Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

13 avril 1953

Discours aux participants du cinquième congrès de psychothérapie

Table des matières

Le cin­quième congrès de psy­cho­thé­ra­pie et de psy­cho­lo­gie cli­nique, s’é­tant tenu à Rome, le Pape rece­vant en audience les par­ti­ci­pants, pro­nonça l’al­lo­cu­tion suivante :

Nous vous sou­hai­tons la bien­ve­nue, chers fils et chères filles, qui, venus de par­tout, vous êtes ras­sem­blés à Rome pour enten­dre de doctes expo­sés et dis­cu­ter des ques­tions de psycho­thérapie et de psy­cho­lo­gie cli­nique. Votre Congrès est ter­mi­né, et, pour garan­tir ses résul­tats et le suc­cès de vos recherches et acti­vi­tés futures, vous venez rece­voir la Bénédiction du Vicaire du Christ. Bien volon­tiers, Nous répon­dons à votre désir et Nous pro­fi­tons de l’oc­ca­sion pour vous adres­ser un mot d’encou­ragement et vous don­ner quelques directives.

Pie XII énumère les découvertes récentes de la psychologie dite des « profondeurs ».

La science affirme que de nou­velles obser­va­tions ont mis à jour les couches pro­fondes du psy­chisme humain et elle s’ef­force de com­prendre ces décou­vertes, de les inter­pré­ter et de les rendre uti­li­sables. On parle de dyna­mismes, de déter­mi­nismes et de méca­nismes cachés dans les pro­fon­deurs de l’âme, dotés de lois imma­nentes dont découlent cer­tains modes d’ac­tion. Sans doute, ceux-​ci sont mis en œuvre dans le sub­cons­cient ou l’in­cons­cient, mais ils pénètrent aus­si dans le domaine de la conscience et le déter­minent. On pré­tend dis­po­ser de pro­cé­dés éprou­vés et recon­nus adé­quats pour scru­ter le mys­tère de ces pro­fon­deurs de l’âme, les éclai­rer et les remettre sur le droit che­min, lors­qu’elles exercent une influence néfaste.

Ces ques­tions, qui se prêtent à l’exa­men d’une psy­cho­lo­gie scien­ti­fique, sont du res­sort de votre com­pé­tence. Il en va de même pour l’u­ti­li­sa­tion de nou­velles méthodes psy­chiques. Mais que les psy­cho­lo­gies théo­rique et pra­tique res­tent conscientes, l’une et l’autre, qu’elles ne peuvent perdre de vue ni les véri­tés éta­blies par la rai­son et par la foi, ni les pré­ceptes obli­ga­toires de la morale.

L’an pas­sé, au mois de sep­tembre[1], pour répondre au sou­hait des membres du « Premier Congrès International d’histopatholo­gie du sys­tème ner­veux », Nous avons indi­qué les limites morales des méthodes médi­cales de recherche et de trai­te­ment. Sur la base de cet expo­sé, Nous vou­drions, aujourd’­hui, ajou­ter quel­ques com­plé­ments. En bref, Nous avons l’in­ten­tion d’in­di­quer l’at­ti­tude fon­da­men­tale qui s’im­pose au psy­cho­logue et au psy­chothérapeute chrétien.

Cette atti­tude fon­da­men­tale se ramène à la for­mule sui­vante : la psy­cho­thé­ra­pie et la psy­cho­lo­gie cli­nique doivent tou­jours consi­dé­rer l’homme : 1° comme uni­té et tota­li­té psy­chique ; 2° comme uni­té struc­tu­rée en elle-​même ; 3° comme uni­té sociale ; 4° comme uni­té trans­cen­dante, c’est-​à-​dire en ten­dance vers Dieu.

I. L’homme comme unité et totalité psychique.

La méde­cine apprend à regar­der le corps humain comme un méca­nisme de haute pré­ci­sion, dont les élé­ments s’en­grènent l’un sur l’autre et s’en­chaînent l’un à l’autre ; la place et les carac­té­ris­tiques de ces élé­ments dépendent du tout, ils servent son exis­tence et ses fonc­tions. Mais cette concep­tion s’ap­plique encore beau­coup mieux à l’âme, dont les rouages déli­cats sont assem­blés avec bien plus de spin. Les diverses facul­tés et fonc­tions psy­chiques s’in­sèrent dans l’en­semble de l’être spi­ri­tuel et se subor­donnent à sa finalité.

Il est inutile de déve­lop­per plus lon­gue­ment ce point. Mais vous devez, vous, les psy­cho­logues et les thé­ra­peutes, tenir compte de ce fait : l’exis­tence de chaque facul­té ou fonc­tion psy­chique se jus­ti­fie par la fin du tout. Ce qui consti­tue l’homme, c’est prin­ci­pa­le­ment l’âme, forme sub­stan­tielle de sa nature. C’est d’elle que découle en der­nier lieu toute la vie humaine ; en elle, s’en­ra­cinent tous les dyna­mismes psy­chiques, avec leur struc­ture propre et leur loi orga­nique ; c’est elle que la nature charge de gou­ver­ner toutes les éner­gies, pour autant que celles-​ci n’aient pas encore acquis leur der­nière déter­mi­na­tion. De ce don­né onto­lo­gique et psy­chique, il s’en­suit que ce serait s’écar­ter du réel que de vou­loir, en théo­rie ou en pra­tique, confier le rôle déter­mi­nant du tout à un fac­teur par­ti­cu­lier, par exemple, à l’un des dyna­mismes psy­chiques élé­men­taires, et ins­tal­ler ain­si au gou­ver­nail une puis­sance secon­daire. Ces dyna­mismes peuvent être dans l’âme, dans l’homme ; ils ne sont cepen­dant pas l’âme, ni l’homme. Ils sont des éner­gies, d’une inten­si­té consi­dé­rable peut-​être, mais la nature en a confié la direc­tion au poste cen­tral, à l’âme spi­ri­tuelle, douée d’in­tel­li­gence et de volon­té, capable nor­ma­le­ment de gou­ver­ner ces éner­gies. Que ces dyna­mismes exercent leur pres­sion sur une acti­vi­té, ne signi­fie pas néces­sai­re­ment qu’ils la contraignent. On nie­rait une réa­li­té onto­lo­gique et psy­chique, en contes­tant à l’âme sa place centrale.

Il n’est donc pas pos­sible, lors­qu’on étu­dié la rela­tion du moi aux dyna­mismes qui le com­posent, de concé­der sans réserve, en théo­rie, l’au­to­no­mie de l’homme, c’est-​à-​dire de son âme, mais d’a­jou­ter aus­si­tôt que, dans la réa­li­té de la vie, ce prin­cipe théo­rique appa­raît le plus sou­vent tenu en échec ou tout au moins mini­mi­sé à l’ex­trême. Dans la réa­li­té de la vie, dit-​on, il reste tou­jours à l’homme la liber­té d’ac­cor­der son consen­te­ment in­terne à ce qu’il accom­plit, mais non point celle de l’ac­com­plir. A l’au­to­no­mie de la volon­té libre se sub­sti­tue l’hé­té­ro­no­mie du dyna­misme ins­tinc­tif. Ce n’est pas ain­si que le Créateur a façon­né l’homme. Le péché ori­gi­nel ne lui enlève pas la possi­bilité et l’o­bli­ga­tion de se conduire lui-​même par l’âme. On ne pré­ten­dra pas que les troubles psy­chiques et les mala­dies qui entravent le fonc­tion­ne­ment nor­mal du psy­chisme sont le don­né habi­tuel. Le com­bat moral pour res­ter sur le droit che­min ne prouve pas l’im­pos­si­bi­li­té de suivre celui-​ci et n’au­to­rise pas à reculer.

II. L’homme comme unité structurée.

L’homme est une uni­té et un tout ordon­nés ; un micro­cosme, une sorte d’Etat dont la charte, déter­mi­née par le but du tout, subor­donne à ce but l’ac­ti­vi­té des par­ties selon l’ordre véri­table de leur valeur et de leur fonc­tion. Cette charte est, en der­nière ana­lyse, d’o­ri­gine onto­lo­gique et méta­phy­sique, non pas psy­chologique et per­son­nelle. On a cru devoir accen­tuer l’op­po­si­tion entre méta­phy­sique et psy­cho­lo­gique. Bien à tort ! Le psy­chique lui-​même appar­tient au domaine de l’on­to­lo­gique et du métaphysique.

Nous vous avons rap­pe­lé cette véri­té pour y rat­ta­cher une re­marque sur l’homme concret dont on exa­mine ici l’or­don­nance interne. On a pré­ten­du, en effet, éta­blir l’an­ti­no­mie de la psy­chologie et de l’é­thique tra­di­tion­nelles vis-​à-​vis de la psycho­thérapie et de la psy­cho­lo­gie cli­nique modernes. La psy­cho­lo­gie et l’é­thique tra­di­tion­nelles ont pour objet, affirme-​t-​on, l’être abs­trait de l’homme, l’ho­mo ut sic qui, assu­ré­ment, n’existe nulle part. La clar­té et l’en­chaî­ne­ment logique de ces dis­ci­plines mé­ritent l’ad­mi­ra­tion, mais elles souffrent d’un vice de base : elles sont inap­pli­cables à l’homme réel, tel qu’il existe. La psy­chologie cli­nique, au contraire, part de l’homme réel, de l’ho­mo ut hic. Et l’on conclut : entre les deux concep­tions s’ouvre un abîme impos­sible à fran­chir aus­si long­temps que la psycho­logie et l’é­thique tra­di­tion­nelles ne chan­ge­ront pas leur position.

Qui étu­die la consti­tu­tion de l’homme réel, doit en effet prendre comme objet l’homme « exis­ten­tiel », tel qu’il est, tel que l’ont fait ses dis­po­si­tions natu­relles, les influences du milieu, l’é­du­ca­tion, son évo­lu­tion per­son­nelle, ses expé­riences intimes et les évé­ne­ments du dehors. Seul existe cet homme concret. Et cepen­dant, la struc­ture de ce moi per­son­nel obéit dans le moindre détail aux lois onto­lo­giques et méta­phy­siques de la nature humaine, dont Nous par­lions plus haut. C’est elles qui l’ont for­mée et qui donc doivent la gou­ver­ner et la juger. La rai­son en est que l’homme « exis­ten­tiel » s’i­den­ti­fie dans sa struc­ture intime avec l’homme « essen­tiel ». La struc­ture essen­tielle de l’homme ne dis­pa­raît pas quand s’y ajoutent les notes indi­vi­duelles ; elle ne se trans­forme pas non plus en une autre nature humaine. Mais pré­ci­sé­ment la charte, dont il s’a­gis­sait tan­tôt, repose dans ses énon­cés prin­ci­paux sur la struc­ture essen­tielle de l’homme concret, réel.

Par consé­quent, il serait erro­né de fixer pour la vie réelle des normes, qui s’é­car­te­raient de la morale natu­relle et chré­tienne, et que l’on dési­gne­rait volon­tiers du vocable « éthique per­son­na­liste » : celle-​ci sans doute, rece­vrait de celle-​là une cer­taine orien­ta­tion, mais ne com­por­te­rait pas pour autant d’obli­gation stricte. La loi de struc­ture de l’homme concret n’est pas à inven­ter, mais à appliquer.

III. L’homme comme unité sociale.

Ce que Nous avons dit jus­qu’i­ci concerne l’homme dans sa vie per­son­nelle. Le psy­chique com­prend aus­si ses rela­tions avec le monde exté­rieur, et c’est une tâche digne d’é­loges, un champ ouvert à vos recherches, que d’é­tu­dier le psy­chisme social en lui-​même et en ses racines, de le rendre uti­li­sable aux fins de la psy­cho­lo­gie cli­nique et de la psy­cho­thé­ra­pie. Qu’on prenne bien garde en ceci à dis­tin­guer soi­gneu­se­ment les faits eux- mêmes de leur interprétation.

Le psy­chisme social touche aus­si à la mora­li­té et les con­clusions de la morale recouvrent lar­ge­ment celles d’une psycho­logie et d’une psy­cho­thé­ra­pie sérieuses. Mais il y a quelques points où l’ap­pli­ca­tion du psy­chisme social pèche par excès ou par défaut : c’est à cela que Nous vou­drions briè­ve­ment Nous arrêter.

Le Pape dénonce une erreur par défaut.

L’erreur par défaut : il existe un malaise psy­cho­lo­gique et moral, l’in­hi­bi­tion du moi, dont votre science s’oc­cupe de déce­ler les causes. Quand cette inhi­bi­tion empiète sur le domaine moral, par exemple, quand il s’a­git de dyna­mismes, comme l’ins­tinct de domi­na­tion, de supé­rio­ri­té et l’ins­tinct sexuel, la psycho­thérapie ne pour­rait pas, sans plus, trai­ter cette inhi­bi­tion du moi comme une sorte de fata­li­té, comme une tyran­nie de la pul­sion affec­tive, qui jaillit du sub­cons­cient et qui échappe sim­ple­ment au contrôle de la conscience et de l’âme. Qu’on ne rabaisse pas trop vite l’homme concret avec son carac­tère per­sonnel au rang de la brute. Malgré les bonnes inten­tions du thé­ra­peute, des esprits déli­cats res­sentent amè­re­ment cette dégra­dation au plan de la vie ins­tinc­tive et sen­si­tive. Qu’on ne néglige pas non plus nos remarques pré­cé­dentes sur l’ordre de valeur des fonc­tions et le rôle de leur direc­tion centrale.

Un mot aus­si sur la méthode uti­li­sée par­fois par le psycho­logue pour libé­rer le moi de son inhi­bi­tion dans les cas d’aberra­tion dans le domaine sexuel : Nous pen­sons à l’i­ni­tia­tion sexuelle com­plète, qui ne veut rien taire, rien lais­ser dans l’obs­cu­ri­té. N’y a‑t-​il pas là une sur­es­ti­ma­tion per­ni­cieuse du savoir ? Il existe aus­si une édu­ca­tion sexuelle effi­cace, qui en toute sécu­ri­té enseigne dans le calme et l’ob­jec­ti­vi­té ce que le jeune homme doit savoir pour se conduire lui-​même et trai­ter avec son entou­rage. Pour le reste, on met­tra prin­ci­pa­le­ment l’ac­cent, dans l’é­du­ca­tion sexuelle comme d’ailleurs en toute édu­ca­tion, sur la maî­trise de soi et la for­ma­tion reli­gieuse. Le Saint-​Siège a publié des normes à ce pro­pos peu après l’Encyclique de Pie XI sur le mariage chré­tien [2]. Ces normes n’ont pas été reti­rées, ni expres­sé­ment, ni via fac­ti.

Ce qui vient d’être dit de l’i­ni­tia­tion incon­si­dé­rée, à des fins thé­ra­peu­tiques, vaut aus­si de cer­taines formes de la psycha­nalyse. On ne devrait pas les consi­dé­rer comme le seul moyen d’at­té­nuer ou de gué­rir des troubles sexuels psy­chiques. Le prin­cipe rebat­tu que les troubles sexuels de l’in­cons­cient, comme toutes les autres inhi­bi­tions d’o­ri­gine iden­tique, ne peuvent être sup­pri­més que par leur évo­ca­tion à la conscience, ne vaut pas si on le géné­ra­lise sans dis­cer­ne­ment. Le trai­te­ment indi­rect a aus­si son effi­ca­ci­té et sou­vent il suf­fit lar­ge­ment. En ce qui concerne l’emploi de la méthode psy­cha­na­ly­tique dans le do­maine sexuel, notre allo­cu­tion du 13 sep­tembre, citée plus haut, en a déjà indi­qué les limites morales. En effet, on ne peut pas consi­dé­rer, sans plus, comme licite l’é­vo­ca­tion à la conscience de toutes les repré­sen­ta­tions, émo­tions, expé­riences sexuelles, qui som­meillaient dans la mémoire et l’in­cons­cient, et qu’on actua­lise ain­si dans le psy­chisme. Si l’on écoute les pro­tes­ta­tions de la digni­té humaine et chré­tienne, qui se ris­que­rait à pré­tendre que ce pro­cé­dé ne com­porte aucun péril moral, soit immé­diat, soit futur, alors que, même si on affirme la néces­si­té thérapeu­tique d’une explo­ra­tion sans bornes, cette néces­si­té, au demeu­rant, n’est pas prouvée ?

Le Pape dénonce une erreur par excès.

L’erreur par excès : elle consiste à sou­li­gner l’exi­gence d’un aban­don total du moi et de son affir­ma­tion per­son­nelle. A ce pro­pos, Nous vou­lons rele­ver deux points : un prin­cipe géné­ral et un point de pra­tique psychothérapeutique.

De cer­taines expli­ca­tions psy­cho­lo­giques se dégage la thèse que l’ex­tra­ver­sion incon­di­tion­née du moi consti­tue la loi fon­da­men­tale de l’al­truisme congé­ni­tal et de ses dyna­mismes. C’est une erreur logique, psy­cho­lo­gique et éthique. Il existe une dé­fense, une estime, un amour et un ser­vice de soi, non seule­ment jus­ti­fiés, mais exi­gés par la psy­cho­lo­gie et la morale. C’est une évi­dence natu­relle et une leçon de la foi chré­tienne [3]. Le Seigneur a ensei­gné : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » [4]. Le Christ pro­pose donc comme règle de l’a­mour du pro­chain la cha­ri­té envers soi-​même, non le contraire. La psy­cho­lo­gie appli­quée mépri­se­rait cette réa­li­té, si elle qua­li­fiait toute consi­dé­ra­tion du moi d’in­hi­bi­tion psy­chique, erreur, retour à un stade de déve­lop­pe­ment anté­rieur, sous pré­texte qu’elle s’op­pose à l’al­truisme natu­rel du psychisme.

Le point de pra­tique psy­cho­thé­ra­peu­tique, que Nous annon­cions, concerne un inté­rêt essen­tiel de la socié­té : la sau­ve­garde des secrets que met en dan­ger l’u­ti­li­sa­tion de la psy­cha­na­lyse. Il n’est pas du tout exclu qu’un fait ou un savoir secrets et refou­lés dans le sub­cons­cient pro­voquent des conflits psy­chiques sérieux. Si la psy­cha­na­lyse décèle la cause de ce trouble, elle vou­dra, selon son prin­cipe, évo­quer entiè­re­ment cet incons­cient pour le rendre conscient et lever l’obs­tacle. Mais il y a des secrets qu’il faut abso­lu­ment taire, même au méde­cin, même en dépit d’in­con­vé­nients per­son­nels graves. Le secret de la confes­sion ne souffre pas d’être dévoi­lé ; il est exclu éga­le­ment que le secret pro­fes­sion­nel soit com­mu­ni­qué à un autre, y com­pris au méde­cin. Il en va de même pour d’autres secrets. On en appelle au prin­cipe : Ex cau­sa pro­por­tio­nate gra­vi licet uni viro pru­den­ti et secre­ti tena­ci secre­tum mani­fes­tare [5]. Le prin­cipe est exact dans d’é­troites limites, pour quelques espèces de secrets. Il ne convient pas de l’u­ti­li­ser sans dis­cer­ne­ment dans la pra­tique psychanalytique.

Au regard de la mora­li­té, du bien com­mun en pre­mier lieu, le prin­cipe de la dis­cré­tion dans l’u­ti­li­sa­tion de la psy­cha­na­lyse ne peut être assez sou­li­gné. Il s’a­git, évi­dem­ment, non pas d’a­bord de la dis­cré­tion du psy­cha­na­lyste, mais de celle du patient qui, sou­vent, ne pos­sède aucu­ne­ment le droit de dis­po­ser de ses secrets.

IV. L’homme comme unité transcendante, en tendance vers Dieu.

Ce der­nier aspect de l’homme intro­duit trois ques­tions que nous ne vou­drions pas lais­ser de côté.

L’immanence de la Foi.

Tout d’a­bord, la recherche scien­ti­fique attire l’at­ten­tion sur un dyna­misme qui, enra­ci­né dans les pro­fon­deurs du psy­chisme, pous­se­rait l’homme vers l’in­fi­ni qui le dépasse, non point en le fai­sant connaître, mais par une gra­vi­ta­tion ascen­dante issue direc­te­ment du sub­strat onto­lo­gique. On voit en ce dyna­misme une force indé­pen­dante, la plus fon­da­men­tale et la plus élémen­taire de l’âme, un élan affec­tif por­tant immé­dia­te­ment au divin, comme la fleur, à son insu, s’ouvre à la lumière et au soleil, ou comme l’en­fant res­pire incons­ciem­ment dès qu’il est né.

Cette asser­tion appelle tout de suite une remarque : Si l’on déclare que ce dyna­misme est à l’o­ri­gine de toutes les reli­gions, qu’il mani­feste l’élé­ment com­mun à toutes, Nous savons par ailleurs que les reli­gions, la connais­sance de Dieu natu­relle et sur­na­tu­relle, et son culte, ne pro­cèdent pas de l’in­cons­cient ou du sub­cons­cient, ni d’une impul­sion affec­tive, mais de la con­naissance claire et cer­taine de Dieu, par le moyen de sa révéla­tion natu­relle et posi­tive. C’est la doc­trine et la foi de l’Eglise depuis la parole de Dieu au Livre de la Sagesse, et dans l’Epître aux Romains jus­qu’à l’Encyclique Pascendi domi­ni­ci gre­gis, de notre Prédécesseur le bien­heu­reux Pie X.

Ceci posé, reste encore la ques­tion de ce mys­té­rieux dyna­misme. On pour­rait dire, à ce pro­pos, ce qui suit : il ne faut certes pas incri­mi­ner la psy­cho­lo­gie des pro­fon­deurs, si elle s’empare du conte­nu du psy­chisme reli­gieux, s’ef­force de l’ana­lyser et de le réduire en sys­tème scien­ti­fique, même si cette recherche est nou­velle et si sa ter­mi­no­lo­gie ne se ren­contre pas dans le pas­sé. Nous évo­quons ce der­nier point parce que, faci­lement, il se pro­duit des mal­en­ten­dus lorsque la psy­cho­lo­gie attri­bue un sens nou­veau à des expres­sions déjà en usage. Des deux côtés il fau­dra de la pru­dence et de la réserve pour évi­ter les fausses inter­pré­ta­tions et pour rendre pos­sible une compré­hension réciproque.

Il appar­tient aux méthodes de votre science d’é­clair­cir les ques­tions de l’exis­tence, de la struc­ture et du mode d’ac­tion de ce dyna­misme. Si le résul­tat s’a­vé­rait posi­tif, on ne devrait pas le décla­rer incon­ci­liable avec la rai­son ou la foi. Cela mon­trerait seule­ment que l’esse ab alio est aus­si, jusque dans ses racines les plus pro­fondes, un esse ad alium, et que le mot de saint Augustin : Fecisti nos ad te ; et inquie­tum est cor nos­trum, donec requies­cat in te [6], trouve une nou­velle confir­ma­tion jusque dans le tré­fonds de l’être psy­chique. S’agirait-​il même d’un dyna­misme inté­res­sant tous les hommes, tous les peuples, toutes les époques et toutes les cultures : quelle aide, et com­bien appré­ciable pour la recherche de Dieu et son affirmation !

Le sentiment de culpabilité.

Aux rela­tions trans­cen­dantes du psy­chisme appar­tient aus­si le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, la conscience d’a­voir vio­lé une loi supé­rieure dont, cepen­dant, on recon­nais­sait l’o­bli­ga­tion : con­science qui peut se muer en souf­france et même en trouble psychique.

La psy­cho­thé­ra­pie aborde ici un phé­no­mène qui ne relève pas de sa com­pé­tence exclu­sive, car il est aus­si, sinon princi­palement, de carac­tère reli­gieux. Personne ne contes­te­ra qu’il peut exis­ter, et ce n’est pas rare, un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té irrai­son­né, mala­dif même. Mais on peut avoir éga­le­ment con­science d’une faute réelle qui n’a pas été effa­cée. Ni la psycho­logie ni l’é­thique ne pos­sèdent de cri­tère infaillible pour les cas d’es­pèce, car le pro­ces­sus de conscience qui engendre la culpa­bilité a une struc­ture trop per­son­nelle et trop sub­tile. Mais en tout cas, il est sûr que la culpa­bi­li­té réelle, aucun trai­te­ment pure­ment psy­cho­lo­gique ne la gué­ri­ra. Même si le psychothé­rapeute la conteste, de très bonne foi peut-​être, elle per­dure. Que le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té soit ôté par inter­ven­tion médi­cale, par auto­sug­ges­tion ou per­sua­sion d’au­trui, la faute de­meure, et la psy­cho­thé­ra­pie s’a­bu­se­rait et abu­se­rait les autres si, pour effa­cer le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, elle pré­ten­dait que la faute n’existe plus.

Le moyen d’é­li­mi­ner la faute ne relève pas du pur psycholo­gique ; comme tout chré­tien le sait, il consiste dans la con­trition et l’ab­so­lu­tion sacra­men­telle par le prêtre. Ici, c’est la source du mal, la faute elle-​même qui est extir­pée, même si peut-​être le remords conti­nue à tra­vailler. Il n’est pas rare de nos jours que dans cer­tains cas patho­lo­giques le prêtre ren­voie son péni­tent au méde­cin ; dans le cas pré­sent, le méde­cin devrait plu­tôt adres­ser son client à Dieu et à ceux qui ont le pou­voir de remettre la faute elle-​même au nom de Dieu.

Les actes conscients.

Une der­nière remarque à pro­pos de l’o­rien­ta­tion transcen­dante du psy­chisme vers Dieu : le res­pect de Dieu et de sa sain­te­té doit tou­jours se reflé­ter dans les actes conscients de l’homme. Quand ces actes s’é­cartent du Modèle divin, même sans faute sub­jec­tive de l’in­té­res­sé, ils contre­disent cepen­dant sa fina­li­té der­nière. Voilà le motif pour lequel ce qu’on appelle « péché maté­riel » est une chose qui ne doit pas être et consti­tue donc dans l’ordre moral une réa­li­té qui n’est pas indifférente.

Une conclu­sion s’en­suit pour la psy­cho­thé­ra­pie : vis-​à-​vis du péché maté­riel, elle ne peut res­ter neutre. Elle peut tolé­rer ce qui, pour l’ins­tant, demeure inévi­table. Mais elle doit savoir que Dieu ne peut jus­ti­fier cette action. La psy­cho­thé­ra­pie peut encore moins don­ner au malade le conseil de com­mettre tran­quillement un péché maté­riel, parce qu’il le fera sans faute sub­jec­tive, et ce conseil serait aus­si erro­né si une telle action devait paraître néces­saire pour la détente psy­chique du malade et donc pour le but de la cure. On ne peut jamais conseiller une action consciente qui serait une défor­ma­tion, non une image de la per­fec­tion divine.

Le Pape conclut :

Voilà ce que Nous croyions devoir vous expo­ser. Au reste, soyez assu­rés que l’Eglise accom­pagne de sa chaude sym­pa­thie et de ses meilleurs sou­haits vos recherches et votre pra­tique médi­cale. Vous tra­vaillez sur un ter­rain très dif­fi­cile. Mais votre acti­vi­té peut enre­gis­trer de pré­cieux résul­tats pour la méde­cine, pour la connais­sance de l’âme en géné­ral, pour les dis­po­si­tions reli­gieuses de l’homme et leur épa­nouis­se­ment. Que la Provi­dence et la grâce divine éclairent votre route ! Nous vous en don­nons pour gage, avec une pater­nelle bien­veillance, Notre Bénédiction apostolique.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., XXXXV, 1953, p. 278.

Notes de bas de page
  1. 13 sep­tembre 1952, A. A. S., XLIV, 1952, pp. 779 ss. ; cf. Documents Pontificaux, 1952, page 454.[]
  2. S. C. S. Off., 21 mars 1931 ; A. A. S., XXIII, 1931, p. 118.[]
  3. Cf. S. Thomas, Somme Théologique, 2a-2æ, p. q. 26, a 4 in c.[]
  4. Marc, XII, 31.[]
  5. « Pour une cause pro­por­tion­nel­le­ment grave, il est per­mis, à un homme pru­dent et dis­cret, de mani­fes­ter un secret. »[]
  6. Conf., l. I, c. I, n. 1.[]