Le pape « désirais faire avec vous [pères du concile] une triple Pâque : une corporelle, une spirituelle, une éternelle. Une Pâque corporelle, un passage d’un endroit à un autre pour délivrer Jérusalem opprimée ; une Pâque spirituelle, un passage d’un endroit à un autre pour l’amélioration de l’Eglise universelle ; une Pâque éternelle, un passage d’une vie à une autre, de ce onde à celui qui ne doit pas finir ».
J’ai désiré d’un immense désir manger avec vous cette Pâque avant ma passion, c’est-à-dire, avant ma sortie de ce monde.
Comme le Christ est ma vie, et que la mort est un bien pour moi, je ne refuse pas de boire le calice de la souffrance, si le Très-Haut l’a résolu dans ses décrets éternels. Je le recevrai ce calice, qu’il me soit présenté pour la défense de la foi catholique, pour la délivrance de la Terre-Sainte, ou pour la liberté de l’Eglise. Il est vrai que j’aurai souhaité vivre encore au milieu de vous jusqu’à la consommation de l’œuvre que le Seigneur m’a suggéré d’entreprendre. Mais que son admirable volonté s’accomplisse, et non la mienne. Et maintenant je vous dis tout de nouveau : J’ai désiré d’un immense désir manger avec vous cette Pâque avant ma sortie de ce monde.
Les désirs de l’homme sont nombreux et divers : qui saurait les énumérer ? Toutefois on peut les réduire à deux espèces principales, aux désirs spirituels et aux désirs matériels. Les désirs spirituels sont ceux qui tendent vers les choses du ciel ; les désirs charnels, ceux qui ont pour objet les choses delà terre. Le prophète dit des premiers : « mon âme désire en tout temps voir ta droite », et l’épouse dans le Cantique des cantiques : « Je me suis assis auprès de ce que je désire avec ardeur et le fruit qu’il porte était doux à mon palais. » L’apôtre dit des derniers : « Fuyez les désirs de la chair qui militent contre l’esprit » ; et ailleurs : « Eloignez de moi tous les mauvais désirs. » Pour moi, je prends en témoin celui qui règne au plus haut des cieux, que j’ai désiré, d’un désir de l’esprit, manger cette Pâque avec vous, non point en vue d’une satisfaction terrestre ni d’une gloire temporelle, mais pour le bonheur de l’Eglise, et surtout pour la délivrance de la Terre-Sainte.
Vous me demanderez peut-être quelle est la Pâque dont je veux parler ? Car ce mot a des sens différents dans l’Ecriture : il signifie jour, heure, pain sans levain, fête et le Christ lui-même. En hébreu il veut dire passage, et en grec souffrance, comme pour éprendre que nous devons arriver à la félicité par les tribulations. Ce n’est point cette Pâque du passage que je demande à célébrer avec vous, Pâque dont il est écrit dans l’Exode : Qu’ils se hâtent de manger, car c’est le passage du Seigneur.
On lit, dans les livres des Rois et dans les Chroniques, que temple fut rétabli la dix-huitième année du roi Josias, et qu’alors la Pâque se fit avec une solennité telle qu’on n’en a jamais vu de pareille depuis le temps des Juges jusqu’à cette époque. Serait-ce un symbole de ce qui doit arriver aujourd’hui ? Serait-ce un indice que dans la dix-huitième année de notre pontificat, le temple du Seigneur, qui est l’Eglise, sera rétabli, et que nous y célébrerons la Pâque, c’est-à-dire, ce saint concile, par lequel doit s’opérer un passage du vice à la vertu, tel qu’il n’en arriva jamais depuis les temps des Saints-Pères, des princes catholiques, du peuple chrétien ? J’espère fermement en celui qui a fait cette promesse à ses fidèles serviteurs : « Lorsque deux ou trois sont assemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux. » Je crois donc qu’il se trouve au milieu de nous, puisque nous sommes réunis, dans cette basilique de notre Sauveur, en son nom et pour notre sanctification.
Je désirais faire avec vous une triple Pâque : une corporelle, une spirituelle, une éternelle. Une Pâque corporelle, un passage d’un endroit à un autre pour délivrer Jérusalem opprimée ; une Pâque spirituelle, un passage d’un endroit à un autre pour l’amélioration de l’Eglise universelle ; une Pâque éternelle, un passage d’une vie à une autre, de ce monde à celui qui ne doit pas finir.
Jérusalem nous appelle avec les accents lamentables du prophète des douleurs : « Vous tous qui passez, arrêtez, et voyez s’il est une affliction semblable à mon affliction. Venez à moi, vous tous qui me cherchez, venez m’arracher à la servitude. Moi jadis le reine des cités, je suis esclaves aujourd’hui ; je débordais de peuple, et je suis déserte. Les rues de Sion sont en deuil, car il n’est plus personne qui les traverse pour se rendre à la solennité. Ses ennemis la foulent indignement aux pieds ; les saints lieux sont profanés ; le sépulcre du Seigneur, autrefois entouré de tant de vénération, est maintenant sans honneur et sans gloire. Où l’on adorait Jésus, le Fils unique du Dieu tout-puissant, on révère Mahomet, le fils de la perdition. Des étrangers que Dieu ne connaît pas se moquent de la cité sainte et insultent le bois de la croix : Tu mettais ta confiance dans ce bois, s’écrient-ils, qu’il te vienne en aide à présent, s’il le peut. O honte ! O désespoir ! Les fils de la servante, les descendants d’Agar ont mis sous le joug notre mère, la mère de tous les enfants du Seigneur, celle dont le psalmiste a dit : L’homme appellera Sion sa mère, et le Verbe fait chair a pris naissance en elle, et le Très-Haut la fondée ; elle où Dieu notre roi voulut opérer le salut, il y a des siècles, comme sur le point central de l’univers.
Maintenant donc que ferons-nous, chers frères ? J’en réfère à votre volonté ; je m’ouvre à vous ; je me soumets à votre conseil ; je suis prêt, si bon vous semble, à me sacrifier personnellement, à me rendre chez les rois, chez les princes, chez les peuples, à partir même pour la Terre-Sainte. Je voudrais éveiller tous les hommes afin qu’ils se lèvent pour combattre le combat du Seigneur, pour venger l’insulte faite à Jésus-Christ, que les mécréants, en punition des nos fautes, ont expulsées de son pays, de ces lieux qu’il a teinté de son sang, et dans lesquels il a parfait tous les grands mystères de notre rédemption. Nous prêtres, dévouons-nous les premiers à cette œuvre de Dieu. Mais que d’autres viennent avec nous ; que d’autres mêlent leurs sueurs à nos sueurs, leur sang à notre sang. Nous marcherons à leur tête.
Dans les temps antérieurs, le Très-Haut voyant l’humiliation d’Israël, n’opéra-t-il pas par des prêtres le salut de son peuple, lorsqu’il arracha Jérusalem et le temple aux mains des infidèles, par Mattathias, fils du pontife Macchabée ?
Quant à la Pâque spirituelle, c’est d’elle que le Seigneur entendait parler lorsque, d’une part, s’adressant à l’homme revêtu d’un habit de lin, et portant au côté l’écritoire de l’écrivain, il lui dit : Traverse le milieu de la ville, et marque d’un T le front de ceux qui pleurent et gémissent sur les horreurs qui s’y sont commises ; et que de l’autre, appelant six hommes armés d’instruments de mort, il leur dit : Parcourez la ville, et frappez tous ceux qui ne portent pas le Thau ; n’épargnez personne ; commencez par mon sanctuaire. L’homme revêtu des habits de lin, et portant au côté l’écritoire, est celui qui préside et commande, l’homme riche en vertus, comme ce patriarche dont parle l’Ecriture : « Il y avait dans la terre d’Hus, un homme appelé Job », simple, juste, craignant Dieu, plein d’aversion pour le mal… Il est vêtu de lin, c’est-à-dire orné de vertus et de bonnes œuvres, suivant cette autre sentence : « Que tes vêtement soient toujours blancs ou que tes œuvres soient toujours pures ; car le lin , par sa blancheur, est le symbole de la pureté, et c’est le motif qui l’a fait adopter du temps de la loi, pour le vêtement sacerdotal. Cet homme juste, cependant, n’agit en toutes choses que sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, le plus parfait et le premier des écrivains, celui qui a tracé les deux tables de l’Alliance, et dont la psalmiste a dit : « Ma langue est la plume d’un écrivain qui écrit rapidement. » L’écritoire est le don de la connaissance où la langue va chercher la doctrine pour l’insinuer dans les cœurs. Cet écritoire est au côté, car c’est là qu’est placé le siège des désirs. Celui-là donc possède le vase de l’écrivain qui tient fortement assujettis leq désirs de la chair, et qui fait marcher de concert la science et la vertu, de telle sorte que l’on ne puisse pas lui dire : médecin, guéris-toi toi-même ; car comment peux-tu prêcher contre le vol, toi qui voles le premier, ou contre les mauvaises actions, toi qui en commets en le premier ? C’est pourquoi l’éternelle vérité dit : Ceignez vos reins et portez des flambeaux qui répandent au loin la lumière.
Le Seigneur ordonne ensuite de traverser la ville et de marquer d’un T le front des hommes qui pleurent et gémissent. Le Thau est la dernière lettre de l’alphabet hébraïque, et il est fait en forme de croix, telle qu’était la croix de Jésus avant que Pilate n’eût mis un inscription au-dessus du Seigneur expirant. Celui-là porte au front ce signe du salut qui mortifie sa chair avec ses désirs et ses penchants corrompus, suivant l’expression de l’Ecriture, et qui dit avec l’Apôtre : « Loin de moi la pensée de me glorifier, sinon dans la croix du Seigneur Jésus, par laquelle le monde m’est crucifié, et moi je le suis au monde. Cet homme selon le cœur de Dieu pleure et gémit sur toutes les prévarications des mortels, parc que les péchés du prochain sont un grincement de dents pour le juste. Qui est faible, s’écrie saint Paul, sans que je le soit aussi ? Qui se scandalise, sans que je sois consumé parla douleur ?
L’homme aux vêtements de lin doit donc marcher par tout la ville, et marquer d’un T quiconque a le mal en horreur. C’est ainsi que le premier pontife, établi gardien de la maison d’Israël, doit parcourir toute l’Eglise, qui est la cité du grand roi, la cité bâtie sur la montagne. Il doit examiner et juger les mérites de chacun, afin que le bien ne soit pas désapprouvé, et le mal approuvé ; afin que les ténèbres ne soient pas appelés lumière, et la lumière ténèbres ; afin qu’on ne tuent pas les âmes qui ne doivent pas mourir, et que l’on ne fasse pas espérer à ceux qui ne doivent pas vivre. Et, pour éviter toute erreur sur ce point, il doit marquer le front de ceux qui seront épargnés, de ceux qui pleurent sur les abominations dont la ville est remplie.
Car si nous recherchons avec soin, comme le prophète en avait reçu l’ordre, nous trouverons dans le monde des fautes énormes, quelques-unes, hélas ! commises jusque dans le sanctuaire ! Vous, ô mes frères, vous devez être les six hommes portant en main des instruments de mort…, c’est-à-dire l’autorité pontificale, pour l’extermination des impies, suivant cette parole du psalmiste : Le matin, de bonne heure, j’immolai tous les pécheurs de la terre, afin d’extirper de la ville du Seigneur tous ceux qui font le mal ; est cette autre : il banda son arc, l’arma, y plaça les instruments de mort, et rendit ses flèches brûlantes.
Allez donc ! Obéissez à celui qui vous envoie, obéissez à votre pontife suprême comme à votre guide, à votre maître ; allez, et frappez de l’interdit, de la suspension, de l’excommunication, de la destitution, suivant la gravité de la faute, tous ceux que nous ne trouverez pas marqués par celui qui ferme ce que personne ne peut ouvrir, et qui ouvre ce personne ne peut fermer. Mais sauvez ceux qui portent le signe, comme dit le Seigneur : Ne faites pot de mal, ni à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué au front les serviteurs de Dieu. Quant aux autres, il est dit d’eux : Que votre œil n’en épargne aucun, et qu’il n’y ait point chez vous acception de personnes. Et ailleurs : frappez de manière à guérir ; mettez à mort afin de vivifier, suivant l’exemple de celui qui dit : je mettrai à mort et je vivifierai ; je frapperai et je guérirai. Commencez par mon sanctuaire : le mal ne doit jamais y régner. Autrement malheur aux peuples ! Malheur à la terre ! Car le fils suis les traces de son père, et le disciple la voie de son maître. Alors la foi dépérit et meurt, la religion est défigurée ; la liberté battue en brèche, la justice foulée aux pieds. Des hérétiques surgissent de toutes parts ; des schismatiques lèvent audacieusement la tête ; les méchants exercent leur fureur ; les enfants d’Agar triomphe !
J’arrive à la Pâque de l’éternité. C’est d’elle que parlait le Seigneur lorsqu’il disait : Heureux le serviteur que le maître trouvera vigilant lorsqu’Il arrivera ; je vous le dis en vérité, il se ceindra pour le servir, et il le fera asseoir à sa table. C’et d’elle aussi que se réjouisse les martyrs, d’après ces paroles du psalmiste : Nous avons passé par l’eau et par le feu, et vous, ô Dieu tout-puissant, vous nous avez fortifiés. Voilà la Pâque que je désire, par dessus tout, manger avec vous dans le royaume des cieux. Mais il y a une nourriture spirituelle et une nourriture corporelle. Il est dit de la première : donnez leur à manger, et de la seconde : tue et mange. Il ya une nourriture de la faute et une nourriture de la punition. Il est dit de l’une : ils mangent les sacrifices des morts ; et de l’autre : mon glaive dévorera la chair. Il y a encore une nourriture de la doctrine et une nourriture de la pénitence ; il est dit de celle-là : j’ai un mets à manger que vous en connaissez pas ; et de celle-ci : la cendre est devenue leur aliment. Enfin il y a une nourriture de la divine Eucharistie, et une nourriture de l’éternelle félicité ; le Seigneur dit de la première : celui que me reçoit vivra ; de la seconde : heureux celui qui mange le pain dans le royaume de Dieu !
C’est cette Pâque, mes chers frères, que je désire manger avec vous ; cette Pâque immortelle qui nous fera passer du travail au repos, de la douleur à la joie, de la souffrance à la félicité, de la mort à le vie, de la corruption à l’incorruptibilité, par Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soient rendus honneur et gloire, pendant les éternités des éternités. Amen.
Source : Histoire du pape Innocent III, abbé Jorry, Arras, 1853.