieux et de plus pro­fond, ne se contente pas d’exa­mi­ner au point de vue médi­cal ce qu’il peut ten­ter et réus­sir, il veut aus­si voir clair dans la ques­tion des pos­si­bi­li­tés et de l’obliga­tion morales. Nous vou­drions, en quelques traits, expo­ser les prin­cipes essen­tiels qui per­mettent de répondre à cette ques­tion. L’application aux cas par­ti­cu­liers, vous la ferez vous-​mêmes en tant que méde­cins, parce que sou­vent seul le méde­cin pé­nètre à fond le don­né médi­cal, en soi et ses effets, et parce que sans une connais­sance exacte du fait médi­cal il est impos­sible de déter­mi­ner quel prin­cipe moral s’ap­plique aux traite­ments en cause. Le méde­cin envi­sage donc l’as­pect médi­cal du cas ; le mora­liste, les normes morales. Ordinairement, en s’ex­pliquant et en se com­plé­tant mutuel­le­ment, ces don­nées ren­dront pos­sible un juge­ment sûr sur la licéi­té morale du cas dans sa situa­tion tout à fait concrète.

Pour jus­ti­fier en morale de nou­veaux pro­cé­dés, de nou­velles ten­ta­tives et méthodes de recherche et de trai­te­ment médi­caux, on invoque sur­tout trois principes :

  • 1° l’in­té­rêt de la science médicale,
  • 2° l’in­té­rêt indi­vi­duel du patient à traiter,
  • 3° l’in­té­rêt de la com­mu­nau­té, le bonum com­mune.

I. L’intérêt de la science comme justification de la recherche et de l’emploi de nouvelles méthodes :

La connais­sance scien­ti­fique a sa valeur propre dans le do­maine de la science médi­cale – non moins qu’en d’autres domai­nes scien­ti­fiques comme, par exemple, en phy­sique, chi­mie, cos­mo­lo­gie, psy­cho­lo­gie, – valeur qu’il ne faut certes pas mini­miser et qui s’im­pose tout à fait indé­pen­dam­ment de l’u­ti­li­té et de l’u­ti­li­sa­tion des connais­sances acquises. Aussi la connais­sance comme telle et la plé­ni­tude de la connais­sance de toute véri­té ne soulèvent-​elles aucune objec­tion morale. En ver­tu du même prin­cipe, la recherche et l’ac­qui­si­tion de la véri­té en vue de par­ve­nir à une connais­sance et à une com­pré­hen­sion nouvel­les, plus vastes et plus pro­fondes de cette même véri­té, sont en soi d’ac­cord avec l’ordre moral.

Mais cela ne signi­fie pas que toute méthode, ou même une seule méthode bien déter­mi­née de recherche scien­ti­fique et tech­nique, offre toute garan­tie morale ou plus encore que toute méthode devient licite par le fait même qu’elle accroît et appro­fondit nos connais­sances. Parfois il arrive qu’une méthode ne puisse être mise en œuvre sans léser le droit d’au­trui ou sans vio­ler une règle morale de valeur abso­lue. En ce cas, bien qu’on envi­sage et qu’on pour­suive à bon droit l’ac­crois­se­ment de la connais­sance, cette méthode n’est pas mora­le­ment admis­sible. Pourquoi donc ? Parce que la science n’est pas la valeur la plus haute, à laquelle tous les autres ordres de valeurs – ou dans un même ordre de valeurs, toutes les valeurs par­ti­cu­lières – seraient sou­mises. Donc la science elle-​même comme aus­si sa recherche et son acqui­si­tion doivent s’in­sé­rer dans l’ordre des valeurs. Ici se dressent des fron­tières bien défi­nies, que même la science médi­cale ne peut trans­gres­ser sans vio­ler les règles morales supé­rieures. Les rela­tions de confiance entre méde­cin et patient, le droit per­son­nel du patient à la vie, phy­sique et spi­ri­tuelle, dans son inté­gri­té psy­chique ou morale, voi­là, par­mi beau­coup d’au­tres, des valeurs qui dominent l’in­té­rêt scien­ti­fique. Cette cons­tatation devien­dra plus évi­dente encore par la suite.

Bien qu’on doive recon­naître dans l”« inté­rêt de la science » une valeur authen­tique, que la loi morale ne défend pas à l’homme de gar­der, d’ac­croître, d’ap­pro­fon­dir, on ne peut cepen­dant pas concé­der l’af­fir­ma­tion sui­vante : « A sup­po­ser évidem­ment que l’in­ter­ven­tion du méde­cin soit déter­mi­née par un inté­rêt scien­ti­fique et qu’il observe les règles pro­fes­sion­nelles, il n’y a pas de limites aux méthodes d’ac­crois­se­ment et d’approfon­dissement de la science médi­cale ». Même à cette condition-​là, on ne peut concé­der tout sim­ple­ment ce principe.

II. L’intérêt du patient comme justification de nouvelles méthodes médicales de recherche et de traitement :

Les consi­dé­ra­tions de base peuvent ici se for­mu­ler de la manière sui­vante : « Le trai­te­ment médi­cal du malade exige telle mesure déter­mi­née. Par le fait même, sa licéi­té morale est prou­vée. » Ou bien : « Telle méthode nou­velle, jus­qu’i­ci négli­gée ou peu uti­li­sée, don­ne­ra des résul­tats pos­sibles, pro­bables ou cer­tains. Par là même, toutes les consi­dé­ra­tions éthiques sur la licéi­té de cette méthode sont dépas­sées et doivent être trai­tées comme sans objet. »

Comment ne pas voir que le vrai et le faux sont ici mêlés ? L”« inté­rêt du patient » four­nit en de très nom­breux cas la justi­fication morale de la conduite du méde­cin. La ques­tion porte ici encore, sur la valeur abso­lue de ce prin­cipe ; prouve-​t-​il par lui- même, fait-​il en sorte que l’in­ter­ven­tion envi­sa­gée par la méde­cine soit conforme à la loi morale ?

D’abord il faut sup­po­ser que le méde­cin, comme per­sonne pri­vée, ne peut prendre aucune mesure, ten­ter aucune interven­tion sans le consen­te­ment du patient. Le méde­cin n’a sur le patient que le pou­voir et les droits que celui-​ci lui donne, soit expli­ci­te­ment, soit impli­ci­te­ment et taci­te­ment. Le patient, de son côté, ne peut confé­rer plus de droits qu’il n’en pos­sède. Le point déci­sif, dans ce débat, c’est la licéi­té morale du droit qu’a le patient de dis­po­ser de lui-​même. Ici se dresse la fron­tière morale de l’ac­tion du méde­cin, qui agit avec le consen­te­ment de son patient.

En ce qui concerne le patient, il n’est pas maître abso­lu de lui-​même, de son corps, de son esprit. Il ne peut donc dis­po­ser libre­ment de lui-​même, comme il lui plaît. Le motif même, pour lequel il agit, n’est à lui seul, ni suf­fi­sant ni déter­mi­nant. Le pa­tient est lié à la téléo­lo­gie imma­nente fixée par la nature. Il pos­sède le droit d’usage, limi­té par la fina­li­té natu­relle, des facul­tés et des forces de sa nature humaine. Parce qu’il est usu­frui­tier et non pro­prié­taire, il n’a pas un pou­voir illi­mi­té de poser des actes de des­truc­tion ou de muti­la­tion de carac­tère ana­to­mique ou fonc­tion­nel. Mais, en ver­tu du prin­cipe de tota­li­té, de son droit d’u­ti­li­ser les ser­vices de l’or­ga­nisme comme un tout, il peut dis­poser des par­ties indi­vi­duelles pour les détruire ou les muti­ler, lorsque et dans la mesure où c’est néces­saire pour le bien de l’être dans son ensemble, pour assu­rer son exis­tence, ou pour évi­ter, et, natu­rel­le­ment, pour répa­rer des dom­mages graves et durables, qui ne pour­raient être autre­ment ni écar­tés ni réparés.

Le patient n’a donc pas le droit d’en­ga­ger son inté­gri­té phy­sique et psy­chique en des expé­riences ou recherches médi­cales, quand ces inter­ven­tions entraînent avec ou après elles des des­truc­tions, muti­la­tions, bles­sures ou périls sérieux.

En outre, dans la mise en œuvre de son droit à dis­po­ser de lui-​même, de ses facul­tés et de ses organes, l’in­di­vi­du doit obser­ver la hié­rar­chie des ordres de valeurs, et, à l’in­té­rieur d’un même ordre de valeurs, la hié­rar­chie des biens par­ti­cu­liers, pour autant que les règles de la morale l’exigent. Ainsi, par exemple, l’homme ne peut entre­prendre sur soi ou per­mettre des actes médi­caux – phy­siques ou soma­tiques – qui sans doute suppri­ment de lourdes tares ou infir­mi­tés phy­siques ou psy­chiques, mais entraînent en même temps une abo­li­tion per­ma­nente ou une dimi­nu­tion consi­dé­rable et durable de la liber­té, c’est-​à-​dire de la per­son­na­li­té humaine dans sa fonc­tion typique et caracté­ristique. On dégrade ain­si l’homme au niveau d’un être pure­ment sen­si­tif aux réflexes acquis ou d’un auto­mate vivant. Un pareil ren­ver­se­ment des valeurs, la loi morale ne le sup­porte pas ; aus­si fixe-​t-​elle ici les limites et les fron­tières de l”« inté­rêt médi­cal du patient ».

Voici un autre exemple : pour se déli­vrer de refou­le­ments, d’in­hi­bi­tions, de com­plexes psy­chiques, l’homme n’est pas libre de réveiller en lui, à des fins thé­ra­peu­tiques, tous et cha­cun de ces appé­tits de la sphère sexuelle, qui s’a­gitent ou se sont agi­tés en son être, et roulent leurs flots impurs dans son incons­cient ou son sub­cons­cient. Il ne peut en faire l’ob­jet de ses représen­tations et de ses dési­rs plei­ne­ment conscients, avec tous les ébran­le­ments et les réper­cus­sions qu’en­traîne un tel pro­cède. Pour l’homme et le chré­tien existe une loi d’in­té­gri­té et de pure­té per­son­nelles, d’es­time per­son­nelle de soi, qui inter­dit de se plon­ger aus­si tota­le­ment dans le monde des repré­sen­ta­tions et des ten­dances sexuelles. L”« inté­rêt médi­cal et psy­cho­thé­ra­peu­tique du patient » trouve ici une limite morale. Il n’est pas prou­vé, il est même inexact, que la méthode pan­sexuelle d’une cer­taine école

de psy­cha­na­lyse soit une par­tie inté­grante indis­pen­sable de toute psy­cho­thé­ra­pie sérieuse et digne de ce nom ; que le fait d’a­voir dans le pas­sé négli­gé cette méthode ait cau­sé de graves domma­ges psy­chiques, des erreurs dans la doc­trine et dans les appli­cations en édu­ca­tion, en psy­cho­thé­ra­pie et non moins encore dans la pas­to­rale ; qu’il soit urgent de com­bler cette lacune et d’i­ni­tier tous ceux qui s’oc­cupent de ques­tions psy­chiques, aux idées direc­trices et même, s’il le faut, au manie­ment pra­tique de cette tech­nique de la sexua­li­té[1].

Nous par­lons ain­si parce que, aujourd’­hui, ces affir­ma­tions sont trop sou­vent pré­sen­tées avec une assu­rance apo­dic­tique. Il vau­drait mieux, dans le domaine de la vie ins­tinc­tive, accor­der plus d’at­ten­tion aux trai­te­ments indi­rects et à l’ac­tion du psy­chisme conscient sur l’en­semble de l’ac­ti­vi­té ima­gi­na­tive et affec­tive. Cette tech­nique évite les dévia­tions signa­lées. Elle tend à éclai­rer, gué­rir et diri­ger ; elle influence aus­si la dyna­mique de la sexua­li­té, sur laquelle on insiste tant et qui doit se trou­ver ou même se trouve réel­le­ment dans l’in­cons­cient ou le subconscient.

Jusqu’à pré­sent, Nous avons par­lé direc­te­ment du patient, non du méde­cin, et Nous avons expli­qué en quel point le droit per­son­nel du patient à dis­po­ser de lui-​même, de son esprit, de son corps, de ses facul­tés, organes et fonc­tions, ren­contre une limite morale. Mais en même temps Nous avons répon­du à la ques­tion : où se trouve pour le méde­cin la fron­tière morale dans la recherche et l’u­ti­li­sa­tion des méthodes et pro­cé­dés nou­veaux dans « l’in­té­rêt du patient » ? La fron­tière est la même que pour le patient ; c’est celle qui est fixée par le juge­ment de la saine rai­son, qui est tra­cée par les exi­gences de la loi morale natu­relle, qui se déduit de la téléo­lo­gie natu­relle ins­crite dans les êtres et de l’é­chelle de valeurs expri­mée par la nature des choses. La fron­tière est la même pour le méde­cin et pour le patient, par­ceque, Nous l’a­vons déjà dit, le méde­cin, comme per­sonne pri­vée, dis­pose uni­que­ment des droits concé­dés par le patient et parce que le patient ne peut don­ner plus que ce qu’il pos­sède lui-même.

Ce que Nous disons ici doit s’é­tendre au repré­sen­tant légal de celui qui est inca­pable de dis­po­ser de lui-​même et de ses affaires : les enfants avant l’âge de rai­son, puis les faibles d’es­prit, les alié­nés. Ces repré­sen­tants légaux, éta­blis par une déci­sion pri­vée ou par l’au­to­ri­té publique, n’ont sur le corps et la vie de leurs subor­don­nés d’autre droit qu’eux-​mêmes, s’ils en étaient capables, et cela avec la même exten­sion. Ils ne peuvent donc pas don­ner au méde­cin la per­mis­sion d’en dis­po­ser en de­hors de ces limites.

III. L’intérêt de la communauté comme justification de nouvelles mé­thodes de recherche et de traitement :

On invoque un troi­sième inté­rêt pour jus­ti­fier mora­le­ment le droit de la méde­cine à de nou­velles ten­ta­tives et inter­ven­tions, à des méthodes et pro­cé­dés nou­veaux : l’in­té­rêt de la commu­nauté, de la socié­té humaine, le bonum com­mune, le bien com­mun, comme disent le phi­lo­sophe et le sociologue.

Il est hors de doute qu’un tel bien com­mun existe : on ne peut non plus contes­ter qu’il appelle et jus­ti­fie des recherches ulté­rieures. Les deux inté­rêts déjà nom­més, celui de la science et celui du patient, sont étroi­te­ment unis à l’in­té­rêt général.

Cependant, pour la troi­sième fois, revient la ques­tion : « l’in­térêt médi­cal de la com­mu­nau­té » n’est-​il, dans son conte­nu et son exten­sion, limi­té par aucune bar­rière morale ? Y a‑t-​il « pleins pou­voirs » pour chaque expé­rience médi­cale sérieuse sur l’homme vivant ? Lève-​t-​il les bar­rières qui valent encore pour l’in­té­rêt de la science ou de l’in­di­vi­du ? Ou sous une autre for­mu­la­tion : l’au­to­ri­té publique – à qui pré­ci­sé­ment incombe le sou­ci du bien com­mun – peut-​elle don­ner au méde­cin le pou­voir de ten­ter des essais sur l’in­di­vi­du dans l’in­té­rêt de la science et de la com­mu­nau­té, afin d’in­ven­ter et d’ex­pé­ri­men­ter des méthodes et pro­cé­dés nou­veaux, alors que ces essais dépas­sent le droit de l’in­di­vi­du à dis­po­ser de lui-​même ; l’au­to­ri­té publique peut-​elle réel­le­ment, dans l’in­té­rêt de la com­mu­nau­té, limi­ter ou sup­pri­mer même le droit de l’in­di­vi­du sur son corps et sa vie, son inté­gri­té cor­po­relle et psychologique ?

Pour pré­ve­nir une objec­tion : on sup­pose tou­jours qu’il s’a­git de recherches sérieuses, d’ef­forts hon­nêtes pour pro­mou­voir la méde­cine théo­rique et pra­tique, non de quelque manœuvre, qui sert de pré­texte scien­ti­fique pour cou­vrir d’autres buts et les réa­li­ser impunément.

En ce qui concerne les ques­tions posées, beau­coup ont esti­mé, et estiment encore aujourd’­hui, qu’il faut y répondre par l’affir­mative. Pour étayer leur concep­tion, ils invoquent le fait que l’in­di­vi­du est subor­don­né à la com­mu­nau­té, que le bien de l’indi­vidu doit céder le pas au bien com­mun et lui être sacri­fié. Ils ajoutent que le sacri­fice d’un indi­vi­du aux fins de la recherche et de l’ex­plo­ra­tion scien­ti­fique pro­fite fina­le­ment à l’individu.

Les grands pro­cès de l’après-​guerre ont mis au jour une quan­ti­té effrayante de docu­ments attes­tant le sacri­fice de l’indi­vidu à l”« inté­rêt médi­cal de la com­mu­nau­té ». On trouve, dans les actes, des témoi­gnages et des rap­ports qui montrent com­ment, avec l’as­sen­ti­ment et même par­fois sur un ordre for­mel de l’au­torité publique, cer­tains centres de recherches exi­geaient systé­matiquement qu’on leur four­nît les hommes des camps de con­centration pour leurs expé­riences médi­cales, et com­ment on les livrait à ces centres : tant d’hommes, tant de femmes, tant pour telle expé­rience, tant pour telle autre. Il existe des rap­ports sur le dérou­le­ment et le résul­tat des expé­riences, sur les symp­tômes objec­tifs et sub­jec­tifs obser­vés chez les inté­res­sés au cours des dif­fé­rentes phases de l’ex­pé­ri­men­ta­tion. On ne peut lire ces notes sans être sai­si d’une pro­fonde com­pas­sion pour ces vic­times, dont beau­coup sont allées à la mort, et sans être pris d’é­pou­vante devant pareille aber­ra­tion de l’es­prit et du cœur hu­main. Mais Nous pou­vons aus­si ajou­ter : les res­pon­sables de ces faits atroces n’ont rien fait de plus que de répondre par l’affir­mative aux ques­tions que Nous avons posées et de tirer les con­séquences pra­tiques de cette affirmation.

L’intérêt de l’in­di­vi­du est-​il à ce point subor­don­né à l’in­té­rêt médi­cal com­mun, ou transgresse-​t-​on ici, de bonne foi peut-​être, les exi­gences les plus élé­men­taires du droit natu­rel, trans­gres­sion que ne peut se per­mettre aucune recherche médicale ?

Il fau­drait fer­mer les yeux à la réa­li­té pour croire qu’à l’heure actuelle, on ne trouve plus per­sonne dans le monde de la méde­cine pour tenir et défendre les idées qui sont à l’o­ri­gine des faits que nous avons cités. Il suf­fit de suivre pen­dant quelque temps les rap­ports sur les essais et les expé­riences médi­cales, pour se convaincre du contraire. On se demande invo­lon­tai­re­ment ce qui a auto­ri­sé tel méde­cin à oser telle inter­ven­tion et ce qui pour­rait jamais l’y auto­ri­ser. Avec une objec­ti­vi­té tran­quille, l’ex­pé­rience est décrite dans son dérou­le­ment et dans ses effets ; on note ce qui se véri­fie et ce qui ne se véri­fie pas. Sur la ques­tion de la licéi­té morale, pas un mot. Cette ques­tion existe ce­pendant, et l’on ne peut la sup­pri­mer en la pas­sant sous silence.

Pour autant que, dans les cas men­tion­nés, la jus­ti­fi­ca­tion morale de l’in­ter­ven­tion se tire du man­dat de l’au­to­ri­té publique, et donc de la subor­di­na­tion de l’in­di­vi­du à la com­mu­nau­té, du bien indi­vi­duel au bien social, elle repose sur une expli­ca­tion erro­née de ce prin­cipe. Il faut remar­quer que l’homme dans son être per­son­nel n’est pas ordon­né en fin de compte à l’u­ti­li­té de la socié­té, mais, au contraire, la com­mu­nau­té est là pour l’homme.

La com­mu­nau­té est le grand moyen vou­lu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se com­plètent les besoins réci­proques, pour aider cha­cun à déve­lop­per com­plè­te­ment sa per­son­na­li­té selon ses apti­tudes indi­vi­duelles et sociales. La com­munauté consi­dé­rée comme un tout n’est pas une uni­té phy­sique qui sub­siste en soi, et ses membres indi­vi­duels n’en sont pas des par­ties inté­grantes. L’organisme phy­sique des êtres vivants, des plantes, des ani­maux ou de l’homme pos­sède en tant que tout une uni­té qui sub­siste en soi ; cha­cun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil, est une par­tie inté­grante, des­ti­née par tout son être à s’in­sé­rer dans l’en­semble de l’or­ga­nisme. Hors de l’or­ga­nisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune fina­li­té ; il est entiè­re­ment absor­bé par la tota­li­té de l’or­ga­nisme auquel il se relie.

Il en va tout autre­ment dans la com­mu­nau­té morale et dans chaque orga­nisme de carac­tère pure­ment moral. Le tout n’a pas ici d’u­ni­té qui sub­siste en soi, mais une simple uni­té de fina­li­té et d’ac­tion. Dans la com­mu­nau­té, les indi­vi­dus ne sont que col­la­bo­ra­teurs et ins­tru­ments pour la réa­li­sa­tion du but communautaire.

Que s’ensuit-​il pour l’or­ga­nisme phy­sique ? Le maître et l’u­su­frui­tier de cet orga­nisme, qui pos­sède une uni­té sub­sis­tante, peut dis­po­ser direc­te­ment et immé­dia­te­ment des par­ties inté­grantes, les membres et les organes, dans le cadre de leur fina­li­té natu­relle ; il peut inter­ve­nir éga­le­ment, aus­si sou­vent et dans la mesure où le bien de l’en­semble le demande, pour en para­ly­ser, détruire, muti­ler, sépa­rer les membres. Mais, par contre, quand le tout ne pos­sède qu’une uni­té de fina­li­té et d’ac­tion, son chef, c’est-​à-​dire dans le cas pré­sent l’au­to­ri­té publique, détient sans doute une auto­ri­té directe et le droit de poser des exi­gences à l’ac­ti­vi­té des par­ties, mais en aucun cas il ne peut dis­po­ser direc­te­ment de son être phy­sique. Aussi toute atteinte directe à son essence consti­tue un abus de com­pé­tence de l’autorité.

Or, les inter­ven­tions médi­cales, dont il s’a­git ici, atteignent immé­dia­te­ment et direc­te­ment l’être phy­sique, soit de l’en­semble, soit des organes par­ti­cu­liers de l’or­ga­nisme humain. Mais en ver­tu du prin­cipe pré­ci­té, le pou­voir public n’a en ce domaine aucun droit, il ne peut donc pas le com­mu­ni­quer aux cher­cheurs et aux méde­cins. C’est de l’Etat pour­tant que le méde­cin doit rece­voir l’au­to­ri­sa­tion quand il inter­vient dans l’or­ga­nisme de l’in­di­vi­du pour « l’in­té­rêt de la com­mu­nau­té ». Car il n’a­git pas alors comme homme pri­vé, mais comme man­da­taire du pou­voir public. Celui-​ci cepen­dant ne peut pas trans­mettre le droit qu’il ne pos­sède pas lui-​même, excep­té le cas déjà men­tion­né plus haut, où il se com­porte en sup­pléant, comme repré­sen­tant légal en lieu et place d’un mineur, aus­si long­temps qu’il n’est pas en état de déci­der par lui-​même, d’un mineur faible d’es­prit ou d’un alié­né. Même quand il s’a­git de l’exé­cu­tion d’un condam­né à mort, l’Etat ne dis­pose pas du droit de l’in­di­vi­du à la vie. Il est réser­vé alors au pou­voir public de pri­ver le condam­né du bien de la vie en expia­tion de sa faute, après que, par son crime, il s’est déjà dépos­sé­dé de son droit à la vie.

Nous ne pou­vons Nous empê­cher d’é­clai­rer encore une fois la ques­tion trai­tée dans cette troi­sième par­tie à la lumière du prin­cipe, auquel on fait appel d’ha­bi­tude dans les cas simi­laires : Nous vou­lons dire le prin­cipe de tota­li­té. Il affirme que la par­tie existe pour le tout, et que par consé­quent le bien de la par­tie reste subor­don­né au bien de l’en­semble ; que le tout est déter­minant pour la par­tie et peut en dis­po­ser dans son inté­rêt. Le prin­cipe découle de l’es­sence des notions et des choses et doit par là avoir valeur absolue.

Respect au prin­cipe de tota­li­té en soi ! Cependant, afin de pou­voir l’ap­pli­quer cor­rec­te­ment, il faut tou­jours expli­quer d’a­bord cer­tains pré­sup­po­sés. Le pré­sup­po­sé fon­da­men­tal est de mettre au clair la quaes­tio fac­ti, la ques­tion de fait : les objets, aux­quels le prin­cipe est appli­qué, sont-​ils dans le rap­port de tout à par­tie ? Un deuxième pré­sup­po­sé : mettre au clair la na­ture, l’ex­ten­sion et l’é­troi­tesse de ce rap­port. Se place-​t-​il sur le plan de l’es­sence, ou seule­ment sur celui de l’ac­tion, ou sur les deux ? S’applique-​t-​il à la par­tie sous un aspect déter­mi­né où sous tous ses rap­ports ? Et dans le champ où il s’ap­plique, absorbe-​t-​il entiè­re­ment la par­tie ou lui laisse-​t-​il encore une fina­li­té limi­tée, une indé­pen­dance limi­tée ? La réponse à ces ques­tions ne peut jamais être infé­rée du prin­cipe de tota­li­té lui- même : cela res­sem­ble­rait à un cercle vicieux. Elle doit se tirer d’autres faits et d’autres connais­sances. Le prin­cipe de tota­li­té lui-​même n’af­firme rien que ceci : là où se véri­fie la rela­tion de tout à par­tie, dans la mesure exacte où elle se véri­fie, la par­tie est subor­don­née au tout, celui-​ci peut, dans son inté­rêt propre, dis­po­ser de la par­tie. Trop sou­vent, hélas ! quand on invoque le prin­cipe de tota­li­té, on laisse de côté ces considé­rations : non seule­ment dans le domaine de l’é­tude théo­rique et le champ d’ap­pli­ca­tion du droit, de la socio­lo­gie, de la phy­sique, de la bio­lo­gie et de la méde­cine, mais aus­si en logique, psycho­logie et métaphysique.

Et le Pape de conclure :

Notre des­sein était d’at­ti­rer votre atten­tion sur quelques prin­cipes de déon­to­lo­gie, qui défi­nissent les fron­tières et les limites dans la recherche et l’ex­pé­ri­men­ta­tion de nou­velles méthodes médi­cales appli­quées immé­dia­te­ment à l’homme vivant.

Dans le domaine de votre science, c’est une loi évi­dente que l’ap­pli­ca­tion de nou­velles méthodes à l’homme vivant doit être pré­cé­dée de la recherche sur le cadavre ou le modèle d’é­tude et de l’ex­pé­ri­men­ta­tion sur l’a­ni­mal. Parfois, cepen­dant, ce pro­cé­dé s’a­vère impos­sible, insuf­fi­sant ou pra­ti­que­ment irréa­li­sable. Alors la recherche médi­cale ten­te­ra de s’exer­cer sur son objet immé­diat, l’homme vivant, dans l’in­té­rêt de la science, dans l’in­térêt du patient, dans l’in­té­rêt de la com­mu­nau­té. Cela n’est pas à reje­ter sans plus, mais il faut s’ar­rê­ter aux limites tra­cées par les prin­cipes moraux que Nous avons expliqués.

Sans doute, avant d’au­to­ri­ser en morale l’emploi de nou­velles méthodes, on ne peut exi­ger que tout dan­ger, tout risque soient exclus. Cela dépasse les pos­si­bi­li­tés humaines, para­ly­se­rait toute recherche scien­ti­fique sérieuse et tour­ne­rait très sou­vent au détri­ment du patient. L’appréciation du dan­ger doit être lais­sée dans ces cas au juge­ment du méde­cin expé­ri­men­té et com­pé­tent. II y a cepen­dant. Nos expli­ca­tions l’ont mon­tré, un degré de dan­ger que la morale ne peut per­mettre. Il peut arri­ver, dans des cas dou­teux, quand échouent les moyens déjà connus, qu’une métho­de nou­velle, encore insuf­fi­sam­ment éprou­vée, offre, à côté d’élé­ments très dan­ge­reux, des chances appré­ciables de suc­cès. Si le patient donne son accord, l’ap­pli­ca­tion du pro­cé­dé en ques­tion est licite. Mais cette manière de faire ne peut être éri­gée en ligne de conduite pour les cas normaux.

On objec­te­ra peut-​être que les idées déve­lop­pées ici consti­tuent un obs­tacle grave à la recherche et au tra­vail scien­ti­fiques. Néanmoins, les limites que Nous avons tra­cées ne sont pas en défi­ni­tive un obs­tacle au pro­grès. Dans le champ de la méde­cine, il n’en va pas autre­ment que dans les autres domaines de la recherche, des ten­ta­tives et des acti­vi­tés humaines : les grandes exi­gences morales forcent le flot impé­tueux de la pen­sée et du vou­loir humains à cou­ler, comme l’eau des mon­tagnes, dans un lit déter­mi­né ; elles le contiennent pour accroître son effi­ca­ci­té et son uti­li­té ; elles l’en­diguent pour qu’il ne déborde pas et ne cause pas de ravages, qui ne pour­raient jamais être com­pen­sés par le bien spé­cieux qu’ils pour­suivent. Apparemment, les exi­gences morales sont un frein. En fait, elles apportent leur contri­bution à ce que l’homme a pro­duit de meilleur et de plus beau pour la science, pour l’in­di­vi­du, pour la communauté.

Que le Dieu tout-​puissant, en sa Providence bien­veillante, vous accorde à cette fin sa Bénédiction et sa Grâce.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., XXXXIV, 1952, p. 779.

Notes de bas de page
  1. L’Osservatore Romano, du 25 sep­tembre 1952, a don­né à ce sujet les pré­ci­sions suivantes ;

    Le Saint-​Père ne traite pas de la psy­cha­na­lyse en géné­ral, ni des diverses formes et tech­niques pro­po­sées et expé­ri­men­tées au cours des der­nières décades par des savants compé­tents, même catho­liques, et il ne traite pas non plus de la nature, ni de la valeur thérapeuti­que de cette méthode, mais de la trans­gres­sion de la part de celle-​ci de la limite éthique. De même le Souverain Pontife n’in­ter­dit, ni ne condamne le trai­te­ment psycho-​thérapeutique des névroses sexuelles, mais il désap­prouve le mode anor­mal d’a­gir dans l’ap­pli­ca­tion pra­tique du ‑trai­te­ment.[]