Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

2 juin 1944

Discours au sacré collège en la fête de saint Eugène Ier

Table des matières

C’est une tra­di­tion désor­mais que la fête de saint Eugène donne au Saint-​Père l’occasion de trai­ter des grands pro­blèmes de la vie du monde dans le dis­cours qu’il pro­nonce en remer­cie­ment aux vœux que lui adres­sent les cardinaux.

Le dis­cours ci-​dessous aborde les sujets sui­vants : l’œuvre de cha­ri­té à entre­prendre pour sou­la­ger les misères de l’après-guerre, la pri­mau­té de l’Eglise romaine, enfin les prin­cipes qui devront pré­si­der à la conclu­sion de la paix.

I. – L’œuvre de charité

Douloureuses catastrophes.

Une année s’est écou­lée, Vénérables Frères, depuis qu’en la fête de Notre saint patron et pré­dé­ces­seur, Nous avions la joie de recueillir pour la cin­quième fois, des lèvres du véné­rable et si aimé car­di­nal doyen, que Nous avons la peine de ne pas voir aujour­d’hui au milieu de vous, vos sou­haits empres­sés, l’assurance de vos prières, la pro­messe de votre appli­ca­tion à rem­plir des devoirs tou­jours plus nom­breux et à por­ter les lourdes res­pon­sa­bi­li­tés du minis­tère apos­to­lique, le renou­vel­le­ment de votre enga­ge­ment à par­ti­ci­per assi­dû­ment aux sou­cis et aux sol­li­ci­tudes du Père de la chrétienté.

Une année s’est écou­lée : breve aevi spa­tium et cepen­dant année rem­plie de très dou­lou­reux et très tristes évé­ne­ments et d’immenses et indi­cibles souf­frances, parce que la cruelle tra­gé­die du conflit mon­dial se déve­lop­pant devant et autour de Nous n’a‑t-elle pas atteint un degré et des formes d’atrocité qui boule­versent et font fris­son­ner d’horreur tout sens chré­tien et humain. Aussi, en ce retour du jour de Notre fête, en vous voyant de nou­veau réunis ici, Nous sen­tons le besoin de vous confier les angoisses intimes de Notre âme et de déplo­rer avec vous la fou­droyante aggra­va­tion des san­glantes des­truc­tions, des ruines, du car­nage, qui sont par­ve­nus à un tel paroxysme que ce qui, l’an pas­sé, pou­vait sem­bler à beau­coup une chose invrai­sem­blable ou impos­sible, est mal­heu­reu­se­ment deve­nu une réalité.

La Ville éter­nelle, cel­lule mère de la civi­li­sa­tion, et même le ter­ri­toire sacré qui entoure le tom­beau de Pierre, ont dû expé­ri­men­ter et éprou­ver à quel point l’esprit des méthodes de guerre d’aujour­d’hui, deve­nues pour dif­fé­rentes rai­sons tou­jours plus féroces, s’est éloi­gné des règles indé­fec­tibles qui autre­fois étaient regar­dées comme des lois inviolables.

Cependant, au milieu d’une si grande dou­leur, Nous ne vou­lons pas omettre de rele­ver que la menace des incur­sions aériennes sur les zones hors de la péri­phé­rie de Rome a fait place à une pra­tique et à des pro­cé­dés plus humains. Nous nour­ris­sons l’espoir que cette ten­dance plus modé­rée et plus juste pré­vau­dra sur les consi­dé­ra­tions oppo­sées d’apparente uti­li­té et sur ce qu’on appelle les exi­gences et les néces­si­tés mili­taires, et que Rome sera, en tout cas et à tout prix, pré­ser­vée du mal­heur de deve­nir un théâtre de guerre. Aussi osons-​Nous répé­ter encore une fois, dans un esprit d’impartialité et avec un ferme sen­ti­ment de Notre devoir : « Quiconque ose­rait lever la main contre Rome se ren­drait cou­pable du crime contre sa mère devant le monde civi­li­sé et dans le juge­ment éter­nel de Dieu. »

Si ensuite Nous obser­vons les condi­tions géné­rales pré­sentes du monde, Nous Nous trou­vons devant des évé­ne­ments qui, dans leurs effets spi­ri­tuels et maté­riels, Nous rem­plissent d’une légi­time anxié­té. L’âpreté des dis­cordes et des luttes entre les enfants d’un même peuple, qui portent en elles les germes des plus ter­ribles consé­quences, crée une atmo­sphère dans laquelle l’autorité de l’Eglise, qui est au-​dessus des ter­restres et variables cou­rants de pen­sée, se voit entraî­née par l’une ou l’autre par­tie dans le tour­billon des dis­cus­sions dans les­quelles bien sou­vent font défaut l’indispensable clar­té des idées et le juste équi­libre du juge­ment. Aussi, le poids de la res­ponsabilité qui pèse sur Nos pauvres épaules gran­dit et aug­mente dans une mesure incon­nue en d’autres temps, et exige de Nous, jour après jour, heure après heure, une vigi­lance qui ne se relâche pas, une promp­ti­tude dans l’action qui ne s’interrompe jamais, un cœur large et géné­reux, ouvert à toutes les âmes qui cherchent sincère­ment la véri­té et le bien.

L’action du Siège apostolique pour défendre la justice et soulager la misère.

Il est oppor­tun ici de rap­pe­ler les sen­ti­ments expri­més en 449 par un évêque d’Orient, Eusèbe de Dorylée, dans une lettre adres­sée au pape saint Léon le Grand : « Le Siège apos­to­lique, écrivait-​il, a cou­tume, depuis l’origine, de défendre celui qui est vic­time d’injustices… et de rele­ver, selon les pos­si­bi­li­tés, celui qui est par terre. Vous avez, en effet, com­pas­sion de tous ‑les hommes. La cause en est dans la rec­ti­tude de l’esprit qui vous anime et dans votre atta­che­ment inébran­lable à la foi du Christ, et encore dans la cha­ri­té écla­tante dont vous faites preuve à l’égard de tous vos frères et de ceux qui sont appe­lés au nom du Christ. » [1]

Ces nobles paroles qui attestent chez le Siège apos­to­lique le sou­ci constant de défendre la véri­té et le droit, ain­si que son amour géné­reux pour les mal­heu­reux et les oppri­més, furent dic­tées par l’expérience des pre­miers siècles du chris­tia­nisme. Mais l’Eglise romaine recon­nais­sante loue le Seigneur de l’avoir main­te­nue par l’assistance divine dans cette sainte cou­tume, aus­si dans les temps qui ont sui­vi. C’est ain­si qu’un des his­to­riens les plus renom­més du XIXe siècle, qui n’est cer­tai­ne­ment pas sus­pect de sen­ti­ments favo­rables au Siège de Pierre, n’hésitait pas à avouer, en ter­mi­nant son ouvrage sur la ville de Rome au moyen âge, que « l’histoire n’a pas assez de titres de héros pour qua­li­fier même d’une façon tout approxi­mative, l’activité mon­diale, les grandes créa­tions et la gloire impé­rissable des papes. » [2]

Entraîné par l’exemple de Nos pré­dé­ces­seurs, Nous aus­si, Véné­rables Frères, consi­dé­rons pour Notre part, en ces temps de restric­tions et de pau­vre­té sans exemple, comme Notre devoir sacré, de tour­ner Notre sol­li­ci­tude pas­to­rale, avec une ampleur jusqu’ici dif­fi­ci­le­ment dépas­sée ou même atteinte, du côté de l’indigence qui nous entoure de toute part et qui crie au secours. Ce n’est pas que l’Eglise, sur­tout à l’heure pré­sente, aspire de quelque manière à des avan­tages ter­restres ou à la gloire humaine, mais une seule pré­oc­cu­pa­tion oriente Nos pen­sées jour et nuit, à savoir com­ment il Nous sera pos­sible d’affronter une si ter­rible épreuve, en venant au secours de tous, sans dis­tinc­tion de natio­na­li­té ou de race, et com­ment il Nous sera don­né de tra­vailler à rendre enfin la paix au monde tor­tu­ré par la guerre ?

Sollicitude pour la grave situation de Rome.

Que si pré­sen­te­ment Notre sol­li­ci­tude s’étend d’une façon par­ti­cu­lière sur Rome, cela vient des condi­tions misé­rables dans les­quelles vient de se trou­ver une si grande par­tie de la popula­tion de la ville qui est aus­si Notre dio­cèse. Certainement, ce n’est pas la pre­mière fois que l’ouragan secoue la Ville éter­nelle. Au cours de sa longue his­toire, la Rome chré­tienne a connu d’autres et très dures adver­si­tés : occu­pa­tions et sacs depuis Alaric jusqu’à l’horrible pillage de 1527 ; luttes intes­tines des par­tis, comme au Xe siècle ; aban­don, durant la période des papes d’Avignon et à l’époque du grand schisme ; peste, comme aux jours de cala­mi­té du grand saint Grégoire et sous le pon­ti­fi­cat de Sixte IV ; faim et famine, pour des rai­sons natu­relles, comme durant le pon­ti­fi­cat de Clément XIII, dans les années 1763 et 1764 [3]. Dans cette der­nière cala­mi­té publique, des foules affa­mées, venant de tous les Etats de l’Eglise, même de la Toscane et de Naples, se réfu­gièrent aus­si à Rome. Il fal­lut les plus grands efforts pour leur prê­ter assis­tance en leur don­nant loge­ment et nour­ri­ture. Le pape, par ses libé­ra­li­tés géné­reuses et infati­gables, réus­sit à empê­cher une catas­trophe. Pourtant, qu’étaient les 6000 réfu­giés d’alors, joints à moins de 160 000 Romains – l’Etat pon­ti­fi­cal, dans son ensemble, comp­tait un peu plus de 2 mil­lions d’habitants – qu’était cela, disons-​Nous, si on fait la com­pa­rai­son avec les condi­tions d’aujourd’hui ? Avec le nombre des habi­tants, avec la disette, les dan­gers, les angoisses, les sépara­tions, les dou­leurs de toute espèce qui font trem­bler de peur et souf­frir tant de personnes ?

A l’heure pré­sente, il y a peu d’endroits sur le sol ita­lien, pour ne pas dire dans de monde, où la pénu­rie des choses néces­saires à la vie soit aus­si grande qu’à Rome et dans les envi­rons ; où il y ait autant de dan­ger que cette pénu­rie gran­disse pour deve­nir un incom­men­su­rable appau­vris­se­ment de masses entières de popu­lation. D’autre part, la force d’attraction que Rome exerce sur beau­coup de vic­times de la guerre qui cherchent un logis et du secours place ceux qui s’occupent à leur pro­cu­rer une demeure et une sub­sis­tance en face de pro­blèmes par­fois presque inso­lubles. Malgré les louables empres­se­ments des auto­ri­tés publiques et associa­tions très méri­tantes, l’armée des pauvres gran­dit de jour en jour. Toujours plus angois­sés, ces mal­heu­reux tournent leurs regards vers le Père com­mun, éle­vant leurs mains vers lui dans un geste de sup­pli­ca­tion ; un grand nombre se voient aujourd’hui contraints d’implorer cette cha­ri­té que, hier encore, ils pra­ti­quaient eux-​mêmes avec une très large libéralité.

Jusqu’à l’extrême limite de Nos moyens et de Nos forces, aidé par les aumônes d’âmes géné­reuses, sou­te­nu par l’action orga­ni­sa­trice de per­sonnes com­pé­tentes, pré­voyantes et indus­trieuses, par le cou­rage et par l’esprit d’abnégation de tra­vailleurs hon­nêtes et vail­lants, aux­quels Nous adres­sons l’expression de Notre vive gra­ti­tude, Nous avons pu sou­vent faire luire, au sein de l’obscurité créée par la misère la plus angois­sante et par le plus cruel aban­don un rayon récon­for­tant d’amour pater­nel secou­rable, encore qu’il ne puisse tou­jours éga­ler l’étendue du besoin et le pro­fond désir de Notre cœur.

Ne recu­lant devant aucun sacri­fice, sans Nous décou­ra­ger par aucun refus, tou­jours dres­sé contre toutes les vio­la­tions de notre droit, Nous n’avons pas ces­sé d’apporter tout Notre concours, dans la mesure de Nos moyens, au ravi­taille­ment de la popu­la­tion de Rome et de la région envi­ron­nante, au moins en ali­ments les plus néces­saires et les plus urgents. Nous avons éga­le­ment fait des démarches pour effec­tuer des trans­ports de vivres par mer, à l’aide de navires pon­ti­fi­caux. Mais on attend encore l’autorisation d’une des par­ties bel­li­gé­rantes pour réa­li­ser cette entre­prise, qui appor­te­rait un remède vrai­ment effi­cace à une si grande détresse. Quoi qu’il arrive, Nous ne dimi­nue­rons pas pour Notre part Nos efforts pour sur­mon­ter les obs­tacles et vaincre les résis­tances dans l’espoir qu’à Notre ville natale et épis­co­pale, qui compte aujourd’hui dans ses murs des fils et des filles d’Italie plus qu’en aucun autre moment de son his­toire, soit autant que pos­sible épar­gnée, en l’une des heures les plus dou­lou­reuses de son his­toire, si riche de gloire et de peines, la dou­leur de devoir appli­quer à elle-​même la parole du pro­phète : « Son peuple tout entier gémit en quête de pain… Les petits enfants réclament du pain : per­sonne ne leur en par­tage » (Lam., i, 11 ; iv, 4).

II. – La primauté de l’Église Romaine

Le mandat divin.

Mais au-​delà de tous ces sou­cis exté­rieurs et des devoirs particu­liers impo­sés par les contin­gences de temps et de lieu, Vénérables Frères, se dresse Notre devoir cen­tral et suprême qu’il n’est dans la puis­sance d’aucun pou­voir humain de Nous détour­ner d’accom­plir plei­ne­ment et conscien­cieu­se­ment, dont aucune dif­fi­cul­té exté­rieure ne peut Nous déta­cher, l’absolue obéis­sance au commande­ment du Seigneur : Pasce agnos meos, pasce oves meas, « Pais mes agneaux, pais mes bre­bis » (Jean, xxi, 15–17).

Ce divin man­dat qui, du pre­mier Pierre à tra­vers la longue suite des Pontifes romains a pas­sé jusqu’à Nous, leur indigne suc­ces­seur, ren­ferme au milieu de la confu­sion et du déchi­re­ment de notre monde actuel une accu­mu­la­tion encore plus éle­vée de saintes res­pon­sa­bi­li­tés, et ren­contre des obs­tacles et des oppo­si­tions qui exigent de l’Eglise, en la per­sonne de son Chef visible et dans ses membres, un accrois­se­ment de vigi­lance et d’activité.

Funestes conséquences de la séparation d’avec l’Eglise Mère.

Aujourd’hui, en effet, plus que jamais, appa­raît aux yeux de tout obser­va­teur atten­tif et impar­tial le bilan tris­te­ment défi­ci­taire que les sépa­ra­tions d’avec l’Eglise Mère ont impo­sé au cours des siècles à la chré­tien­té. Dans une époque trou­blée et agi­tée comme la nôtre, au moment où l’humanité est sur le point de subir les consé­quences d’une déchéance spi­ri­tuelle qui l’a pré­ci­pi­tée dans l’abîme et où de tous les pays s’élèvent des voix qui réclament pour l’entreprise gigan­tesque d’une nou­velle orga­ni­sa­tion, non seu­lement toutes les garan­ties exté­rieures, mais aus­si les fon­de­ments indis­pen­sables du droit et de la morale, il est d’une impor­tance capi­tale de savoir quelle influence le cou­rant des idées et des règles de la vie chré­tienne pour­ra exer­cer sur le conte­nu et sur l’esprit de cette future orga­ni­sa­tion et contre le retour de la pré­do­mi­nance de fausses et funestes tendances.

L’Eglise Mère catho­lique romaine, demeu­rée fidèle à la constitu­tion reçue de son divin Fondateur, et qui aujourd’hui encore s’appuie, inébran­lable, sur la soli­di­té de la pierre sur laquelle sa volon­té l’a bâtie, pos­sède dans la pri­mau­té de Pierre et de ses légi­times suc­ces­seurs, l’assurance garan­tie par les pro­messes divines de conser­ver et de trans­mettre dans son inté­gri­té et sa pure­té, à tra­vers les siècles et les mil­lé­naires, jusqu’à la fin des temps, toute la somme de véri­tés et de grâces qui est conte­nue dans la mis­sion rédemp­trice du Christ.

Et pen­dant que l’Eglise, sti­mu­lée et récon­for­tée par la conscience de ce double tré­sor, y trouve la force de triom­pher de tous les obs­cur­cis­se­ments de l’erreur et de tous les éga­re­ments moraux, elle déploie son acti­vi­té pour le bien, non seule­ment de la chré­tien­té, mais du monde entier, en ins­pi­rant des sen­ti­ments de jus­tice conci­liante et d’authentique amour fra­ter­nel, dans les grandes contro­verses dans les­quelles, sou­vent, béné­dic­tion et cala­mi­té, mois­son abon­dante et pauvre récolte, viennent à se trou­ver voi­sines l’une de l’autre.

Mais com­bien plus fort et plus effi­cace serait le rayon­ne­ment de la pen­sée et de la vie chré­tiennes sur les bases morales des futurs plans de paix et de recons­truc­tion sociale, s’il n’y avait la vaste divi­sion et sépa­ra­tion des confes­sions reli­gieuses qui se sont déta­chées de l’Eglise Mère au cours des siècles ! Qui aujourd’hui pour­rait ne pas recon­naître quelles valeurs, quel patri­moine de foi, quelle force pro­fonde de résis­tance contre les influences anti­re­li­gieuses ont été per­dus dans de nom­breux groupes par suite de cette séparation ?

Une preuve élo­quente par­mi tant d’autres d’une aus­si doulou­reuse réa­li­té, c’est l’histoire du ratio­na­lisme et du natu­ra­lisme dans les deux der­niers siècles. Là où la charge confiée à celui qui a été inves­ti de la pri­mau­té, confir­ma fratres tuos (Luc, xxii, 32), n’a pu exer­cer et déployer son acti­vi­té pour pro­té­ger et pré­ser­ver, la ziza­nie du ratio­na­lisme a péné­tré de mille façons diverses avec ses tiges et ses graines nocives dans la pen­sée et les sen­ti­ments de beau­coup d’âmes qui se disent chré­tiennes ; elle a intoxi­qué ce qui res­tait en elles de semence divine de la véri­té révé­lée, en pro­dui­sant par­dessus tout un obs­cur­cis­se­ment, une scis­sion et un aban­don crois­sant de la foi en la divi­ni­té du Christ.

Volonté du Christ dans l’institution de la primauté pontificale.

Entre le Christ et Pierre sub­siste depuis le jour de la pro­messe près de Césarée de Philippe et de son accom­plis­se­ment sur la mer de Tibériade un lien mys­té­rieux, mais émi­nem­ment réel, sur­ve­nu une fois dans le temps, mais qui plonge ses racines dans les éter­nels des­seins du Tout-​Puissant. Le Père céleste qui a révé­lé à Simon, fils de Jonas, le mys­tère de la filia­tion divine du Christ et l’a ain­si ren­du apte à répondre par une pro­fes­sion nette et prompte à la demande du Rédempteur, avait, de toute éter­ni­té, pré­des­ti­né le pêcheur de Bethsaïde à sa charge spé­ciale ; le Christ lui-​même ne fai­sait qu’accomplir la volon­té du Père, quand dans la pro­messe et la col­la­tion de la pri­mau­té, il se ser­vait de for­mules qui devaient fixer la place unique et pri­vi­lé­giée attri­buée à Pierre.

Dès lors, ceux qui, comme il n’y a pas long­temps il a été affir­mé (ou mieux répé­té) par cer­tains repré­sen­tants de confes­sions reli­gieuses qui se disent chré­tiennes, déclarent qu’il n’y a pas de Vicaire du Christ sur la terre, parce que le Christ lui-​même a pro­mis de demeu­rer avec son Eglise comme son Chef et Seigneur jusqu’à la consom­ma­tion des siècles, ceux-​là non seule­ment sup­priment le fon­de­ment de toute charge épis­co­pale, mais mécon­naissent et faussent le sens pro­fond de la pri­mau­té pon­ti­fi­cale, qui n’est pas la néga­tion, mais la réa­li­sa­tion de cette pro­messe du Christ. C’est pour­quoi, s’il est vrai que le Christ, du fait de la plé­ni­tude de son pou­voir divin, dis­pose des moyens les plus divers pour éclai­rer et sanc­ti­fier, moyens grâce aux­quels il est réel­le­ment avec ceux qui le con­fessent, il est non moins cer­tain qu’il a vou­lu confier à Pierre et à ses suc­ces­seurs la conduite et le gou­ver­ne­ment de l’Eglise uni­ver­selle, et les tré­sors de véri­té et de grâce de son œuvre rédemp­trice. Les paroles du Christ à Pierre ne laissent aucun doute sur leur signifi­cation. Ainsi ont jugé et cru, avec une admi­rable entente, l’Occi­dent et l’Orient, à une époque non sus­pecte. Vouloir créer une oppo­si­tion entre le Christ comme Chef de l’Eglise et son Vicaire, pré­tendre voir dans l’affirmation de l’un la néga­tion de l’autre, équi­vaut à déna­tu­rer les pages les plus claires et les plus lumi­neuses de l’Evangile, à fer­mer les yeux devant les témoi­gnages les plus anciens et les plus véné­rables de la tra­di­tion, à pri­ver la chré­tien­té de cet héri­tage pré­cieux dont la saine connais­sance et l’estime pour­ront, au moment connu de lui seule­ment, et grâce à la lumière de la grâce accor­dée par lui, éveiller chez nos frères sépa­rés la nostal­gie de la mai­son pater­nelle et la volon­té effi­cace d’y retourner.

Lorsque, chaque année, dans la soi­rée qui pré­cède la fête des Princes des apôtres, Nous visi­tons Notre basi­lique patriar­cale du Vatican, afin d’implorer sur le tom­beau du pre­mier Pierre la force de ser­vir le trou­peau que, selon ses des­seins et ses buts, le Prêtre sou­ve­rain et éter­nel Nous a confié, dans l’entablement de ce haut édi­fice, Nos regards ren­contrent dans la mosaïque étin­ce­lante les paroles puis­santes par les­quelles le Christ a expri­mé sa volon­té de bâtir son Eglise sur le roc de Pierre, et Nous Nous sou­ve­nons de Notre impres­crip­tible devoir de conser­ver intact cet incompa­rable héri­tage du divin Rédempteur. Puis Nous voyons res­plen­dir devant Nous la gloire du Bernin, et au-​dessus de la chaire sou­te­nue par les gigan­tesques sta­tues des saints Ambroise et Augustin, Athanase et Jean Chrysostome, Nous voyons res­plen­dir dans une magni­fique lumière le sym­bole de l’Esprit-Saint. Nous sai­sis­sons et sen­tons tout le carac­tère sacré, toute la mis­sion sur­hu­maine, que la volon­té du Seigneur, avec l’assistance de l’Esprit pro­mis et envoyé par lui, a com­mu­ni­qués à ce point cen­tral de l’Eglise du Dieu vivant : Columna et fir­ma­men­tum veri­ta­tis, « colonne et appui de la véri­té » (i Tim., iii, 15). En cette octave de la Pentecôte, de Notre cœur et de Nos lèvres jaillit la prière à l’Esprit créa­teur, pour qu’il daigne don­ner à nos frères sépa­rés le désir ardent du retour à l’unité per­due et la force de suivre la pous­sée de ce désir. Puissent tous ceux qui chris­tia­na pro­fes­sione cen­sen­tur com­prendre quel champ inéga­lable d’action serait réser­vé à la chré­tien­té au moment actuel si, dans une totale union de foi et de vou­loir, ils consa­craient leur acti­vi­té à sau­ver la famille humaine et à la pré­pa­rer pour un ave­nir meilleur !

III. – Considérations sur le problème de la paix

Paroles de modération et paroles de violence.

Pour ouvrir les cœurs à l’espoir de ce demain plus serein et plus apai­sé, c’est cer­tai­ne­ment un indice signi­fi­ca­tif que pen­dant que les moyens mili­taires de des­truc­tion ont atteint un degré de puis­sance incon­nu jusqu’ici et que le monde se trouve à la veille d’événements encore plus dra­ma­tiques et, selon l’opinion de cer­tains, peut-​être déci­sifs, la dis­cus­sion au sujet du sens fon­da­men­tal et des normes par­ti­cu­lières de la paix future attire tou­jours de plus nom­breux esprits et ren­contre une par­ti­ci­pa­tion et un inté­rêt croissants.

Seulement, à côté des voix de sagesse et de modé­ra­tion ne manquent pas d’autres voix de vio­lence mal dis­si­mu­lée ou d’annonce très nette de vio­lence. Les pre­mières s’inspirent de la pen­sée de ce capi­taine grec dont on dit qu’il regar­dait comme insigne la vic­toire dans laquelle la clé­mence l’emportait sur la cruau­té : eam prae­cla­ram vic­to­riam duce­bat, in qua plus esset cle­men­tiae quam cru­de­li­ta­tis [4] ; par contre, les autres rap­pellent de près la parole de Cicéron, à savoir que la vic­toire est, par nature (natu­rel­le­ment), arro­gante et orgueilleuse : Victoria quae natu­ra inso­lens et super­ba est[5].

De sorte que chez beau­coup sur­gissent l’impression et la crainte qu’il n’y aurait pas, éga­le­ment pour les peuples et les nations comme tels, d’autre alter­na­tive que celle-​ci : vic­toire com­plète ou totale destruction.

Là où ce dilemme tran­chant a une fois péné­tré dans les esprits, il agit par sa funeste influence comme un sti­mu­lant à pro­lon­ger la guerre, même chez ceux qui, par une incli­na­tion inté­rieure ou par des consi­dé­ra­tions réa­listes, pen­che­raient pour une paix rai­sonnable. Le spectre de cette alter­na­tive, la per­sua­sion de la volon­té vraie ou sup­po­sée de l’ennemi de détruire jusque dans ses racines la vie natio­nale, étouffent toute autre réflexion et infusent à beau­coup de per­sonnes le cou­rage du déses­poir. Ceux qui sont péné­trés de ces sen­ti­ments marchent, comme dans un som­meil hyp­no­tique, dans un abîme de sacri­fices indi­cibles et contraignent ain­si les autres à une lutte épui­sante et mor­telle, dont les consé­quences éco­nomiques, sociales et spi­ri­tuelles menacent de deve­nir le fléau des temps à venir.

Deux aspects différents du problème de la paix.

C’est pour­quoi il est d’une sou­ve­raine impor­tance que l’on puisse rem­pla­cer cette crainte par l’attente soli­de­ment fon­dée de sages solu­tions ; non pas des solu­tions pas­sa­gères, ni non plus por­teuses de semences empoi­son­nées, sources de nou­veaux troubles et dan­gers pour la paix, mais des solu­tions sérieuses et durables ; solu­tions qui pro­cèdent de cette idée que les guerres, aujourd’hui, non moins que dans le pas­sé, peuvent dif­fi­ci­le­ment être mises au compte des peuples regar­dés comme tels comme coupables.

Vous savez bien, Vénérables Frères, com­ment, en accom­plis­sant un devoir iné­luc­table de Notre minis­tère apos­to­lique, Nous avons déjà, à plu­sieurs reprises et d’une façon concrète, indi­qué les bases indis­pen­sables conformes à la pen­sée chré­tienne, non seule­ment pour ce qui regarde la paci­fique coha­bi­ta­tion et la col­la­bo­ra­tion inter­na­tio­nale, mais aus­si pour tout ce qui a trait à l’ordre inté­rieur des Etats et des peuples. Aujourd’hui, Nous Nous bor­nons à obser­ver que toute solu­tion cor­recte du conflit mon­dial doit consi­dé­rer comme bien dis­tinctes deux ques­tions impor­tantes et com­plexes : d’un côté, la culpa­bi­li­té dans la décla­ra­tion ou la pro­lon­ga­tion de la guerre, de l’autre côté la forme ou la phy­sio­no­mie de la paix et sa sécu­ri­té. Cette dis­tinc­tion laisse natu­rel­le­ment intacts les pos­tu­lats, aus­si bien d’une juste puni­tion des actes de vio­lence com­mis contre les per­sonnes ou les choses et non réel­le­ment exi­gés par la conduite de la guerre, que des garan­ties néces­saires pour défendre le droit contre des atten­tats tou­jours pos­sibles de la force.

Ces deux aspects dif­fé­rents du for­mi­dable pro­blème ont trou­vé un large écho dans la conscience des peuples, et éga­le­ment le des­sein et la volon­té de don­ner au monde, à l’issue de la guerre, une paix tolé­rable pour toutes les nations s’est mani­fes­té dans les décla­ra­tions publiques des auto­ri­tés com­pé­tentes. Nous sou­hai­tons et espé­rons que la pro­lon­ga­tion de la guerre jointe à l’aggravation pro­gres­sive des méthodes de com­bat et la ten­sion plus aiguë qui a sui­vi l’exaspéra­tion des esprits n’aboutiront pas à affai­blir et à éteindre ces senti­ments, et avec eux la promp­ti­tude à subor­don­ner les ins­tincts de la ven­geance et de la colère, quae est inimi­ca consi­lio, à la majes­té de la jus­tice et de la modération.

Dans toute guerre, si l’une des par­ties bel­li­gé­rantes réus­sit seu­lement par la force de l’épée ou avec d’autres moyens de coer­ci­tion irré­sis­tibles à obte­nir une issue vic­to­rieuse, mani­feste et incon­tes­table, elle se trou­ve­ra dans la pos­si­bi­li­té phy­sique de dic­ter une paix injuste, impo­sée par la force. Mais il est éga­le­ment cer­tain qu’aucun homme dont la conscience est péné­trée des prin­cipes de la véri­table jus­tice ne pour­ra recon­naître à une aus­si pré­caire solu­tion le carac­tère d’une solide et pré­voyante sagesse.

Vues de sagesse politique.

Quoique en fait il puisse être dans la nature des choses que la période de tran­si­tion entre la ces­sa­tion des hos­ti­li­tés et la conclu­sion for­melle de la paix jusqu’à l’établissement d’un état de suf­fi­sante sta­bi­li­té sociale soit déter­mi­né avant tout par le pou­voir du vain­queur sur le vain­cu, tou­te­fois, la poli­tique sage et, par cela même modé­rée, n’oublie pas et n’omet jamais de don­ner l’espérance à la par­tie bel­li­gé­rante vain­cue. Nous vou­drions dire la confiance qu’une situa­tion conve­nable sera envi­sa­gée et juri­di­que­ment don­née au peuple vain­cu et à ses néces­si­tés vitales.

Aussi, Nous dési­re­rions que, au moins comme un idéal vers lequel on tend, soit pré­sente à l’esprit des gou­ver­ne­ments et des peuples, la pen­sée fon­da­men­tale qui ins­pi­ra les paroles dites en faveur de M. Claudius Marcellus, par l’orateur le plus remar­quable de l’ancienne Rome : Animum vin­cere, ira­cun­diam cohi­bere, vic­to tem­pe­rare, adver­sa­rium extol­lere iacen­tem, haec qui faciat, non ego eum cum sum­mis vins com­pa­ra, sed simil­li­mum deo iudi­co[6]. Ce qui veut dire : se vaincre soi-​même, maî­tri­ser la colère, épar­gner le vain­cu, rele­ver l’adversaire qui est à terre, celui qui fera ces choses, je ne le com­pare pas aux plus grands hommes, mais je le regarde comme très res­sem­blant à un dieu.

Nous for­mu­lons le vœu que tous Nos fils et filles répan­dus dans le monde connaissent très bien leur res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle et col­lec­tive rela­ti­ve­ment à la nais­sance et à la for­ma­tion d’un ordre public conforme aux exi­gences fon­da­men­tales de la conscience humaine et chré­tienne, se sou­ve­nant tou­jours que pour tous ceux qui se glo­ri­fient de por­ter le nom de chré­tien, toute pro­po­si­tion de paix doit tou­jours être pla­cée sous l’indéfectible devise : illa respuere quae huic inimi­ca sunt nomi­ni, et ea, quae sunt apta, sectari.

Avec le sou­hait ardent que la grâce du Tout-​Puissant fasse promp­te­ment sur­gir sur les col­lines de la Cité éter­nelle et sur le monde entier l’aurore d’une telle paix, Nous vous expri­mons, Vénérables Frères, Notre pro­fonde gra­ti­tude pour les vœux de fête qui Nous ont été offerts avec tant de bien­veillance par la bouche de votre émi­nent car­di­nal vice-​doyen, et c’est de tout cœur que Nous don­nons la Bénédiction apos­to­lique à vous et à tous ceux qui vous sont spé­cia­le­ment unis dans le Seigneur.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte ita­lien des A. A. S., XXXVI, 1944, p. 166 ; cf. ta tra­duc­tion fran­çaise des Actes de S. S. Pie XII, t. VI, p. 131. Les sous-​titres sont ceux du texte original.

Notes de bas de page
  1. Cf. Edouard Schwartz, Acta Conciliorum œcu­men., t. II, (Conc. univ. Chalcedonense) vol. II. p. 1, 1932. p. 79.[]
  2. Ferdinand Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. VIII, Stuttgart 1896, p. 668.[]
  3. Cf. Pastor, Geschichte der Päpste, t. II, p. 579 ; t. XVI, p. 1, pp. 461–463.[]
  4. Cornélius Nepos, Timoleon, n. 2.[]
  5. Pro M. Marcello, n. 3.[]
  6. Cf. Cicéron, Pro M. Marcello, n. 3.[]