Aux Cardinaux, Archevêques et Évêques de l’empire d’Autriche.
A peine avions-Nous annoncé au monde catholique, par Notre lettre du 21 novembre de l’année dernière, la grave persécution entreprise contre l’Église en Prusse et en Suisse, qu’une autre affliction Nous fut imposée par la nouvelle d’autres injustices menaçant cette Église, qui, semblable à son divin Epoux, peut à son tour faire entendre ce cri lamentable : Vous aussi, vous augmentez la douleur de mes plaies ! Ces injustices Nous affligent d’autant plus qu’elles sont commises par le gouvernement du peuple autrichien, lequel, dans les moments les plus critiques des États chrétiens, a combattu vaillamment pour la foi catholique, étant uni par la plus étroite alliance avec ce Siège apostolique.
Il est vrai que depuis déjà plusieurs années se sont publiés, dans cette monarchie, des décrets qui sont en contradiction flagrante avec les droits les plus sacrés de l’Eglise et avec les traités solennellement conclus, et que, conformément à Notre devoir, Nous avons condamnés et déclarés nuls par Notre allocution du 22 juin 1868 adressée à Nos vénérables frères les cardinaux de la S. E. R. Mais aujourd’hui on présente aux délibérations et à l’approbation du Reichsrath de nouvelles lois qui tendent ouvertement à soumettre l’Église catholique à la servitude la plus funeste, au bon plaisir du pouvoir séculier, contrairement à la divine disposition de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
En effet, le Créateur et Rédempteur du genre humain a certainement fondé l’Eglise comme son royaume visible sur la terre, et il l’a dotée non seulement de dons surnaturels, d’un enseignement infaillible pour la propagation de la sainte doctrine, d’un saint sacerdoce pour le ministère sacré et la sanctification des âmes au moyen de saints sacrifices et des sacrements ; mais il lui a donné encore un pouvoir propre et entier de faire des lois, de juger et d’exercer un pouvoir salutaire et coercitif pour toutes les choses qui ont du rapport avec la fin véritable du royaume de Dieu sur la terre.
Mais comme ce pouvoir surnaturel du gouvernement ecclésiastique, fondé sur la disposition de Jésus-Christ, est entièrement distinct et indépendant du pouvoir séculier, ainsi ce royaume de Dieu sur la terre est le royaume d’une société parfaite qui se règle et se gouverne selon ses propres lois et son propre droit, par ses propres chefs qui veillent pour rendre compte des âmes, non pas aux souverains séculiers, mais au prince des pasteurs, à Jésus-Christ qui a établi les pasteurs et les docteurs, lesquels, lorsqu’ils remplissent bien leur office spirituel, ne sont soumis à aucun pouvoir séculier. De même que les pasteurs sacrés ont le devoir de gouverner, de même aussi il est du devoir des fidèles, comme l’apôtre les en avertit, d’obéir et de se soumettre à eux ; et c’est pour cela que les peuples catholiques ont le droit sacré de ne pas être empêchés par le pouvoir civil dans l’exercice de ce devoir sacré et divin qui les oblige à propager la doctrine de Jésus-Christ et à faire observer la discipline et les lois de l’Église.
Vous reconnaissez avec Nous, chers fils et vénérables frères, que le texte des lois discutées aujourd’hui au Reichsrath autrichien contient jusqu’à l’évidence une violation de cette divine constitution de l’Église, un renversement intolérable de droits du Saint-Siège apostolique, des sacrés canons et de tout le peuple catholique.
En effet, en vertu de ces lois, l’Eglise de Jésus-Christ, dans presque toutes ses relations et dans ses actes concernant la direction des fidèles, est considérée comme pleinement subordonnée et soumise au pouvoir supérieur de l’autorité séculière ; et cela est très-clairement exprimé, et presque sous forme de principe, dans l’exposition des motifs expliquant la valeur et la signification des lois proposées. Il y est encore expressément déclaré que le gouvernement séculier, en vertu de son pouvoir illimité, a le droit de faire des lois sur des questions purement ecclésiastiques, comme sur les questions civiles, et de surveiller et dominer l’Église comme toutes les autres sociétés humaines existant dans l’intérieur de l’empire.
Avec tout cela, le gouvernement séculier s’arroge le jugement et le magistère sur la constitution et sur les droits de l’Église catholique, non moins que sur sa haute direction supérieure, qu’il exerce de lui – même en partie par ses lois et ses actes, en partie par différentes personnes ecclésiastiques. D’où il suit que la volonté et le pouvoir du gouvernement civil prennent la place du pouvoir religieux établi par décret divin pour la direction de l’Eglise et pour l’édification du corps de Jésus-Christ. Contre une telle usurpation du sanctuaire, le grand Ambroise dit à bon droit : « On prétend que tout est permis à César et qu’il peut disposer de tout. Moi je réponds : – Ne crois cependant pas avoir quelque droit impérial sur ce qui est consacré à Dieu. Ne t’enorgueillis pas, mais soumets-toi à Dieu. Il est écrit : Ce qui est à Dieu appartient à Dieu ; ce qui est à César appartient à César. A l’empereur appartiennent les palais ; au prêtre, les églises. »
Pour ce qui regarde ces lois, du reste, qui ont été précédées d’une longue exposition pour en expliquer les motifs, elles sont certainement de la même nature, et ont le même caractère que les lois prussiennes, et elles préparent à l’Église catholique, dans l’empire d’Autriche, les mêmes désastres, bien qu’au premier abord elles semblent offrir le cachet d’une certaine modération, lorsqu’on les compare aux mêmes lois prussiennes.
Nous ne voulons pas examiner minutieusement chaque article de ces lois ; mais nous ne pouvons en aucune manière passer sous silence la cruelle offense déjà faite, par leur seule présentation, à Nous-même et à ce Siège apostolique, ainsi qu’à vous, Nus fils bien aimés et Nos dignes frères, de même qu’à tout le peuple catholique de cet empire.
Le concordat passé en l’année 1855 entre Nous et l’illustre empereur, et que ce même monarque catholique confirma par une promesse solennelle ; ce concordat, qui fut promulgué dans tout l’empire comme une loi impériale, est maintenant présenté à la chambre des députés et déclaré complètement privé de valeur, annulé, comme n’ayant pas été préalablement traité avec ce Saint-Siège ; bien plus, on va même jusqu’à dire qu’il a été appliqué dans le principe en dépit de Nos très-justes plaintes. Aurait-on jamais osé faire publiquement une chose semblable dans des temps où la foi publique était encore prise en considération ? Mais, hélas ! dans les malheureux temps où Nous vivons, ces choses-là s’entreprennent et s’accomplissent ! Contre une telle violation publique du Concordat, Nous protestons de nouveau devant vous, bien-aimés fils et vénérables frères.
Nous réprouvons d’autant plus cet outrage infligé à l’Église, que la cause et le prétexte de la rupture du concordat et des autres lois qui en dépendaient ont été malicieusement appuyés sur la définition des enseignements de la foi, publiés et confirmes par le conseil œcuménique du Vatican ; et l’on a osé appeler d’une manière impie ces dogmes catholiques une nouveauté, des changements faits dans ccs articles de foi et dans la constitution de l’Église.
Il peut y avoir dans l’empire d’Autriche des personnes capables de rejeter la foi catholique sons l’influence d’inventions aussi indignes ; mais son illustre monarque, avec tonte la maison impériale, la conserve et la confesse, de même que l’immense majorité du peuple la conserve et la confesse également. Et pourtant, c’est à ce peuple que l’on donnera des lois appuyées sur de pareilles inventions !
Ainsi, à Notre insu et sans Notre volonté, on a déchiré la convention que Nous avions conclue avec le noble empereur dans l’intérêt du salut des âmes et pour le bien de l’État. On a enlevé à dessein une nouvelle forme de droit, et l’on a attribué au gouvernement civil un nouveau pouvoir, afin de mettre la main sur les choses ecclésiastiques, et ordonner et régler les affaires de l’Eglise comme on l’entendra.
Par ces projets de lois, on parvient à façonner de pesantes chaînes au moyen desquelles on serre avec violence et l’on empêche la liberté inviolable de l’Eglise, nécessaire pour le salut des âmes, pour le gouvernement des fidèles, pour la direction religieuse du peuple et même du clergé, pour faire avancer les âmes chrétiennes dans la voie de la perfection évangélique, pour administrer et même pour posséder des biens ; on dénature la discipline de l’Église, et l’on favorise l’apostasie ; enfin, l’union et les conjurations des sectes contre les vrais dogmes chrétiens sont fermentées sous la protection et sous la garde de pareilles lois.
Certes, Nous aurions beaucoup trop à dire, si Nous voulions faire connaître la nature de ces lois et énumérer tous les maux que l’on devra craindre aussitôt qu’elles seront promulguées. Mais, chers fils et vénérables frères, elles ne peuvent pas vous tromper ; elles ne peuvent pus échapper à votre prudence, car presque toutes les fonctions et tous les bénéfices ecclésiastiques, et même jusqu’à l’exercice des devoirs pastoraux, sont tellement assujettis au pouvoir séculier, que les chefs ecclésiastiques, supposant qu’ils voulussent se soumettre aux nouveaux droits (ce qui est loin de la réalité), ne devraient plus dorénavant administrer leurs diocèses, dont ils devront cependant rendre un compte rigoureux à Dieu, selon les règlements salutaires de l’Église, mais seraient obligés de suivre telle direction ou ne pas la suivre, selon le bon plaisir ou le caprice de ceux qui sont à la tête de l’État.
D’après cela, que peut-on attendre de ces projets de lois qui ont pour titre : En considération des communautés religieuses ? Leurs funestes effets et leur interprétation hostile sont tellement évidents, que personne ne peut méconnaître qu’ils soient médités et préparés pour la perte et pour la ruine des ordres religieux. La perte imminente des biens temporels, enfin, est tellement certaine, que c’est tout à peine si l’on distingue aujourd’hui ces biens de ceux qui sont mis aux enchères ou livrés aux ventes publiques. Après l’approbation de ces lois, le gouvernement ne manquera pas de prendre ces biens sous sa dépendance, et de s’arroger le droit et le pouvoir de les diviser, de les louer, de les réduire par les impôts au point que le misérable usufruit et le petit intérêt qui en reviendront seront considérés avec raison, non comme un honneur pour l’Église, mais comme une dérision et comme un manteau pour couvrir l’injustice.
Si donc les lois que discute en ce moment la chambre des députés du Reichsrath autrichien sont conçues dans ce sens et sont fondées sur les principes que Nous avons exposés, vous verrez sans doute clairement, fils bien-aimés et vénérables frères, les dangers qui menacent actuellement le troupeau confié à votre vigilance. L’unité et la paix de l’Église sont les deux choses surtout qui sont le plus compromises. On tend à ravir à l’Église cette paix que saint Thomas de Cantorbéry appelait à bon droit l’âme de l’Église, sans laquelle cette Épouse de Jésus-Christ ne pourrait pas vivre et n’aurait aucune force pour agir contre ceux qui voudraient posséder le sanctuaire de Dieu comme héritage.
Cette parole a été expliquée par un autre défenseur invincible de cette même liberté, par saint Anselme, qui s’est exprimé en ces termes : « Dieu n’aime rien tant dans le monde que la liberté de son Église. Ceux qui veulent moins servir l’Église que la dominer doivent à coup sûr être considérés comme les ennemis de Dieu. Dieu veut que son Église soit libre, et non pas qu’elle soit servante. » C’est pour cela que Nous excitons votre vigilance pastorale et que Nous enflammons le zèle dont vous êtes animés pour la maison du Seigneur, afin que vous vous efforciez d’éloigner le danger qui vous menace de près. Armez-vous d’un grand courage pour soutenir un combat digne de votre vertu. Nous sommes certain que vous ne le céderez ni en courage ni en valeur à Nos autres frères invincibles, qui sont devenus, dans d’autres contrées où ils sont exposés aux épreuves les plus amères au milieu du mépris et des persécutions, un spectacle d’admiration pour tous les peuples, et qui supportent, non seulement avec joie pour la liberté de l’Église, la rapine de leurs biens, mais qui soutiennent aussi énergiquement dans leurs chaînes le combat de la douleur.
Du reste, notre espérance n’est point dans nos propres forces : elle repose tout entière en Dieu. Il s’agit de la cause même de Dieu qui, par sa parole infaillible, nous a avertis on nous disant : « Le monde vous persécutera ; mais ayez confiance : j’ai vaincu le monde. »
Nous donc qui, en vertu de Notre office apostolique, dans lequel la grâce de Dieu fortifie Notre faiblesse, avons été établi comme guide dans cette guerre si cruelle et pleine de désastres entreprise contre l’Église, Nous répétons et Nous louons ce que le saint archevêque de Cantorbéry a déjà exprimé par ces paroles qui peuvent admirablement s’appliquer à notre époque et à nos malheurs : « La bataille que les ennemis de Dieu entreprennent contre Nous est un combat entre eux et Dieu. » Nous ne désirons donc d’eux rien autre chose que ce que ce Dieu éternel a laissé à son Église comme legs éternel lorsqu’il s’est fait chair pour elle. En attendant, levez-vous avec Nous dans la foi et dans l’amour du Christ, pour protéger l’Eglise, et venez au secours des hommes par l’autorité et la sagesse qui vous ont été abondamment accordées, car aucun bien ne pourrait répondre à leurs désirs si l’Eglise de Dieu ne jouit pas de sa liberté.
Nous avons confiance en vous, d’autant plus qu’il s’agit de la cause de Dieu. Quant à ce qui nous regarde, soyez certains que Nous aimons beaucoup mieux souffrir la mort temporelle plutôt que de subir les épreuves d’une triste servitude, car l’issue de cette lutte est considérée aux yeux des puissants du siècle comme devant avoir cette signification : que l’Église doit être éternellement affligée (Dieu nous en garde !) ou qu’elle doit éternellement se réjouir dans la liberté.
Mais comme vous devez faire tous vos efforts pour obéir aux dangers qui menacent de toute part, tant par votre autorité que par votre prudence et votre zèle, vous reconnaîtrez qu’il ne peut y avoir rien de plus opportun et de plus utile que d’examiner en commun les moyens propres à atteindre le plus sûrement et le plus efficacement possible le but désiré. Du moment qu’on attaque les droits de l’Église, il est de votre devoir de protéger les fidèles ; mais le mur de défense sera d’autant plus sûr, et la défense elle-même d’autant plus puissante, que vos efforts seront plus unanimes et plus unis, et que, déployant toute l’énergie de votre zèle, vous aurez mieux étudié et plus solidement établi les mesures exigées par les circonstances.
Nous vous exhortons donc à vous réunir le plus tôt possible, et à fixer dans une délibération commune une ligne de conduite sûre et approuvée par vous tous, qui vous permette, conformément aux devoirs que vos obligations vous imposent, de combattre d’un commun accord les maux qui nous menacent et de protéger avec énergie la liberté de l’Église. Notre exhortation est nécessaire, afin que Nous ne semblions pas avoir négligé Notre devoir dans une question de si haute importance ; mais Nous sommes bien convaincu que, même sans cette exhortation, vous auriez également fait votre devoir. Aussi n’avons-Nous point encore cessé d’espérer que Dieu voudra bien éloigner les maux présents. Ce qui Nous encourage encore à l’espérer, c’est la dévotion et la foi de Notre fils bien-aimé en Jésus-Christ, l’empereur et roi François-Joseph, que Nous avons instamment conjuré, dans une autre lettre d’aujourd’hui, de ne jamais permettre que dans son vaste empire l’Eglise soit soumise à une ignominieuse servitude, et ses sujets catholiques assujettis aux plus grandes afflictions.
Mais comme le nombre des ennemis de l’Église est grand, et que chacun des assauts qu’ils lui livrent peut lui porter de très-graves dommages, vous, du moins, vous pouvez persévérer dans l’exercice de vos devoirs en toute sécurité. Puisse Dieu guider vos pas et vous assister dans vos décisions ; puisse-t-il vous soutenir de sa puissante protection, afin qu’il vous soit donné de formuler d’heureuses décisions et de conduire à bonne fin une œuvre qui doit contribuer à la gloire de son nom et au salut des âmes. Comme gage de cette protection divine et de Notre bienveillance particulière, Nous accordons de tout cœur à vous tous et à chacun en particulier, fils bien-aimés et vénérables frères, ainsi qu’au clergé et aux fidèles confiés à vos soins, Notre bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 7 mars 1874, et la vingt-huitième année de Notre pontificat.
PIE IX, PAPE.