C’est une tradition désormais que la fête de saint Eugène donne au Saint-Père l’occasion de traiter des grands problèmes de la vie du monde dans le discours qu’il prononce en remerciement aux vœux que lui adressent les cardinaux.
Le discours ci-dessous aborde les sujets suivants : l’œuvre de charité à entreprendre pour soulager les misères de l’après-guerre, la primauté de l’Eglise romaine, enfin les principes qui devront présider à la conclusion de la paix.
I. – L’œuvre de charité
Douloureuses catastrophes.
Une année s’est écoulée, Vénérables Frères, depuis qu’en la fête de Notre saint patron et prédécesseur, Nous avions la joie de recueillir pour la cinquième fois, des lèvres du vénérable et si aimé cardinal doyen, que Nous avons la peine de ne pas voir aujourd’hui au milieu de vous, vos souhaits empressés, l’assurance de vos prières, la promesse de votre application à remplir des devoirs toujours plus nombreux et à porter les lourdes responsabilités du ministère apostolique, le renouvellement de votre engagement à participer assidûment aux soucis et aux sollicitudes du Père de la chrétienté.
Une année s’est écoulée : breve aevi spatium et cependant année remplie de très douloureux et très tristes événements et d’immenses et indicibles souffrances, parce que la cruelle tragédie du conflit mondial se développant devant et autour de Nous n’a‑t-elle pas atteint un degré et des formes d’atrocité qui bouleversent et font frissonner d’horreur tout sens chrétien et humain. Aussi, en ce retour du jour de Notre fête, en vous voyant de nouveau réunis ici, Nous sentons le besoin de vous confier les angoisses intimes de Notre âme et de déplorer avec vous la foudroyante aggravation des sanglantes destructions, des ruines, du carnage, qui sont parvenus à un tel paroxysme que ce qui, l’an passé, pouvait sembler à beaucoup une chose invraisemblable ou impossible, est malheureusement devenu une réalité.
La Ville éternelle, cellule mère de la civilisation, et même le territoire sacré qui entoure le tombeau de Pierre, ont dû expérimenter et éprouver à quel point l’esprit des méthodes de guerre d’aujourd’hui, devenues pour différentes raisons toujours plus féroces, s’est éloigné des règles indéfectibles qui autrefois étaient regardées comme des lois inviolables.
Cependant, au milieu d’une si grande douleur, Nous ne voulons pas omettre de relever que la menace des incursions aériennes sur les zones hors de la périphérie de Rome a fait place à une pratique et à des procédés plus humains. Nous nourrissons l’espoir que cette tendance plus modérée et plus juste prévaudra sur les considérations opposées d’apparente utilité et sur ce qu’on appelle les exigences et les nécessités militaires, et que Rome sera, en tout cas et à tout prix, préservée du malheur de devenir un théâtre de guerre. Aussi osons-Nous répéter encore une fois, dans un esprit d’impartialité et avec un ferme sentiment de Notre devoir : « Quiconque oserait lever la main contre Rome se rendrait coupable du crime contre sa mère devant le monde civilisé et dans le jugement éternel de Dieu. »
Si ensuite Nous observons les conditions générales présentes du monde, Nous Nous trouvons devant des événements qui, dans leurs effets spirituels et matériels, Nous remplissent d’une légitime anxiété. L’âpreté des discordes et des luttes entre les enfants d’un même peuple, qui portent en elles les germes des plus terribles conséquences, crée une atmosphère dans laquelle l’autorité de l’Eglise, qui est au-dessus des terrestres et variables courants de pensée, se voit entraînée par l’une ou l’autre partie dans le tourbillon des discussions dans lesquelles bien souvent font défaut l’indispensable clarté des idées et le juste équilibre du jugement. Aussi, le poids de la responsabilité qui pèse sur Nos pauvres épaules grandit et augmente dans une mesure inconnue en d’autres temps, et exige de Nous, jour après jour, heure après heure, une vigilance qui ne se relâche pas, une promptitude dans l’action qui ne s’interrompe jamais, un cœur large et généreux, ouvert à toutes les âmes qui cherchent sincèrement la vérité et le bien.
L’action du Siège apostolique pour défendre la justice et soulager la misère.
Il est opportun ici de rappeler les sentiments exprimés en 449 par un évêque d’Orient, Eusèbe de Dorylée, dans une lettre adressée au pape saint Léon le Grand : « Le Siège apostolique, écrivait-il, a coutume, depuis l’origine, de défendre celui qui est victime d’injustices… et de relever, selon les possibilités, celui qui est par terre. Vous avez, en effet, compassion de tous ‑les hommes. La cause en est dans la rectitude de l’esprit qui vous anime et dans votre attachement inébranlable à la foi du Christ, et encore dans la charité éclatante dont vous faites preuve à l’égard de tous vos frères et de ceux qui sont appelés au nom du Christ. » [1]
Ces nobles paroles qui attestent chez le Siège apostolique le souci constant de défendre la vérité et le droit, ainsi que son amour généreux pour les malheureux et les opprimés, furent dictées par l’expérience des premiers siècles du christianisme. Mais l’Eglise romaine reconnaissante loue le Seigneur de l’avoir maintenue par l’assistance divine dans cette sainte coutume, aussi dans les temps qui ont suivi. C’est ainsi qu’un des historiens les plus renommés du XIXe siècle, qui n’est certainement pas suspect de sentiments favorables au Siège de Pierre, n’hésitait pas à avouer, en terminant son ouvrage sur la ville de Rome au moyen âge, que « l’histoire n’a pas assez de titres de héros pour qualifier même d’une façon tout approximative, l’activité mondiale, les grandes créations et la gloire impérissable des papes. » [2]
Entraîné par l’exemple de Nos prédécesseurs, Nous aussi, Vénérables Frères, considérons pour Notre part, en ces temps de restrictions et de pauvreté sans exemple, comme Notre devoir sacré, de tourner Notre sollicitude pastorale, avec une ampleur jusqu’ici difficilement dépassée ou même atteinte, du côté de l’indigence qui nous entoure de toute part et qui crie au secours. Ce n’est pas que l’Eglise, surtout à l’heure présente, aspire de quelque manière à des avantages terrestres ou à la gloire humaine, mais une seule préoccupation oriente Nos pensées jour et nuit, à savoir comment il Nous sera possible d’affronter une si terrible épreuve, en venant au secours de tous, sans distinction de nationalité ou de race, et comment il Nous sera donné de travailler à rendre enfin la paix au monde torturé par la guerre ?
Sollicitude pour la grave situation de Rome.
Que si présentement Notre sollicitude s’étend d’une façon particulière sur Rome, cela vient des conditions misérables dans lesquelles vient de se trouver une si grande partie de la population de la ville qui est aussi Notre diocèse. Certainement, ce n’est pas la première fois que l’ouragan secoue la Ville éternelle. Au cours de sa longue histoire, la Rome chrétienne a connu d’autres et très dures adversités : occupations et sacs depuis Alaric jusqu’à l’horrible pillage de 1527 ; luttes intestines des partis, comme au Xe siècle ; abandon, durant la période des papes d’Avignon et à l’époque du grand schisme ; peste, comme aux jours de calamité du grand saint Grégoire et sous le pontificat de Sixte IV ; faim et famine, pour des raisons naturelles, comme durant le pontificat de Clément XIII, dans les années 1763 et 1764 [3]. Dans cette dernière calamité publique, des foules affamées, venant de tous les Etats de l’Eglise, même de la Toscane et de Naples, se réfugièrent aussi à Rome. Il fallut les plus grands efforts pour leur prêter assistance en leur donnant logement et nourriture. Le pape, par ses libéralités généreuses et infatigables, réussit à empêcher une catastrophe. Pourtant, qu’étaient les 6000 réfugiés d’alors, joints à moins de 160 000 Romains – l’Etat pontifical, dans son ensemble, comptait un peu plus de 2 millions d’habitants – qu’était cela, disons-Nous, si on fait la comparaison avec les conditions d’aujourd’hui ? Avec le nombre des habitants, avec la disette, les dangers, les angoisses, les séparations, les douleurs de toute espèce qui font trembler de peur et souffrir tant de personnes ?
A l’heure présente, il y a peu d’endroits sur le sol italien, pour ne pas dire dans de monde, où la pénurie des choses nécessaires à la vie soit aussi grande qu’à Rome et dans les environs ; où il y ait autant de danger que cette pénurie grandisse pour devenir un incommensurable appauvrissement de masses entières de population. D’autre part, la force d’attraction que Rome exerce sur beaucoup de victimes de la guerre qui cherchent un logis et du secours place ceux qui s’occupent à leur procurer une demeure et une subsistance en face de problèmes parfois presque insolubles. Malgré les louables empressements des autorités publiques et associations très méritantes, l’armée des pauvres grandit de jour en jour. Toujours plus angoissés, ces malheureux tournent leurs regards vers le Père commun, élevant leurs mains vers lui dans un geste de supplication ; un grand nombre se voient aujourd’hui contraints d’implorer cette charité que, hier encore, ils pratiquaient eux-mêmes avec une très large libéralité.
Jusqu’à l’extrême limite de Nos moyens et de Nos forces, aidé par les aumônes d’âmes généreuses, soutenu par l’action organisatrice de personnes compétentes, prévoyantes et industrieuses, par le courage et par l’esprit d’abnégation de travailleurs honnêtes et vaillants, auxquels Nous adressons l’expression de Notre vive gratitude, Nous avons pu souvent faire luire, au sein de l’obscurité créée par la misère la plus angoissante et par le plus cruel abandon un rayon réconfortant d’amour paternel secourable, encore qu’il ne puisse toujours égaler l’étendue du besoin et le profond désir de Notre cœur.
Ne reculant devant aucun sacrifice, sans Nous décourager par aucun refus, toujours dressé contre toutes les violations de notre droit, Nous n’avons pas cessé d’apporter tout Notre concours, dans la mesure de Nos moyens, au ravitaillement de la population de Rome et de la région environnante, au moins en aliments les plus nécessaires et les plus urgents. Nous avons également fait des démarches pour effectuer des transports de vivres par mer, à l’aide de navires pontificaux. Mais on attend encore l’autorisation d’une des parties belligérantes pour réaliser cette entreprise, qui apporterait un remède vraiment efficace à une si grande détresse. Quoi qu’il arrive, Nous ne diminuerons pas pour Notre part Nos efforts pour surmonter les obstacles et vaincre les résistances dans l’espoir qu’à Notre ville natale et épiscopale, qui compte aujourd’hui dans ses murs des fils et des filles d’Italie plus qu’en aucun autre moment de son histoire, soit autant que possible épargnée, en l’une des heures les plus douloureuses de son histoire, si riche de gloire et de peines, la douleur de devoir appliquer à elle-même la parole du prophète : « Son peuple tout entier gémit en quête de pain… Les petits enfants réclament du pain : personne ne leur en partage » (Lam., i, 11 ; iv, 4).
II. – La primauté de l’Église Romaine
Le mandat divin.
Mais au-delà de tous ces soucis extérieurs et des devoirs particuliers imposés par les contingences de temps et de lieu, Vénérables Frères, se dresse Notre devoir central et suprême qu’il n’est dans la puissance d’aucun pouvoir humain de Nous détourner d’accomplir pleinement et consciencieusement, dont aucune difficulté extérieure ne peut Nous détacher, l’absolue obéissance au commandement du Seigneur : Pasce agnos meos, pasce oves meas, « Pais mes agneaux, pais mes brebis » (Jean, xxi, 15–17).
Ce divin mandat qui, du premier Pierre à travers la longue suite des Pontifes romains a passé jusqu’à Nous, leur indigne successeur, renferme au milieu de la confusion et du déchirement de notre monde actuel une accumulation encore plus élevée de saintes responsabilités, et rencontre des obstacles et des oppositions qui exigent de l’Eglise, en la personne de son Chef visible et dans ses membres, un accroissement de vigilance et d’activité.
Funestes conséquences de la séparation d’avec l’Eglise Mère.
Aujourd’hui, en effet, plus que jamais, apparaît aux yeux de tout observateur attentif et impartial le bilan tristement déficitaire que les séparations d’avec l’Eglise Mère ont imposé au cours des siècles à la chrétienté. Dans une époque troublée et agitée comme la nôtre, au moment où l’humanité est sur le point de subir les conséquences d’une déchéance spirituelle qui l’a précipitée dans l’abîme et où de tous les pays s’élèvent des voix qui réclament pour l’entreprise gigantesque d’une nouvelle organisation, non seulement toutes les garanties extérieures, mais aussi les fondements indispensables du droit et de la morale, il est d’une importance capitale de savoir quelle influence le courant des idées et des règles de la vie chrétienne pourra exercer sur le contenu et sur l’esprit de cette future organisation et contre le retour de la prédominance de fausses et funestes tendances.
L’Eglise Mère catholique romaine, demeurée fidèle à la constitution reçue de son divin Fondateur, et qui aujourd’hui encore s’appuie, inébranlable, sur la solidité de la pierre sur laquelle sa volonté l’a bâtie, possède dans la primauté de Pierre et de ses légitimes successeurs, l’assurance garantie par les promesses divines de conserver et de transmettre dans son intégrité et sa pureté, à travers les siècles et les millénaires, jusqu’à la fin des temps, toute la somme de vérités et de grâces qui est contenue dans la mission rédemptrice du Christ.
Et pendant que l’Eglise, stimulée et réconfortée par la conscience de ce double trésor, y trouve la force de triompher de tous les obscurcissements de l’erreur et de tous les égarements moraux, elle déploie son activité pour le bien, non seulement de la chrétienté, mais du monde entier, en inspirant des sentiments de justice conciliante et d’authentique amour fraternel, dans les grandes controverses dans lesquelles, souvent, bénédiction et calamité, moisson abondante et pauvre récolte, viennent à se trouver voisines l’une de l’autre.
Mais combien plus fort et plus efficace serait le rayonnement de la pensée et de la vie chrétiennes sur les bases morales des futurs plans de paix et de reconstruction sociale, s’il n’y avait la vaste division et séparation des confessions religieuses qui se sont détachées de l’Eglise Mère au cours des siècles ! Qui aujourd’hui pourrait ne pas reconnaître quelles valeurs, quel patrimoine de foi, quelle force profonde de résistance contre les influences antireligieuses ont été perdus dans de nombreux groupes par suite de cette séparation ?
Une preuve éloquente parmi tant d’autres d’une aussi douloureuse réalité, c’est l’histoire du rationalisme et du naturalisme dans les deux derniers siècles. Là où la charge confiée à celui qui a été investi de la primauté, confirma fratres tuos (Luc, xxii, 32), n’a pu exercer et déployer son activité pour protéger et préserver, la zizanie du rationalisme a pénétré de mille façons diverses avec ses tiges et ses graines nocives dans la pensée et les sentiments de beaucoup d’âmes qui se disent chrétiennes ; elle a intoxiqué ce qui restait en elles de semence divine de la vérité révélée, en produisant pardessus tout un obscurcissement, une scission et un abandon croissant de la foi en la divinité du Christ.
Volonté du Christ dans l’institution de la primauté pontificale.
Entre le Christ et Pierre subsiste depuis le jour de la promesse près de Césarée de Philippe et de son accomplissement sur la mer de Tibériade un lien mystérieux, mais éminemment réel, survenu une fois dans le temps, mais qui plonge ses racines dans les éternels desseins du Tout-Puissant. Le Père céleste qui a révélé à Simon, fils de Jonas, le mystère de la filiation divine du Christ et l’a ainsi rendu apte à répondre par une profession nette et prompte à la demande du Rédempteur, avait, de toute éternité, prédestiné le pêcheur de Bethsaïde à sa charge spéciale ; le Christ lui-même ne faisait qu’accomplir la volonté du Père, quand dans la promesse et la collation de la primauté, il se servait de formules qui devaient fixer la place unique et privilégiée attribuée à Pierre.
Dès lors, ceux qui, comme il n’y a pas longtemps il a été affirmé (ou mieux répété) par certains représentants de confessions religieuses qui se disent chrétiennes, déclarent qu’il n’y a pas de Vicaire du Christ sur la terre, parce que le Christ lui-même a promis de demeurer avec son Eglise comme son Chef et Seigneur jusqu’à la consommation des siècles, ceux-là non seulement suppriment le fondement de toute charge épiscopale, mais méconnaissent et faussent le sens profond de la primauté pontificale, qui n’est pas la négation, mais la réalisation de cette promesse du Christ. C’est pourquoi, s’il est vrai que le Christ, du fait de la plénitude de son pouvoir divin, dispose des moyens les plus divers pour éclairer et sanctifier, moyens grâce auxquels il est réellement avec ceux qui le confessent, il est non moins certain qu’il a voulu confier à Pierre et à ses successeurs la conduite et le gouvernement de l’Eglise universelle, et les trésors de vérité et de grâce de son œuvre rédemptrice. Les paroles du Christ à Pierre ne laissent aucun doute sur leur signification. Ainsi ont jugé et cru, avec une admirable entente, l’Occident et l’Orient, à une époque non suspecte. Vouloir créer une opposition entre le Christ comme Chef de l’Eglise et son Vicaire, prétendre voir dans l’affirmation de l’un la négation de l’autre, équivaut à dénaturer les pages les plus claires et les plus lumineuses de l’Evangile, à fermer les yeux devant les témoignages les plus anciens et les plus vénérables de la tradition, à priver la chrétienté de cet héritage précieux dont la saine connaissance et l’estime pourront, au moment connu de lui seulement, et grâce à la lumière de la grâce accordée par lui, éveiller chez nos frères séparés la nostalgie de la maison paternelle et la volonté efficace d’y retourner.
Lorsque, chaque année, dans la soirée qui précède la fête des Princes des apôtres, Nous visitons Notre basilique patriarcale du Vatican, afin d’implorer sur le tombeau du premier Pierre la force de servir le troupeau que, selon ses desseins et ses buts, le Prêtre souverain et éternel Nous a confié, dans l’entablement de ce haut édifice, Nos regards rencontrent dans la mosaïque étincelante les paroles puissantes par lesquelles le Christ a exprimé sa volonté de bâtir son Eglise sur le roc de Pierre, et Nous Nous souvenons de Notre imprescriptible devoir de conserver intact cet incomparable héritage du divin Rédempteur. Puis Nous voyons resplendir devant Nous la gloire du Bernin, et au-dessus de la chaire soutenue par les gigantesques statues des saints Ambroise et Augustin, Athanase et Jean Chrysostome, Nous voyons resplendir dans une magnifique lumière le symbole de l’Esprit-Saint. Nous saisissons et sentons tout le caractère sacré, toute la mission surhumaine, que la volonté du Seigneur, avec l’assistance de l’Esprit promis et envoyé par lui, a communiqués à ce point central de l’Eglise du Dieu vivant : Columna et firmamentum veritatis, « colonne et appui de la vérité » (i Tim., iii, 15). En cette octave de la Pentecôte, de Notre cœur et de Nos lèvres jaillit la prière à l’Esprit créateur, pour qu’il daigne donner à nos frères séparés le désir ardent du retour à l’unité perdue et la force de suivre la poussée de ce désir. Puissent tous ceux qui christiana professione censentur comprendre quel champ inégalable d’action serait réservé à la chrétienté au moment actuel si, dans une totale union de foi et de vouloir, ils consacraient leur activité à sauver la famille humaine et à la préparer pour un avenir meilleur !
III. – Considérations sur le problème de la paix
Paroles de modération et paroles de violence.
Pour ouvrir les cœurs à l’espoir de ce demain plus serein et plus apaisé, c’est certainement un indice significatif que pendant que les moyens militaires de destruction ont atteint un degré de puissance inconnu jusqu’ici et que le monde se trouve à la veille d’événements encore plus dramatiques et, selon l’opinion de certains, peut-être décisifs, la discussion au sujet du sens fondamental et des normes particulières de la paix future attire toujours de plus nombreux esprits et rencontre une participation et un intérêt croissants.
Seulement, à côté des voix de sagesse et de modération ne manquent pas d’autres voix de violence mal dissimulée ou d’annonce très nette de violence. Les premières s’inspirent de la pensée de ce capitaine grec dont on dit qu’il regardait comme insigne la victoire dans laquelle la clémence l’emportait sur la cruauté : eam praeclaram victoriam ducebat, in qua plus esset clementiae quam crudelitatis [4] ; par contre, les autres rappellent de près la parole de Cicéron, à savoir que la victoire est, par nature (naturellement), arrogante et orgueilleuse : Victoria quae natura insolens et superba est[5].
De sorte que chez beaucoup surgissent l’impression et la crainte qu’il n’y aurait pas, également pour les peuples et les nations comme tels, d’autre alternative que celle-ci : victoire complète ou totale destruction.
Là où ce dilemme tranchant a une fois pénétré dans les esprits, il agit par sa funeste influence comme un stimulant à prolonger la guerre, même chez ceux qui, par une inclination intérieure ou par des considérations réalistes, pencheraient pour une paix raisonnable. Le spectre de cette alternative, la persuasion de la volonté vraie ou supposée de l’ennemi de détruire jusque dans ses racines la vie nationale, étouffent toute autre réflexion et infusent à beaucoup de personnes le courage du désespoir. Ceux qui sont pénétrés de ces sentiments marchent, comme dans un sommeil hypnotique, dans un abîme de sacrifices indicibles et contraignent ainsi les autres à une lutte épuisante et mortelle, dont les conséquences économiques, sociales et spirituelles menacent de devenir le fléau des temps à venir.
Deux aspects différents du problème de la paix.
C’est pourquoi il est d’une souveraine importance que l’on puisse remplacer cette crainte par l’attente solidement fondée de sages solutions ; non pas des solutions passagères, ni non plus porteuses de semences empoisonnées, sources de nouveaux troubles et dangers pour la paix, mais des solutions sérieuses et durables ; solutions qui procèdent de cette idée que les guerres, aujourd’hui, non moins que dans le passé, peuvent difficilement être mises au compte des peuples regardés comme tels comme coupables.
Vous savez bien, Vénérables Frères, comment, en accomplissant un devoir inéluctable de Notre ministère apostolique, Nous avons déjà, à plusieurs reprises et d’une façon concrète, indiqué les bases indispensables conformes à la pensée chrétienne, non seulement pour ce qui regarde la pacifique cohabitation et la collaboration internationale, mais aussi pour tout ce qui a trait à l’ordre intérieur des Etats et des peuples. Aujourd’hui, Nous Nous bornons à observer que toute solution correcte du conflit mondial doit considérer comme bien distinctes deux questions importantes et complexes : d’un côté, la culpabilité dans la déclaration ou la prolongation de la guerre, de l’autre côté la forme ou la physionomie de la paix et sa sécurité. Cette distinction laisse naturellement intacts les postulats, aussi bien d’une juste punition des actes de violence commis contre les personnes ou les choses et non réellement exigés par la conduite de la guerre, que des garanties nécessaires pour défendre le droit contre des attentats toujours possibles de la force.
Ces deux aspects différents du formidable problème ont trouvé un large écho dans la conscience des peuples, et également le dessein et la volonté de donner au monde, à l’issue de la guerre, une paix tolérable pour toutes les nations s’est manifesté dans les déclarations publiques des autorités compétentes. Nous souhaitons et espérons que la prolongation de la guerre jointe à l’aggravation progressive des méthodes de combat et la tension plus aiguë qui a suivi l’exaspération des esprits n’aboutiront pas à affaiblir et à éteindre ces sentiments, et avec eux la promptitude à subordonner les instincts de la vengeance et de la colère, quae est inimica consilio, à la majesté de la justice et de la modération.
Dans toute guerre, si l’une des parties belligérantes réussit seulement par la force de l’épée ou avec d’autres moyens de coercition irrésistibles à obtenir une issue victorieuse, manifeste et incontestable, elle se trouvera dans la possibilité physique de dicter une paix injuste, imposée par la force. Mais il est également certain qu’aucun homme dont la conscience est pénétrée des principes de la véritable justice ne pourra reconnaître à une aussi précaire solution le caractère d’une solide et prévoyante sagesse.
Vues de sagesse politique.
Quoique en fait il puisse être dans la nature des choses que la période de transition entre la cessation des hostilités et la conclusion formelle de la paix jusqu’à l’établissement d’un état de suffisante stabilité sociale soit déterminé avant tout par le pouvoir du vainqueur sur le vaincu, toutefois, la politique sage et, par cela même modérée, n’oublie pas et n’omet jamais de donner l’espérance à la partie belligérante vaincue. Nous voudrions dire la confiance qu’une situation convenable sera envisagée et juridiquement donnée au peuple vaincu et à ses nécessités vitales.
Aussi, Nous désirerions que, au moins comme un idéal vers lequel on tend, soit présente à l’esprit des gouvernements et des peuples, la pensée fondamentale qui inspira les paroles dites en faveur de M. Claudius Marcellus, par l’orateur le plus remarquable de l’ancienne Rome : Animum vincere, iracundiam cohibere, victo temperare, adversarium extollere iacentem, haec qui faciat, non ego eum cum summis vins compara, sed simillimum deo iudico[6]. Ce qui veut dire : se vaincre soi-même, maîtriser la colère, épargner le vaincu, relever l’adversaire qui est à terre, celui qui fera ces choses, je ne le compare pas aux plus grands hommes, mais je le regarde comme très ressemblant à un dieu.
Nous formulons le vœu que tous Nos fils et filles répandus dans le monde connaissent très bien leur responsabilité individuelle et collective relativement à la naissance et à la formation d’un ordre public conforme aux exigences fondamentales de la conscience humaine et chrétienne, se souvenant toujours que pour tous ceux qui se glorifient de porter le nom de chrétien, toute proposition de paix doit toujours être placée sous l’indéfectible devise : illa respuere quae huic inimica sunt nomini, et ea, quae sunt apta, sectari.
Avec le souhait ardent que la grâce du Tout-Puissant fasse promptement surgir sur les collines de la Cité éternelle et sur le monde entier l’aurore d’une telle paix, Nous vous exprimons, Vénérables Frères, Notre profonde gratitude pour les vœux de fête qui Nous ont été offerts avec tant de bienveillance par la bouche de votre éminent cardinal vice-doyen, et c’est de tout cœur que Nous donnons la Bénédiction apostolique à vous et à tous ceux qui vous sont spécialement unis dans le Seigneur.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien des A. A. S., XXXVI, 1944, p. 166 ; cf. ta traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VI, p. 131. Les sous-titres sont ceux du texte original.
- Cf. Edouard Schwartz, Acta Conciliorum œcumen., t. II, (Conc. univ. Chalcedonense) vol. II. p. 1, 1932. p. 79.[↩]
- Ferdinand Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. VIII, Stuttgart 1896, p. 668.[↩]
- Cf. Pastor, Geschichte der Päpste, t. II, p. 579 ; t. XVI, p. 1, pp. 461–463.[↩]
- Cornélius Nepos, Timoleon, n. 2.[↩]
- Pro M. Marcello, n. 3.[↩]
- Cf. Cicéron, Pro M. Marcello, n. 3.[↩]