Innocent III

176ᵉ Pape ; de 1198 à 1216

11 novembre 1215

Discours pour l'ouverture du IVe Concile Œcuménique du Latran

Le désir d'une triple Pâque : une corporelle, une spirituelle, une éternelle

Le pape « dési­rais faire avec vous [pères du concile] une triple Pâque : une cor­po­relle, une spi­ri­tuelle, une éter­nelle. Une Pâque cor­po­relle, un pas­sage d’un endroit à un autre pour déli­vrer Jérusalem oppri­mée ; une Pâque spi­ri­tuelle, un pas­sage d’un endroit à un autre pour l’amélioration de l’Eglise uni­ver­selle ; une Pâque éter­nelle, un pas­sage d’une vie à une autre, de ce onde à celui qui ne doit pas finir ».

J’ai dési­ré d’un immense désir man­ger avec vous cette Pâque avant ma pas­sion, c’est-à-dire, avant ma sor­tie de ce monde.

Comme le Christ est ma vie, et que la mort est un bien pour moi, je ne refuse pas de boire le calice de la souf­france, si le Très-​Haut l’a réso­lu dans ses décrets éter­nels. Je le rece­vrai ce calice, qu’il me soit pré­sen­té pour la défense de la foi catho­lique, pour la déli­vrance de la Terre-​Sainte, ou pour la liber­té de l’Eglise. Il est vrai que j’aurai sou­hai­té vivre encore au milieu de vous jusqu’à la consom­ma­tion de l’œuvre que le Seigneur m’a sug­gé­ré d’entreprendre. Mais que son admi­rable volon­té s’accomplisse, et non la mienne. Et main­te­nant je vous dis tout de nou­veau : J’ai dési­ré d’un immense désir man­ger avec vous cette Pâque avant ma sor­tie de ce monde.

Les dési­rs de l’homme sont nom­breux et divers : qui sau­rait les énu­mé­rer ? Toutefois on peut les réduire à deux espèces prin­ci­pales, aux dési­rs spi­ri­tuels et aux dési­rs maté­riels. Les dési­rs spi­ri­tuels sont ceux qui tendent vers les choses du ciel ; les dési­rs char­nels, ceux qui ont pour objet les choses delà terre. Le pro­phète dit des pre­miers : « mon âme désire en tout temps voir ta droite », et l’épouse dans le Cantique des can­tiques : « Je me suis assis auprès de ce que je désire avec ardeur et le fruit qu’il porte était doux à mon palais. » L’apôtre dit des der­niers : « Fuyez les dési­rs de la chair qui militent contre l’esprit » ; et ailleurs : « Eloignez de moi tous les mau­vais dési­rs. » Pour moi, je prends en témoin celui qui règne au plus haut des cieux, que j’ai dési­ré, d’un désir de l’esprit, man­ger cette Pâque avec vous, non point en vue d’une satis­fac­tion ter­restre ni d’une gloire tem­po­relle, mais pour le bon­heur de l’Eglise, et sur­tout pour la déli­vrance de la Terre-Sainte.

Vous me deman­de­rez peut-​être quelle est la Pâque dont je veux par­ler ? Car ce mot a des sens dif­fé­rents dans l’Ecriture : il signi­fie jour, heure, pain sans levain, fête et le Christ lui-​même. En hébreu il veut dire pas­sage, et en grec souf­france, comme pour éprendre que nous devons arri­ver à la féli­ci­té par les tri­bu­la­tions. Ce n’est point cette Pâque du pas­sage que je demande à célé­brer avec vous, Pâque dont il est écrit dans l’Exode : Qu’ils se hâtent de man­ger, car c’est le pas­sage du Seigneur.

On lit, dans les livres des Rois et dans les Chroniques, que temple fut réta­bli la dix-​huitième année du roi Josias, et qu’alors la Pâque se fit avec une solen­ni­té telle qu’on n’en a jamais vu de pareille depuis le temps des Juges jusqu’à cette époque. Serait-​ce un sym­bole de ce qui doit arri­ver aujourd’hui ? Serait-​ce un indice que dans la dix-​huitième année de notre pon­ti­fi­cat, le temple du Seigneur, qui est l’Eglise, sera réta­bli, et que nous y célé­bre­rons la Pâque, c’est-à-dire, ce saint concile, par lequel doit s’opérer un pas­sage du vice à la ver­tu, tel qu’il n’en arri­va jamais depuis les temps des Saints-​Pères, des princes catho­liques, du peuple chré­tien ? J’espère fer­me­ment en celui qui a fait cette pro­messe à ses fidèles ser­vi­teurs : « Lorsque deux ou trois sont assem­blés en mon nom, je serai au milieu d’eux. » Je crois donc qu’il se trouve au milieu de nous, puisque nous sommes réunis, dans cette basi­lique de notre Sauveur, en son nom et pour notre sanctification.

Je dési­rais faire avec vous une triple Pâque : une cor­po­relle, une spi­ri­tuelle, une éter­nelle. Une Pâque cor­po­relle, un pas­sage d’un endroit à un autre pour déli­vrer Jérusalem oppri­mée ; une Pâque spi­ri­tuelle, un pas­sage d’un endroit à un autre pour l’amélioration de l’Eglise uni­ver­selle ; une Pâque éter­nelle, un pas­sage d’une vie à une autre, de ce monde à celui qui ne doit pas finir.

Jérusalem nous appelle avec les accents lamen­tables du pro­phète des dou­leurs : « Vous tous qui pas­sez, arrê­tez, et voyez s’il est une afflic­tion sem­blable à mon afflic­tion. Venez à moi, vous tous qui me cher­chez, venez m’arracher à la ser­vi­tude. Moi jadis le reine des cités, je suis esclaves aujourd’hui ; je débor­dais de peuple, et je suis déserte. Les rues de Sion sont en deuil, car il n’est plus per­sonne qui les tra­verse pour se rendre à la solen­ni­té. Ses enne­mis la foulent indi­gne­ment aux pieds ; les saints lieux sont pro­fa­nés ; le sépulcre du Seigneur, autre­fois entou­ré de tant de véné­ra­tion, est main­te­nant sans hon­neur et sans gloire. Où l’on ado­rait Jésus, le Fils unique du Dieu tout-​puissant, on révère Mahomet, le fils de la per­di­tion. Des étran­gers que Dieu ne connaît pas se moquent de la cité sainte et insultent le bois de la croix : Tu met­tais ta confiance dans ce bois, s’écrient-ils, qu’il te vienne en aide à pré­sent, s’il le peut. O honte ! O déses­poir ! Les fils de la ser­vante, les des­cen­dants d’Agar ont mis sous le joug notre mère, la mère de tous les enfants du Seigneur, celle dont le psal­miste a dit : L’homme appel­le­ra Sion sa mère, et le Verbe fait chair a pris nais­sance en elle, et le Très-​Haut la fon­dée ; elle où Dieu notre roi vou­lut opé­rer le salut, il y a des siècles, comme sur le point cen­tral de l’univers.

Maintenant donc que ferons-​nous, chers frères ? J’en réfère à votre volon­té ; je m’ouvre à vous ; je me sou­mets à votre conseil ; je suis prêt, si bon vous semble, à me sacri­fier per­son­nel­le­ment, à me rendre chez les rois, chez les princes, chez les peuples, à par­tir même pour la Terre-​Sainte. Je vou­drais éveiller tous les hommes afin qu’ils se lèvent pour com­battre le com­bat du Seigneur, pour ven­ger l’insulte faite à Jésus-​Christ, que les mécréants, en puni­tion des nos fautes, ont expul­sées de son pays, de ces lieux qu’il a tein­té de son sang, et dans les­quels il a par­fait tous les grands mys­tères de notre rédemp­tion. Nous prêtres, dévouons-​nous les pre­miers à cette œuvre de Dieu. Mais que d’autres viennent avec nous ; que d’autres mêlent leurs sueurs à nos sueurs, leur sang à notre sang. Nous mar­che­rons à leur tête.

Dans les temps anté­rieurs, le Très-​Haut voyant l’humiliation d’Israël, n’opéra-t-il pas par des prêtres le salut de son peuple, lorsqu’il arra­cha Jérusalem et le temple aux mains des infi­dèles, par Mattathias, fils du pon­tife Macchabée ?

Quant à la Pâque spi­ri­tuelle, c’est d’elle que le Seigneur enten­dait par­ler lorsque, d’une part, s’adressant à l’homme revê­tu d’un habit de lin, et por­tant au côté l’écritoire de l’écrivain, il lui dit : Traverse le milieu de la ville, et marque d’un T le front de ceux qui pleurent et gémissent sur les hor­reurs qui s’y sont com­mises ; et que de l’autre, appe­lant six hommes armés d’instruments de mort, il leur dit : Parcourez la ville, et frap­pez tous ceux qui ne portent pas le Thau ; n’épargnez per­sonne ; com­men­cez par mon sanc­tuaire. L’homme revê­tu des habits de lin, et por­tant au côté l’écritoire, est celui qui pré­side et com­mande, l’homme riche en ver­tus, comme ce patriarche dont parle l’Ecriture : « Il y avait dans la terre d’Hus, un homme appe­lé Job », simple, juste, crai­gnant Dieu, plein d’aversion pour le mal… Il est vêtu de lin, c’est-à-dire orné de ver­tus et de bonnes œuvres, sui­vant cette autre sen­tence : « Que tes vête­ment soient tou­jours blancs ou que tes œuvres soient tou­jours pures ; car le lin , par sa blan­cheur, est le sym­bole de la pure­té, et c’est le motif qui l’a fait adop­ter du temps de la loi, pour le vête­ment sacer­do­tal. Cet homme juste, cepen­dant, n’agit en toutes choses que sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, le plus par­fait et le pre­mier des écri­vains, celui qui a tra­cé les deux tables de l’Alliance, et dont la psal­miste a dit : « Ma langue est la plume d’un écri­vain qui écrit rapi­de­ment. » L’écritoire est le don de la connais­sance où la langue va cher­cher la doc­trine pour l’insinuer dans les cœurs. Cet écri­toire est au côté, car c’est là qu’est pla­cé le siège des dési­rs. Celui-​là donc pos­sède le vase de l’écrivain qui tient for­te­ment assu­jet­tis leq dési­rs de la chair, et qui fait mar­cher de concert la science et la ver­tu, de telle sorte que l’on ne puisse pas lui dire : méde­cin, guéris-​toi toi-​même ; car com­ment peux-​tu prê­cher contre le vol, toi qui voles le pre­mier, ou contre les mau­vaises actions, toi qui en com­mets en le pre­mier ? C’est pour­quoi l’éternelle véri­té dit : Ceignez vos reins et por­tez des flam­beaux qui répandent au loin la lumière.

Le Seigneur ordonne ensuite de tra­ver­ser la ville et de mar­quer d’un T le front des hommes qui pleurent et gémissent. Le Thau est la der­nière lettre de l’alphabet hébraïque, et il est fait en forme de croix, telle qu’était la croix de Jésus avant que Pilate n’eût mis un ins­crip­tion au-​dessus du Seigneur expi­rant. Celui-​là porte au front ce signe du salut qui mor­ti­fie sa chair avec ses dési­rs et ses pen­chants cor­rom­pus, sui­vant l’expression de l’Ecriture, et qui dit avec l’Apôtre : « Loin de moi la pen­sée de me glo­ri­fier, sinon dans la croix du Seigneur Jésus, par laquelle le monde m’est cru­ci­fié, et moi je le suis au monde. Cet homme selon le cœur de Dieu pleure et gémit sur toutes les pré­va­ri­ca­tions des mor­tels, parc que les péchés du pro­chain sont un grin­ce­ment de dents pour le juste. Qui est faible, s’écrie saint Paul, sans que je le soit aus­si ? Qui se scan­da­lise, sans que je sois consu­mé par­la douleur ?

L’homme aux vête­ments de lin doit donc mar­cher par tout la ville, et mar­quer d’un T qui­conque a le mal en hor­reur. C’est ain­si que le pre­mier pon­tife, éta­bli gar­dien de la mai­son d’Israël, doit par­cou­rir toute l’Eglise, qui est la cité du grand roi, la cité bâtie sur la mon­tagne. Il doit exa­mi­ner et juger les mérites de cha­cun, afin que le bien ne soit pas désap­prou­vé, et le mal approu­vé ; afin que les ténèbres ne soient pas appe­lés lumière, et la lumière ténèbres ; afin qu’on ne tuent pas les âmes qui ne doivent pas mou­rir, et que l’on ne fasse pas espé­rer à ceux qui ne doivent pas vivre. Et, pour évi­ter toute erreur sur ce point, il doit mar­quer le front de ceux qui seront épar­gnés, de ceux qui pleurent sur les abo­mi­na­tions dont la ville est remplie.

Car si nous recher­chons avec soin, comme le pro­phète en avait reçu l’ordre, nous trou­ve­rons dans le monde des fautes énormes, quelques-​unes, hélas ! com­mises jusque dans le sanc­tuaire ! Vous, ô mes frères, vous devez être les six hommes por­tant en main des ins­tru­ments de mort…, c’est-à-dire l’autorité pon­ti­fi­cale, pour l’extermination des impies, sui­vant cette parole du psal­miste : Le matin, de bonne heure, j’immolai tous les pécheurs de la terre, afin d’extirper de la ville du Seigneur tous ceux qui font le mal ; est cette autre : il ban­da son arc, l’arma, y pla­ça les ins­tru­ments de mort, et ren­dit ses flèches brûlantes.

Allez donc ! Obéissez à celui qui vous envoie, obéis­sez à votre pon­tife suprême comme à votre guide, à votre maître ; allez, et frap­pez de l’interdit, de la sus­pen­sion, de l’excommunication, de la des­ti­tu­tion, sui­vant la gra­vi­té de la faute, tous ceux que nous ne trou­ve­rez pas mar­qués par celui qui ferme ce que per­sonne ne peut ouvrir, et qui ouvre ce per­sonne ne peut fer­mer. Mais sau­vez ceux qui portent le signe, comme dit le Seigneur : Ne faites pot de mal, ni à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons mar­qué au front les ser­vi­teurs de Dieu. Quant aux autres, il est dit d’eux : Que votre œil n’en épargne aucun, et qu’il n’y ait point chez vous accep­tion de per­sonnes. Et ailleurs : frap­pez de manière à gué­rir ; met­tez à mort afin de vivi­fier, sui­vant l’exemple de celui qui dit : je met­trai à mort et je vivi­fie­rai ; je frap­pe­rai et je gué­ri­rai. Commencez par mon sanc­tuaire : le mal ne doit jamais y régner. Autrement mal­heur aux peuples ! Malheur à la terre ! Car le fils suis les traces de son père, et le dis­ciple la voie de son maître. Alors la foi dépé­rit et meurt, la reli­gion est défi­gu­rée ; la liber­té bat­tue en brèche, la jus­tice fou­lée aux pieds. Des héré­tiques sur­gissent de toutes parts ; des schis­ma­tiques lèvent auda­cieu­se­ment la tête ; les méchants exercent leur fureur ; les enfants d’Agar triomphe !

J’arrive à la Pâque de l’éternité. C’est d’elle que par­lait le Seigneur lorsqu’il disait : Heureux le ser­vi­teur que le maître trou­ve­ra vigi­lant lorsqu’Il arri­ve­ra ; je vous le dis en véri­té, il se cein­dra pour le ser­vir, et il le fera asseoir à sa table. C’et d’elle aus­si que se réjouisse les mar­tyrs, d’après ces paroles du psal­miste : Nous avons pas­sé par l’eau et par le feu, et vous, ô Dieu tout-​puissant, vous nous avez for­ti­fiés. Voilà la Pâque que je désire, par des­sus tout, man­ger avec vous dans le royaume des cieux. Mais il y a une nour­ri­ture spi­ri­tuelle et une nour­ri­ture cor­po­relle. Il est dit de la pre­mière : don­nez leur à man­ger, et de la seconde : tue et mange. Il ya une nour­ri­ture de la faute et une nour­ri­ture de la puni­tion. Il est dit de l’une : ils mangent les sacri­fices des morts ; et de l’autre : mon glaive dévo­re­ra la chair. Il y a encore une nour­ri­ture de la doc­trine et une nour­ri­ture de la péni­tence ; il est dit de celle-​là : j’ai un mets à man­ger que vous en connais­sez pas ; et de celle-​ci : la cendre est deve­nue leur ali­ment. Enfin il y a une nour­ri­ture de la divine Eucharistie, et une nour­ri­ture de l’éternelle féli­ci­té ; le Seigneur dit de la pre­mière : celui que me reçoit vivra ; de la seconde : heu­reux celui qui mange le pain dans le royaume de Dieu !

C’est cette Pâque, mes chers frères, que je désire man­ger avec vous ; cette Pâque immor­telle qui nous fera pas­ser du tra­vail au repos, de la dou­leur à la joie, de la souf­france à la féli­ci­té, de la mort à le vie, de la cor­rup­tion à l’incorruptibilité, par Notre Seigneur Jésus-​Christ, à qui soient ren­dus hon­neur et gloire, pen­dant les éter­ni­tés des éter­ni­tés. Amen.

Source : Histoire du pape Innocent III, abbé Jorry, Arras, 1853.