Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

24 avril 1955

Discours à l’Académie Pontificale des Sciences

La nécessaire alliance de la science et de la philosophie pérenne

Table des matières

Sa Sainteté Pie XII avait nom­mé membres de l’Académie Pontificale des Sciences, Messieurs ; Charles Herbert Best, pro­fes­seur de phy­sio­lo­gie à l’Université de Toronto ; Hermann Alexander Brück, direc­teur de l’Observatoire astro­no­mique de Dublin ; Louis de Broglie, pro­fes­seur de phy­sique théo­rique à l’Université de Paris et secré­taire per­pé­tuel de l’Académie des Sciences de l’Institut de France, prix Nobel de phy­sique ; Théodore de Kar­man, direc­teur du « Guggenheim Aeronautical Laboratory of California Institute of Techno­logy » de Pasadena ; Jules César Garcia Otero, pro­fes­seur de patho­lo­gie médi­cale à l’Uni­versité de Montevideo ; Otto Kahn, pré­sident de la « Max Planck Gesellschaft », prix Nobel de chi­mie ; Werner Karl Heisenberg, pro­fes­seur de phy­sique théo­rique à l’Université de Göttingen, prix Nobel de phy­sique ; Walter Rudolph Hess, pro­fes­seur de phy­sio­lo­gie à l’Université de Zurich ; Gaston Maurice Julia, pro­fes­seur d’a­na­lyse supé­rieure à la Sorbonne et de géo­mé­trie à l’Ecole Polytechnique de Paris ; Paul Niehans « Sénateur » de l’Université de Tübingen, pro­mo­teur et divul­ga­teur de la cel­lu­lo­thé­ra­pie ; Ame Tisellius, pro­fes­seur de bio­chi­mie et direc­teur de l’Institut de bio­chi­mie à l’Université de Upsal ; Artturi Ilmari Virtanen, pro­fes­seur de chi­mie à l’Université d’Helsinki et pré­sident de l’Académie de Fin­lande ; Max Von Laue, pro­fes­seur de phy­sique à l’Université de Göttingen, prix Nobel de phy­sique et Hermann Weyl, pro­fes­seur d’a­na­lyse et de méca­nique supé­rieure à l’Université de Zürich.

Recevant le dimanche 24 avril les nou­veaux aca­dé­mi­ciens, à l’occa­sion de l’Assemblée plé­nière de l’Académie pon­ti­fi­cale des Sciences, le Saint-​Père a pro­non­cé le dis­cours suivant.

Au moment où Nous vous adres­sons la bien­ve­nue dans cette mai­son, dont les portes ont tou­jours été lar­ge­ment ouvertes à ceux qui cultivent les arts et les sciences. Nous vou­lons vous expri­mer Notre vive satis­fac­tion à vous tous, Excellentissimes Messieurs, membres de Notre Académie.

La création, manifestation de la sagesse et de la bonté de Dieu.

Votre vie, consa­crée à l’é­tude des phé­no­mènes natu­rels, vous per­met d’ob­ser­ver chaque jour de plus près et d’in­ter­pré­ter les mer­veilles, que le Très-​Haut a ins­crites dans la réa­li­té des choses. Oui, vrai­ment, le monde créé est une mani­fes­ta­tion de la sagesse et de la bon­té de Dieu, parce que toutes choses ont reçu de Lui l’exis­tence et reflètent sa gran­deur. Chacune d’elles est comme une de ses paroles et porte la marque de ce que Nous pour­rions appe­ler l’al­pha­bet fon­da­men­tal, ces lois natu­relles et uni­ver­selles, déri­vées de lois et d’har­mo­nies encore plus hautes, dont le tra­vail de la pen­sée s’ef­force de décou­vrir toute l’am­pleur et le carac­tère d’absolu.

Les créa­tures sont des paroles de véri­té, qui en soi, dans leur être, ne ren­ferment ni contra­dic­tions ni confu­sions, tou­jours cohé­rentes entre elles, sou­vent dif­fi­ciles à com­prendre à cause de leur pro­fon­deur, mais conformes tou­jours, quand elles sont clai­re­ment connues, aux exi­gences supé­rieures de la rai­son. La nature s’ouvre devant vous comme un livre mys­té­rieux, mais éton­nant, qui demande à être feuille­té page à page et lu avec ordre, dans le sou­ci de pro­gres­ser sans cesse ; de la sorte tout pas en avant conti­nue les pré­cé­dents, les redresse, et monte sans arrêt vers la lumière d’une plus pro­fonde compréhension.

Les savants, « découvreurs » des intentions de Dieu.

La mis­sion qui vous a été confiée compte ain­si par­mi les plus nobles, car vous devez être, en un cer­tain sens, les décou­vreurs des inten­tions de Dieu. Il vous appar­tient d’in­ter­pré­ter le livre de la nature, d’en expo­ser le conte­nu et d’en tirer les consé­quences pour le bien commun.

Tout d’a­bord, vous êtes les inter­prètes du livre de la nature. Il est donc néces­saire que vous fixiez le regard sur cha­cune de ses lignes et res­tiez bien atten­tifs à n’en pas­ser aucun détail. Ecartez toute pré­ven­tion per­son­nelle et pliez-​vous avec doci­li­té à tous les indices de véri­té qui s’y font jour.

Trois attitudes possibles devant les progrès scientifiques.

Nous savons l’im­por­tance excep­tion­nelle de l’é­poque que tra­verse la science à l’heure actuelle, impor­tance dont tous ne par­viennent pas à se rendre compte. En effet, devant les pro­blèmes scien­ti­fiques, on trouve trois atti­tudes dif­fé­rentes. Certains, et c’est le grand nombre, se contentent d’ad­mi­rer les résul­tats extra­ordinaires obte­nus dans le domaine tech­nique et croient, semble- t‑il, que ces résul­tats consti­tuent le but exclu­sif ou du moins prin­ci­pal pour­sui­vi par les sciences. D’autres, plus culti­vés, sont capables d’ap­pré­cier la méthode et les efforts qu’im­pose la re­cherche scien­ti­fique. Ils peuvent ain­si en suivre et en com­prendre les pro­grès géniaux, les angoisses et les joies, les suc­cès et les arrêts ; ils observent avec inté­rêt l’in­ces­sant per­fec­tion­ne­ment des ins­tru­ments mathé­ma­tiques, des pro­cé­dés expé­ri­men­taux, des appa­reils ; assistent avec pas­sion à l’é­la­bo­ra­tion des hypo­thèses, à l’é­ta­blis­se­ment des conclu­sions, au labeur de l’intelli­gence pour har­mo­ni­ser les don­nées selon cer­tains schèmes, mo­difier les consi­dé­ra­tions anté­rieures et for­mu­ler les théo­ries nou­velles qu’on s’ef­for­ce­ra de véri­fier. Ces mul­tiples aspects sont bien com­pris de tous ceux qui, pour divers motifs, s’in­té­ressent au tra­vail des savants. Quant aux pro­blèmes les plus essen­tiels du savoir scien­ti­fique, ou dont l’am­pleur inté­resse tout son domaine, les esprits, qui les per­çoivent, demeurent, Nous sem­ble-​t-​il, rela­ti­ve­ment peu nom­breux, et Nous Nous réjouis­sons à la pen­sée que vous êtes par­mi eux. La science n’en est-​elle pas arri­vée au point d’exi­ger que le regard pénètre aisé­ment les réali­tés les plus pro­fondes et s’é­lève jus­qu’à une vue com­plète et har­mo­nieuse des ensembles ?

Prodigieuses découvertes et géniales théories scientifiques.

Il y a un peu plus d’un siècle et demi, en par­tant de bases ration­nelles, on for­mu­lait les pre­mières hypo­thèses sur la struc­ture dis­con­ti­nue de la matière et sur l’exis­tence des plus petites par­ti­cules, consi­dé­rées comme les ultimes consti­tuants des corps. Et depuis lors jus­qu’à nos jours, on a comp­té, pesé, ana­ly­sé les molé­cules ; puis l’a­tome, qui pas­sait d’a­bord pour indi­vi­sible, fut divi­sé en ses élé­ments, exa­mi­né, atta­qué dans ses struc­tures les plus pro­fondes ; on déter­mi­na la charge élec­trique élémen­taire, la masse du pro­ton ; le neu­tron, les mésons, le posi­tron et bien d’autres par­ti­cules élé­men­taires furent iden­ti­fiées et leurs carac­té­ris­tiques pré­ci­sées. On a trou­vé le moyen de gui­der ces par­ti­cules, de les accé­lé­rer et de les lan­cer comme il faut contre les noyaux ato­miques, mais c’est spé­cia­le­ment en uti­li­sant les neu­trons que l’on a réus­si à pro­duire la radio­ac­ti­vi­té arti­fi­cielle, la fis­sion des noyaux, la trans­for­ma­tion d’un élé­ment en d’au­tres élé­ments, la pro­duc­tion d’é­normes quan­ti­tés d’énergie.

Des théo­ries et de géniales repré­sen­ta­tions du monde ont vu le jour ; on a créé de nou­veaux ins­tru­ments mathé­ma­tiques et des géo­mé­tries de concep­tion ori­gi­nale. Nous ne pou­vons que citer la rela­ti­vi­té res­treinte et la rela­ti­vi­té géné­ra­li­sée, les quan­ta, la méca­nique ondu­la­toire, la méca­nique quan­tique, les idées ré­centes sur la nature des forces nucléaires, les théo­ries sur les ori­gines des rayons cos­miques, les hypo­thèses sur la source de l’éner­gie stellaire.

Tout ceci per­met d’en­tre­voir à quelle pro­fon­deur la science se meut et l’on devine aisé­ment les pro­blèmes d’ordre intel­lec­tuel qui vont sur­gir. Qu’on veuille bien consi­dé­rer en outre que si l’au­da­cieuse milice des conqué­rants ouvre tou­jours de nou­velles brèches dans la cita­delle de la nature, le reste de l’ar­mée se répand en d’in­nom­brables autres champs du savoir : et voi­ci le point dé vue de l’exten­sion, qui s’a­joute à celui de la profon­deur. On sou­hai­te­rait, comme le har­di grim­peur par­ve­nu au som­met de la mon­tagne, pou­voir embras­ser d’un seul coup d’œil toute l’é­ten­due du panorama.

S’il Nous était pos­sible, Nous vou­drions vous mon­trer les points les plus avan­cés des divers sec­teurs de la science, pour qu’ap­pa­raisse à vos yeux l’en­semble de la situa­tion présente.

Voyez l’as­tro­no­mie qui, au moyen d’ins­tru­ments entrés de­puis peu en ser­vice, réus­sit à dévoi­ler dans les cieux, des mys­tères entiè­re­ment nou­veaux et qui, aidée par les sciences phy­siques, s’est enga­gée sur la voie qui la condui­ra peut-​être à expli­quer l’o­ri­gine des éner­gies stel­laires ; voi­ci la géo­lo­gie qui déter­mine l’âge abso­lu des roches par les méthodes de la radio­ac­ti­vi­té et des rap­ports iso­to­piques : l’âge même de la terre com­mence à être déter­mi­né ; en miné­ra­lo­gie, les struc­tures cris­tal­lines révèlent leurs secrets aux ana­lyses puis­santes exé­cu­tées à l’aide de radia­tions très courtes ; la chi­mie inor­ga­nique et orga­nique résout les pro­blèmes com­plexes de la struc­ture des macro­mo­lé­cules ; elle réus­sit à construire des chaînes molé­cu­laires très grandes et trans­forme, par les appli­ca­tions qui en dérivent, des sec­teurs entiers de l’in­dus­trie ; la radio­tech­nique est arri­vée à pro­duire des ondes élec­tro­ma­gné­tiques, qui touchent la limite des radia­tions lumi­neuses de plus grande lon­gueur d’onde ; on fouille la terre pour en décou­vrir les tré­sors cachés, on explore les couches les plus éle­vées de l’at­mo­sphère ; la géné­tique découvre, dans

cer­tains com­plexes cel­lu­laires par­ti­cu­liers, des aspects nou­veaux de la puis­sance de la vie ; la phy­sio­lo­gie et la bio­lo­gie, par­tant des posi­tions conquises par la chi­mie, la phy­si­co­chi­mie et la phy­sique, ren­contrent chaque jour des mer­veilles insoup­çon­nées et, chaque jour, inter­prètent, expliquent, pré­voient et réa­lisent des faits nou­veaux ; le monde des virus cède aux assauts du micro­scope élec­tro­nique et de la tech­nique de la dif­frac­tion élec­tro­nique ; le spec­to­graphe de masse, les comp­teurs de Geiger, les iso­topes radio­ac­tifs, tous ces ins­tru­ments faci­litent l’a­vance des sciences qui affrontent la plus grande énigme de toute la créa­tion sen­sible : le pro­blème de la vie.

Dans cette syn­thèse de tout le savoir, la phi­lo­so­phie vient pré­ci­ser, avec l’é­ten­due de ses concep­tions, les traits dis­tinc­tifs des faits vitaux, le carac­tère néces­saire du prin­cipe sub­stan­tiel d’u­ni­fi­ca­tion, la source interne de l’a­gir, de la crois­sance, de la mul­ti­pli­ca­tion, l’u­ni­té vraie de l’être vivant. Elle montre aus­si ce que doit être la matière, dans cer­tains de ses aspects fonda­mentaux, pour que puissent ensuite se réa­li­ser dans l’être vivant les pro­prié­tés carac­té­ris­tiques qui les constituent.

Tels sont, sans doute, les domaines qui don­ne­ront le plus de tra­vail à la science de demain.

Mais aussi génératrices d’angoisse et de désarroi.

Mais le sen­ti­ment d’eu­pho­rie qui sai­sit l’es­prit en face de tels résul­tats, est contra­rié par une impres­sion de désar­roi et d’an­goisse chez ceux qui suivent, en res­pon­sables, le déroule­ment des faits. Angoisse et désar­roi à com­prendre au sens le plus éle­vé, comme signe d’une aspi­ra­tion vers une orga­ni­sa­tion tou­jours plus par­faite de la pen­sée, vers une clar­té tou­jours plus grande dans les pers­pec­tives. Car les triomphes de la science sont eux-​mêmes à l’o­ri­gine des deux exi­gences, aux­quelles Nous avons fait allu­sion plus haut.

Nécessité d’une explication philosophique et d’une synthèse uni­verselle de la pensée.

a) Il s’a­git avant tout de péné­trer la struc­ture intime des êtres maté­riels et de regar­der les pro­blèmes qui inté­ressent les fon­de­ments sub­stan­tiels de leur être et de leur action. Alors se pose la ques­tion : « La science expé­ri­men­tale peut-​elle par elle- même résoudre ces pro­blèmes ? Sont-​ils de son res­sort et tombent-​ils dans le champ d’ap­pli­ca­tion de ses méthodes de re­cherche ? » Il faut répondre que non. La science pro­cède à par­tir des sen­sa­tions, qui sont externes par nature, et, par elles, à tra­vers le pro­ces­sus de l’in­tel­li­gence, elle des­cend tou­jours plus pro­fon­dé­ment dans les replis cachés des choses ; mais elle doit s’ar­rê­ter à un cer­tain point, quand sur­gissent des ques­tions qu’il est impos­sible de tran­cher par le moyen de l’ob­ser­va­tion sensible.

Quand le savant inter­prète les don­nées expé­ri­men­tales et s’at­tache à expli­quer des phé­no­mènes qui ont pour siège la nature maté­rielle en tant que telle, il a besoin d’une lumière qui pro­cède par voie inverse, de l’ab­so­lu au rela­tif, du néces­saire au contin­gent, et qui soit capable de lui révé­ler cette véri­té que la science n’est pas en mesure d’at­teindre par ses propres méthodes, parce qu’elle échappe tota­le­ment aux sens : cette lumière, c’est la phi­lo­so­phie, c’est-​à-​dire la science des lois géné­rales, qui valent pour tout être, et donc aus­si pour le domaine des sciences natu­relles, au-​delà des lois connues empiriquement.

b) La seconde exi­gence jaillit de la nature même de l’es­prit humain, qui veut avoir une vue cohé­rente et uni­fiée de la véri­té. Si l’on se contente de jux­ta­po­ser les diverses dis­ci­plines et leurs rami­fi­ca­tions comme une sorte de mosaïque, on obtient une com­po­si­tion ana­to­mique du savoir, d’où la vie semble s’être enfuie. L’homme exige qu’un souffle d’u­ni­té vivante anime ses connais­sances : c’est ain­si que la science devient féconde et que la culture engendre une doc­trine orga­nique. De là naît une seconde ques­tion : « La science peut-​elle effec­tuer, avec les seuls moyens qui lui sont carac­té­ris­tiques, cette syn­thèse uni­ver­selle de la pen­sée ? Et en tout cas, étant don­né que le savoir est frac­tion­né en d’in­nom­brables sec­teurs, quelle est, par­mi tant de sciences, celle qui pour­rait la réa­li­ser ? » Nous croyons, ici encore, que la nature de la science ne lui per­met pas de mener à bien une syn­thèse aus­si universelle.

Cette syn­thèse demande un fon­de­ment solide et très pro­fond, d’où elle tire son uni­té et qui serve de base aux véri­tés les plus géné­rales. Les diverses par­ties de l’é­di­fice ain­si uni­fié doivent trou­ver en ce fon­de­ment les élé­ments qui les consti­tuent dans leur essence. Une force supé­rieure est requise ici : uni­fiante par son uni­ver­sa­li­té, claire dans sa pro­fon­deur, solide par son carac­tère d’ab­so­lu, effi­cace par sa néces­si­té. Encore une fois, cette force c’est la philosophie.

Le divorce entre la science et la philosophie a faussé l’interprétation des faits scientifiques et vicie l’élaboration d’une synthèse.

Hélas ! depuis un cer­tain temps la science et la phi­lo­so­phie se sont sépa­rées. Il serait dif­fi­cile d’é­ta­blir les causes et les res­pon­sa­bi­li­tés d’un fait aus­si dom­ma­geable. Il est cer­tain que la cause de ce divorce n’est pas à cher­cher dans la nature même des deux voies qui conduisent à la véri­té, mais dans les contin­gences his­to­riques et dans les per­sonnes, qui ne pos­sé­daient pas tou­jours la bonne volon­té et la com­pé­tence qui eussent été nécessaires.

Les hommes de science ont cru, à un moment don­né, que la phi­lo­so­phie natu­relle était un poids inutile et ils ont refu­sé de se lais­ser orien­ter par elle. D’autre part, les phi­lo­sophes n’ont plus sui­vi les pro­grès de la science, et se sont attar­dés sur des posi­tions for­melles qu’ils auraient pu aban­don­ner. Mais à l’heure où, comme Nous l’a­vons mon­tré, s’est impo­sée la néces­si­té iné­luc­table d’un tra­vail sérieux d’in­ter­pré­ta­tion, ain­si que de l’é­la­bo­ra­tion d’une syn­thèse uni­fiante, les savants ont subi l’in­fluence des phi­lo­so­phies que les cir­cons­tances, du moment met­taient à leur dis­po­si­tion. Beaucoup d’entre eux, peut-​être, ne se sont même pas aper­çus net­te­ment que leurs inves­ti­ga­tions scien­tifiques se res­sen­taient de ten­dances phi­lo­so­phiques particulières.

Il a donné naissance à l’interprétation mécaniste…

Ainsi, par exemple, la pen­sée méca­niste a gui­dé pen­dant long­temps l’in­ter­pré­ta­tion scien­ti­fique des phé­no­mènes obser­vés. Les tenants de cette posi­tion à carac­tère phi­lo­so­phique croyaient que tout phé­no­mène natu­rel se rame­nait à un ensemble de forces phy­siques, chi­miques et méca­niques, dans lequel le chan­ge­ment et l’ac­tion résul­taient uni­que­ment d’une dis­po­si­tion dif­fé­rente des par­ti­cules dans l’es­pace et des forces ou dépla­ce­ments, aux­quels cha­cune d’elles était sou­mise. Il s’en­sui­vait que, théorique­ment, on pou­vait pré­voir avec cer­ti­tude un effet futur quelcon­que, à condi­tion de connaître, au départ, toutes les don­nées géo­mé­triques et méca­niques. Selon cette doc­trine, le monde ne serait qu’une énorme machine, com­po­sée d’une série innom­brable d’autres machines unies entre elles.

Les pro­grès ulté­rieurs de la recherche expé­ri­men­tale ont mon­tré cepen­dant l’i­nexac­ti­tude de ces hypo­thèses. La méca­nique déduite des faits du macro­cosme est inca­pable d’ex­pli­quer et d’in­ter­pré­ter tous les phé­no­mènes du micro­cosme : d’autres élé­ments entrent en jeu qui échappent à toute expli­ca­tion de nature mécaniste.

Qu’on prenne, par exemple, l’his­toire des théo­ries sur la struc­ture de l’a­tome. Au début, elles se basaient essen­tiel­le­ment sur une inter­pré­ta­tion méca­niste, qui repré­sen­tait l’a­tome comme un sys­tème pla­né­taire minus­cule, consti­tué par des élec­trons tour­nant autour du noyau selon des lois entiè­re­ment ana­logues à celles de l’as­tro­no­mie. La théo­rie des quan­ta impo­sa ensuite la révi­sion com­plète de ces concep­tions et sus­ci­ta des interpréta­tions géniales, certes, mais aus­si indis­cu­ta­ble­ment étranges. On conçut en effet un type d’a­tome qui, sans éli­mi­ner l’as­pect méca­niste, met­tait en évi­dence celui des quanta.

On se repré­sen­ta donc dif­fé­rem­ment la façon de se com­porter des cor­pus­cules : des élec­trons, qui, bien que tour­nant autour du noyau, ne rayon­naient pas d’éner­gie — alors que, selon les lois de l’électro-​dynamique, ils auraient dû en rayon­ner — ; des orbites qui ne pou­vaient varier de façon conti­nue, mais seule­ment par sauts ; des émis­sions d’éner­gie qui se réali­saient uni­que­ment à l’oc­ca­sion du pas­sage de l’élec­tron d’un état quan­tique à un autre, pro­dui­sant aus­si des pho­tons d’une fré­quence par­ti­cu­lière, fixée par la dif­fé­rence des niveaux d’énergie.

Ces hypo­thèses de départ furent ensuite pré­ci­sées, lorsque naquit la méca­nique ondu­la­toire, qui les enca­dra dans une pers­pec­tive mathé­ma­tique et intel­lec­tuelle plus géné­rale et plus cohé­rente, d’où les concepts méca­nistes tra­di­tion­nels ont disparu.

Alors, spon­ta­né­ment, on se pose la ques­tion : « Comment se fait-​il que le monde macro­sco­pique, bien que consti­tué d’élé­ments qui appar­tiennent tous au monde micro­sco­pique, obéisse cepen­dant à des lois dif­fé­rentes ? ». La science répond avant tout par cette remarque : quand le nombre des élé­ments en jeu est très grand (des mil­liards de mil­liards de par­ti­cules), les lois sta­tis­tiques déri­vant du com­por­te­ment des divers élé­ments pris dans leur ensemble, sont celles que l’on consi­dère comme rigou­reuses dans le monde direc­te­ment observable.

Mais si la méthode sta­tis­tique satis­fait aux fins de la science, elle fait voir aus­si com­bien fausses étaient cer­taines hypo­thèses phi­lo­so­phiques, qui s’ar­rê­taient à des consta­ta­tions externes sen­sibles et les éten­daient arbi­trai­re­ment à tout le cosmos.

On trouve confir­ma­tion de ceci dans les théo­ries de la phy­sique nucléaire moderne. En effet, les forces qui tiennent unis les noyaux sont dif­fé­rentes de celles que l’on a décou­vert en étu­diant le macro­cosme. Pour les inter­pré­ter, il faut même chan­ger la façon habi­tuelle de conce­voir la par­ti­cule corpuscu­laire, l’onde, la valeur exacte de l’éner­gie et la loca­li­sa­tion rigou­reu­se­ment pré­cise d’un cor­pus­cule, comme aus­si le carac­tère pré­vi­sible d’un évé­ne­ment futur.

… ou à l’idéalisme scientifique …

L’insuccès de la théo­rie méca­niste a conduit des pen­seurs à des hypo­thèses entiè­re­ment dif­fé­rentes, empreintes plu­tôt d’une espèce d’i­déa­lisme scien­ti­fique, dans lequel la consi­dé­ra­tion du sujet agis­sant tient le rôle prin­ci­pal. Par exemple, la méca­nique des quan­ta et son prin­cipe fon­da­men­tal d’in­dé­ter­mi­na­tion, avec la cri­tique du prin­cipe de cau­sa­li­té qu’il sup­pose, appa­raissent comme des hypo­thèses scien­ti­fiques influen­cées par des cou­rants de pen­sée philosophique.

… ou au scepticisme.

Mais parce que ces hypo­thèses elles-​mêmes ne comblent pas le désir d’une entière clar­té, beau­coup de pen­seurs illustres en sont réduits au scep­ti­cisme en face des pro­blèmes de phi­lo­so­phie des sciences. Ils pré­tendent qu’il faut se conten­ter de simples consta­ta­tions de faits, et ten­ter de les faire entrer dans des repré­sen­ta­tions for­melles syn­thé­tiques et simples, afin de pré­voir les déve­lop­pe­ments pos­sibles d’un sys­tème phy­sique à par­tir du don­né ini­tial. Cet état d’es­prit signi­fie qu’on renonce à l’in­trospection concep­tuelle et qu’on perd l’es­poir d’ac­com­plir des syn­thèses géniales uni­ver­selles. Nous ne croyons cepen­dant pas qu’un tel pes­si­misme soit justifié.

Utilité d’une saine philosophie du réalisme critique.

Nous esti­mons plu­tôt que les sciences natu­relles, en contact per­ma­nent avec une phi­lo­so­phie du réa­lisme cri­tique qui fut tou­jours celui de la « phi­lo­so­phia per­en­nis » chez ses représen­tants les plus émi­nents, peuvent arri­ver à une vision d’en­semble du monde visible, qui satis­fasse en quelque manière la recherche et le désir ardent de la vérité.

Mais il est néces­saire de sou­li­gner un autre point : si la science a le devoir de cher­cher sa cohé­rence et de s’ins­pi­rer de la saine phi­lo­so­phie, jamais celle-​ci ne doit pré­tendre à déter­miner les véri­tés, qui relèvent uni­que­ment de l’ex­pé­rience et de la méthode scien­ti­fique. Seule, en effet, l’ex­pé­rience, enten­due au sens le plus large, peut indi­quer quelles sont, dans l’in­fi­nie varié­té des gran­deurs et des lois maté­rielles pos­sibles, celles que le Créateur a vou­lu vrai­ment réaliser.

Les savants, professeurs d’admiration pour la création.

Interprètes auto­ri­sés de la nature, soyez aus­si les maîtres qui expliquent à leurs frères les mer­veilles qui se déploient dans l’u­ni­vers, et que, mieux que les autres, vous voyez ras­sem­blées en un seul livre. En effet, la majo­ri­té des hommes ne peut guère se consa­crer à la contem­pla­tion de la nature ; ils ne tirent des faits sen­sibles que des impres­sions super­fi­cielles. Vous, qui in­terprétez la créa­tion, deve­nez des maîtres avides d’en divul­guer la beau­té, la puis­sance et la per­fec­tion et de les faire goû­ter à d’autres. Enseignez à regar­der, à com­prendre, à aimer le monde créé, pour que l’ad­mi­ra­tion de splen­deurs aus­si sublimes fasse plier le genou et invite les esprits à l’adoration.

Ne tra­his­sez jamais ces aspi­ra­tions, ces espé­rances. Malheur à ceux qui se servent de la science expo­sée faus­se­ment pour faire sor­tir les hommes du droit sen­tier ! Ils res­semblent à des pierres jetées par mal­veillance sur le che­min du genre humain : ils sont l’a­chop­pe­ment sur lequel vont tré­bu­cher les esprits en quête de vérité.

Vous avez en mains un puis­sant ins­tru­ment pour faire le bien. Rendez-​vous compte des joies indi­cibles que vous pro­cu­rez aux autres, quand vous leur dévoi­lez les mys­tères de la nature et leur en faites sai­sir les har­mo­nies secrètes : les cœurs et les regards de ceux qui vous écoutent, sont comme sus­pen­dus à votre parole, prêts à chan­ter un hymne de louange et d’ac­tion de grâces.

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-​Augustin Saint-​Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., XXXXVII, 1955, p. 394.