Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

20 juin 1894

Lettre apostolique Præclara gratulationis

Sur la réunion de la chrétienté entre Orient et Occident

Aux peuples et aux princes de l’univers

Léon XIII, Pape

Salut et paix dans le Seigneur

Le concert de féli­ci­ta­tions publiques, qui a mar­qué d’une manière si écla­tante l’année tout entière de Notre Jubilé épis copal, et qui vient de rece­voir son cou­ron­ne­ment de l’insigne pié­té des Espagnols, a eu prin­ci­pa­le­ment ce fruit, sujet de grande joie pour Notre âme, de faire briller, dans l’union des volon­tés et l’ac­cord des sen­ti­ments, l’unité de l’Eglise et son admi­rable cohé­sion avec le Pontife Suprême. On eût dit, en ces jours, que, per­dant tout autre sou­ve­nir, l’univers catho­lique n’avait plus de pen­sées et de regards que pour le Vatican. Ambassades de princes, affluence de pèle­rins, lettres empreintes d’amour filial, céré­mo­nies augustes, tout pro­cla­mait hau­te­ment que, lorsqu’il s’agit d’honorer le Siège Apostolique, il n’y a plus dans l’Eglise qu’un cœur et qu’une âme. Et ces mani­fes­ta­tions Nous ont été d’autant plus agréables, qu’elles ren­traient plei­nement dans Nos vues, et répon­daient plei­ne­ment à Nos efforts. Car, gui­dé par la connais­sance des temps et de la conscience de Notre devoir, ce que Nous Nous sommes constam­ment pro­po­sé, ce que Nous avons infa­ti­ga­ble­ment pour­sui­vi, de paroles et d’actes, dans tout le cours de Notre Pontificat, ç’a été de Nous rat­ta­cher plus étroi­te­ment les peuples, et de mettre en évi­dence cette véri­té, que l’influence du Pontificat romain est salu­taire à tous égards. C’est pour­quoi Nous ren­dons de très vives actions de grâces, d’a­bord à la bon­té divine, de qui Nous tenons ce bien­fait d’être arri­vé sain et sauf à un âge si avan­cé ; ensuite aux princes, aux évêques, au cler­gé, aux simples fidèles, à tous ceux enfin qui, par les démons­tra­tions nom­breuses de leur pié­té et de leur dévoue­ment, ont pro­di­gué des marques d’hon­neur à Notre carac­tère et à Notre digni­té, à Notre per­sonne une conso­lation vive­ment agréée.

Ce n’est certes pas qu’il n’ait rien man­qué à la joie de Notre âme. Au cours même de ces mani­fes­ta­tions popu­laires, par­mi ces démons­tra­tions d’allégresse et de pié­té filiale, une pen­sée obsé­dait Notre esprit : Nous son­gions aux mul­ti­tudes immenses qui vivent en dehors de ces grands mou­ve­ments catho­liques, les unes igno­rant com­plè­te­ment l’Evangile, les autres, ini­tiées, il est vrai, au chris­tia­nisme, mais en rup­ture avec notre foi. Et cette pen­sée Nous cau­sait, comme elle Nous cause encore, une dou­lou­reuse émo­tion. Nous ne pou­vons, en effet, Nous défendre d’une afflic­tion pro­fonde, en voyant une por­tion si vaste du genre humain s’en aller loin de Nous sur une route détour­née. – Or, comme Nous tenons ici-​bas la place de Dieu, de ce Dieu tout-​puissant qui veut sau­ver tous les hommes et les ame­ner à la véri­té ; comme d’ailleurs le déclin de Notre âge et les amer­tumes Nous rap­prochent de ce qui est le dénoue­ment de toute vie humaine, Nous avons cru devoir imi­ter l’exemple de notre Sauveur et Maître, Jésus-​Christ, qui, près de retour­ner au ciel, deman­da à Dieu son Père, dans l’effusion d’une ardente prière, que ses dis­ciples et ses fidèles fussent un d’esprit et de cœur : Je prie qu’ils soient tous un, comme vous mon Père en moi et moi en vous, afin qu’eux aus­si soient un en nous [1]. – Et, parce que cette prière n’embrassait pas seule­ment tous ceux qui pro­fes­saient alors la foi de Jésus-​Christ, mais tous ceux qui la devaient pro­fes­ser dans la suite des temps, elle Nous est une juste rai­son de mani­fes­ter avec assu­rance les vœux de Notre cœur et d’user de tous les moyens en Notre pou­voir, pour appe­ler et convier tous les hommes, sans dis­tinc­tion de nation ni de race, à l’unité de la foi divine.

Sous l’aiguillon de la cha­ri­té, laquelle accourt plus rapide là où le besoin est plus pres­sant, Notre cœur vole tout d’abord vers les nations qui n’ont jamais reçu le flam­beau de l’Evangile, vers celles encore qui n’ont pas su l’abriter contre leur propre incu­rie ou contre les vicis­si­tudes du temps : nations mal­heu­reuses entre toutes, qui ne connaissent pas Dieu et vivent au sein d’une pro­fonde erreur. Puisque tout salut vient de Jésus-​Christ et qu’il n’est point sous le ciel d’autre nom don­né aux hommes, par lequel nous puis­sions être sau­vés [2], c’est Notre vœu le plus ardent que le très saint nom de Jésus se répande rapi­de­ment sur toutes les plages et les pénètre de sa bien­fai­sante ver­tu. A cet égard, l’Eglise n’a jamais failli à sa mis­sion divine. Où dépense- t‑elle plus d’efforts depuis vingt siècles, où déploie-​t-​elle plus d’ardeur et de constance que dans la dif­fu­sion de la véri­té et des ins­ti­tu­tions chré­tiennes ? Aujourd’hui encore, c’est bien sou­vent que l’on voit des hérauts de l’Evangile fran­chir les mers par Notre auto­ri­té, et s’en aller jus­qu’aux extré­mi­tés de la terre ; et tous les jours, nous sup­plions la bon­té divine de vou­loir mul­tiplier les ministres sacrés, vrai­ment dignes du minis­tère apos­tolique, c’est-à-dire dévoués à l’extension du règne de Jésus- Christ, jusqu’au sacri­fice de leur bien-​être et de leur san­té, et, s’il le faut même, jusqu’à l’immolation de leur vie.

Et vous, Christ Jésus, Sauveur et Père du genre humain, hâtez- vous de tenir la pro­messe que vous fîtes jadis, que, lorsque vous seriez éle­vé de terre, vous atti­re­riez à vous toutes choses. Des­cendez donc enfin, et montrez-​vous à cette mul­ti­tude infi­nie, qui n’a pas encore goû­té vos bien­faits, fruits pré­cieux de votre sang divin. Réveillez ceux qui dorment dans les ténèbres et dans les ombres de la mort, afin qu’éclairés de votre sagesse et péné­trés de votre ver­tu, en vous et par vous, ils soient consom­més dans l’unité.

Et main­te­nant, voi­ci que la pen­sée de cette uni­té mys­té­rieuse évoque à Nos regards tous ces peuples, que la bon­té divine a trans­fé­rés depuis long­temps d’erreurs plu­sieurs fois sécu­laires aux clar­tés de la sagesse évan­gé­lique. Rien assu­ré­ment de plus doux au sou­ve­nir, rien qui prête un plus beau sujet aux louanges de la Providence, que ces temps antiques, où la foi divine était regar­dée comme un patri­moine com­mun, au-​dessus de toutes les divi­sions : alors que les nations civi­li­sées, de génie, de mœurs, de cli­mats si divers, se divi­saient sou­vent et com­bat­taient sur d’autres ter­rains, mais se ren­con­traient tou­jours, unies et com­pactes, sur celui de la foi. C’est pour l’âme un cruel désenchan­tement d’a­voir à se trou­ver dans la suite en face d’une époque mal­heu­reuse, où de funestes conjonc­tures, trop bien ser­vies par des sus­pi­cions et des fer­ments d’inimitié, arra­chèrent du sein de l’Eglise romaine de grandes et flo­ris­santes nations. Quoi qu’il en soit, confiant dans la grâce et la misé­ri­corde – de ce Dieu tout-​puissant, qui sait seul quand les temps sont mûrs pour ses lar­gesses, qui seul aus­si tient en sa main toutes les volon­tés humaines pour les incli­ner où il lui plaît, – Nous Nous tour­nons vers ces peuples et, avec une cha­ri­té toute pater­nelle, Nous les prions et les conju­rons d’effacer toute trace de divi­sion et de reve­nir à l’unité.

Et tout d’abord, Nous por­tons affec­tueu­se­ment Nos regards vers l’Orient, ber­ceau du salut pour le genre humain. Sous l’em­pire d’un ardent désir, Nous ne pour­rons Nous défendre de cette douce espé­rance que le temps n’est pas éloi­gné où elles revien­dront à leur point de départ, ces Eglises d’Orient, si illustres par la foi des aïeux et les gloires antiques. Aussi bien, entre elles et Nous, la ligne de démar­ca­tion n’est-elle pas très accen­tuée : bien plus, à part quelques points, l’accord sur le reste est si com­plet, que, sou­vent, pour l’apologie de la foi catho­lique, Nous emprun­tons des auto­ri­tés et des rai­sons aux doc­trines, aux mœurs, aux rites des Eglises orien­tales. Le point capi­tal de la dis­si­dence, c’est la pri­mau­té du Pontife romain. Mais qu’elles remontent à nos ori­gines com­munes, qu’elles consi­dèrent les sen­ti­ments de leurs ancêtres, qu’elles inter­rogent les tra­di­tions les plus voi­sines du com­men­ce­ment du chris­tia­nisme, elles trou­ve­ront là de quoi se convaincre jus­qu’à l’évidence que c’est bien au Pontife romain que s’applique cette parole de Jésus- Christ : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâti­rai mon Eglise. Et dans la série de ces Pontifes romains, l’antiquité en vit plu­sieurs que les suf­frages étaient allés cher­cher en Orient : au pre­mier rang Anaclet, Evariste, Anicet, Eleuthère, Zozime, Agathon, dont la plu­part eurent cette gloire de consa­crer de leur sang un gou­ver­ne­ment tout empreint de sagesse et de sain­teté. – On n’ignore pas d’ailleurs l’époque, le mobile, les auteurs de cette fatale dis­corde. Avant le jour où l’homme sépa­ra ce que Dieu avait uni, le nom du Siège Apostolique était sacré pour toutes les nations de l’univers chré­tien ; et, à ce Pontife romain, qu’ils s’accordaient à recon­naître comme le légi­time suc­ces­seur de saint Pierre, et par­tant comme le Vicaire de Jésus-​Christ sur la terre, ni l’Orient ni l’Occident ne son­geaient à contes­ter le tri­but de leur obéis­sance. – Aussi, si l’on remonte jus­qu’aux ori­gines de la dis­si­dence, on y voit que Photius lui-​même a soin de dépu­ter à Rome des défen­seurs de sa cause : on y voit, d’autre part, que le pape Nicolas Ier peut, sans sou­le­ver d’objec­tion, envoyer des légats de Rome à Constantinople, avec mis­sion d’ins­truire la cause du patriarche Ignace, de recueillir d’amples et sûres infor­ma­tions, et de réfé­rer le tout au Siège Apostolique. De sorte que toute l’histoire d’une affaire qui devait abou­tir à la rup­ture avec le Siège de Rome four­nit à celui-​ci une écla­tante confir­ma­tion de sa pri­mau­té. – Enfin, nul n’ignore que, dans deux grands Conciles, le second de Lyon, et celui de Florence, Latins et Grecs, d’un accord spon­ta­né et d’une com­mune voix, pro­cla­mèrent comme dogme la supré­ma­tie du Pontife romain.

C’est à des­sein que Nous avons retra­cé ces évé­ne­ments, parce qu’ils portent en eux-​mêmes un appel à la récon­ci­lia­tion et à la paix. D’autant plus qu’il Nous a sem­blé recon­naître chez les Orientaux de nos jours des dis­po­si­tions plus conci­liantes à l’égard des catho­liques, et même une cer­taine pro­pen­sion à la bien­veillance. Ces sen­ti­ments se sont décla­rés naguère dans une cir­cons­tance notable, quand ceux des nôtres, que la pié­té avait por­tés en Orient, se sont vu pro­di­guer les bons offices et toutes les marques d’une cor­diale sym­pa­thie. – C’est pour­quoi Notre cœur s’ouvre à vous, qui que vous soyez, de rite grec ou de tout autre rite orien­tal, qui êtes sépa­rés de l’Eglise catho­lique. Nous sou­hai­tons vive­ment que vous médi­tiez en vous-​mêmes ces graves et tendres paroles que Bessarion adres­sait à vos Pères : Qu’aurons-​nous à répondre à Dieu, quand il nous deman­dera compte de cette rup­ture avec nos frères, lui qui, pour nous assem­bler dans l’u­ni­té d’un même ber­cail, est des­cen­du du ciel, s’est incar­né, a été cru­ci­fié ? Et quelle sera notre excuse auprès de notre pos­té­ri­té ? Oh ! Ne souf­frons pas cela, n’y don­nons pas notre assen­ti­ment, n’embrassons pas un par­ti si funeste pour nous et pour les nôtres. – Considérez bien ce que Nous deman­dons, pesez-​le mûre­ment devant Dieu. Sous l’empire, non pas certes de quelque motif humain, mais de la cha­ri­té divine et du zèle du salut com­mun, Nous vous deman­dons le rap­pro­che­ment et l’union : Nous enten­dons une union par­faite et sans réserve : car telle ne sau­rait être aucu­ne­ment celle qui n’impliquerait pas autre chose qu’une cer­taine com­mu­nau­té de dogmes et un cer­tain échange de cha­ri­té fra­ter­nelle. L’union véri­table entre les chré­tiens est celle qu’a vou­lue et ins­ti­tuée Jésus-​Christ et qui consiste dans l’unité de foi de gou­ver­ne­ment. Il n’est rien d’ail­leurs qui soit de nature à vous faire craindre, comme consé­quence de ce retour, une dimi­nu­tion quel­conque de vos droits, des pri­vi­lèges de vos patriar­cats, des rites et des cou­tumes de vos Eglises res­pec­tives. Car il fut et il sera tou­jours dans les inten­tions du Siège Apostolique, comme dans ses tra­di­tions les plus constantes, d’u­ser avec chaque peuple d’un grand esprit de condes­cen­dance, et d’avoir égard, dans une large mesure, à ses ori­gines et à ses cou­tumes. – Tout au contraire, que l’union vienne à se réta­blir, et il sera cer­tai­ne­ment mer­veilleux le sur­croît de lustre et de gran­deur qui, sous l’action de la grâce divine, en rejailli­ra sur vos Eglises. Que Dieu daigne entendre cette sup­pli­ca­tion que vous lui adres­sez vous-​mêmes : Abolissez toute divi­sion entre les Eglises ; et cette autre : Rassemblez les dis­per­sés, rame­nez les éga­rés, et réunissez-​les à votre sainte Eglise catho­lique et apos­to­lique. Qu’il daigne vous rame­ner à cette foi une et sainte, qui, par le canal d’une tra­di­tion constante nous vient, et à vous et à Nous, de l’antiquité la plus recu­lée, à cette foi dont vos ancêtres gar­dèrent invio­la­ble­ment le dépôt, qu’illustrèrent à l’envi, par l’éclat de leurs ver­tus, la subli­mi­té de leur génie, l’excellence de leur doc­trine, les Athanase, les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Jean Chrysostome, les deux Cyrille et tant d’autres grands doc­teurs dont la gloire appar­tient à l’Orient et à l’Occident comme un héri­tage commun.

Qu’il Nous soit per­mis de vous adres­ser un appel spé­cial, à vous, nations slaves, dont les monu­ments his­to­riques attestent la gloire. Vous n’ignorez pas les grands bien­faits dont vous êtes rede­vables aux saints Cyrille et Méthode, vos Pères dans la foi, si dignes des hon­neurs que Nous avons Nous-​même, il y a quelques années, décer­nés à leur mémoire. Leurs ver­tus et leur labo­rieux apos­to­lat furent pour plu­sieurs des peuples de votre race la source de la civi­li­sa­tion et du salut. C’est là l’origine de l’admirable réci­pro­ci­té de bien­faits d’une part, de pié­té filiale de l’autre, qui régna, pen­dant de longs siècles, entre la Slavonie et les Pontifes romains. Que si le mal­heur des temps a pu ravir à la foi catho­lique un grand nombre de vos ancêtres, vous, con­sidérez com­bien serait pré­cieux votre retour à l’unité. Vous aus­si, l’Eglise ne cesse pas de vous rap­pe­ler entre ses bras, pour vous y pro­di­guer de nou­veaux gages de salut, de prospé­rité et de grandeur.

C’est avec une cha­ri­té non moins ardente que Nous Nous tour­nons main­te­nant vers ces peuples qui, à une époque plus récente, sous le coup d’in­so­lites ren­ver­se­ments et des temps et des choses, quit­tèrent le giron de l’Eglise romaine. Reléguant dans l’oubli les vicis­si­tudes du pas­sé, qu’ils élèvent leur esprit au-​dessus des choses humaines, et qu’avides uni­que­ment de véri­té et de salut, ils consi­dèrent l’Eglise fon­dée par Jésus-​Christ. Si avec cette Eglise ils veulent ensuite confron­ter leurs Eglises par­ti­cu­lières, et voir à quelles condi­tions la reli­gion s’y trouve réduite, ils avoue­ront sans peine qu’étant venus à oublier les tra­di­tions pri­mi­tives, sur plu­sieurs points et des plus impor­tants, le flux et le reflux des varia­tions les a fait glis­ser dans la nou­veau­té. Et ils ne dis­con­vien­dront pas que, de ce patri­moine de véri­té que les auteurs du nou­vel état de choses avaient empor­té avec eux lors de la séces­sion, il ne leur reste plus guère aucune for­mule cer­taine et de quelque auto­ri­té. Bien plus, on en est venu à ce point, que beau­coup ne craignent pas de saper le fon­de­ment même sur lequel reposent exclu­si­ve­ment la reli­gion et toutes les espé­rances des humains, à savoir la divi­nité de Jésus Christ notre Sauveur. Pareillement, l’autorité qu’ils attri­buaient autre­fois aux livres de l’ancien et du nou­veau Testament, comme à des ouvrages d’inspiration divine, ils la leur dénient aujourd’hui : consé­quence inévi­table du droit con­féré à cha­cun de les inter­pré­ter au gré de son propre juge­ment. – De là, la conscience indi­vi­duelle, seul guide de la conduite et seule règle de vie, à l’ex­clu­sion de toute autre ; de là, des opi­nions contra­dic­toires et des frac­tion­ne­ments mul­tiples, abou­tis­sant trop sou­vent aux erreurs du natu­ra­lisme ou du ratio­na­lisme. Aussi, déses­pé­rant d’un accord quel­conque dans les doc­trines, prêchent-​ils main­te­nant et prônent-​ils l’union dans la cha­ri­té fra­ter­nelle. A juste titre, assu­ré­ment, car nous devons tous être unis des liens de la cha­ri­té, et ce que Jésus-​Christ a com­man­dé par-​dessus tout, ce qu’il a don­né comme la marque de ses dis­ciples, c’est de s’aimer les uns les autres. Mais com­ment une cha­ri­té par­faite pourrait-​elle cimen­ter les cœurs, si la foi ne met l’unité dans les esprits ? – C’est pour­quoi il s’en est rencon­tré, par­mi les hommes dont Nous par­lons, esprits judi­cieux, et cœurs avides de véri­té, qui sont venus cher­cher dans l’Eglise catho­lique la voie qui conduit sûre­ment au salut. Ils com­prirent qu’ils ne pou­vaient adhé­rer à la tête de l’Eglise qui est Jésus- Christ, s’ils n’appartenaient au corps de Jésus-​Christ qui est l’Eglise, ni aspi­rer à pos­sé­der jamais dans toute sa pure­té la foi de Jésus-​Christ, s’ils en répu­diaient le magis­tère légi­time, confié à Pierre et à ses suc­ces­seurs. Ils com­prirent, d’autre part, que dans la seule Eglise romaine se trouve réa­li­sée l’idée, repro­duit le type de la véri­table Eglise, laquelle est d’ailleurs visible à tous les yeux par les marques exté­rieures dont Dieu, son auteur, a eu soin de la revê­tir. Et plu­sieurs d’entre eux, doués d’un juge­ment péné­trant et d’une saga­ci­té mer­veilleuse pour scru­ter l’antiquité, sur­ent mettre en lumière, par de remar­quables écrits, l’apostolicité non inter­rom­pue de l’Eglise romaine, l’inté­grité de ses dogmes, la constante uni­for­mi­té de sa discipline.

Devant l’exemple de ces hommes, c’est Notre cœur plus encore que Notre voix qui vous fait appel, frères bien-​aimés, qui, depuis trois siècles déjà, êtes en dis­si­dence avec Nous sur la foi chré­tienne ; et vous tous, qui que vous soyez, qui, pour une rai­son ou pour une autre, vous êtes sépa­rés de Nous, rallions- nous tous dans l’unité de la foi et de la connais­sance du Fils de Dieu [3]. Souffrez que Nous vous ten­dions affec­tueu­se­ment la main, et que Nous vous conviions à cette uni­té qui ne fit jamais défaut à l’Eglise catho­lique, et que rien ne lui pour­ra jamais ravir. Depuis long­temps, cette com­mune Mère vous rap­pelle sur son sein ; depuis long­temps, tous les catho­liques de l’univers vous attendent, avec les anxié­tés de l’amour fra­ter­nel, afin que vous ser­viez Dieu avec Nous, dans l’unité d’un même Evangile, d’une même foi, d’une même espé­rance, dans les liens d’une par­faite charité.

Pour clore l’expression de Nos vœux au sujet de l’unité, il Nous reste à adres­ser la parole à tous ceux, sur quelque point de la terre qu’ils se trouvent, qui tiennent si constam­ment en éveil Nos pen­sées et Nos sol­li­ci­tudes : Nous vou­lons par­ler des catho­liques que la pro­fes­sion de la foi romaine assu­jet­tit au Siège Apostolique comme elle les tient unis à Jésus-​Christ. Ceux-​là, Nous n’avons pas besoin de les exhor­ter à l’unité de la Sainte et véri­table Eglise, car la bon­té divine les en a déjà ren­dus par­ti­ci­pants. Cependant, Nous devons les aver­tir de redou­ter les périls qui s’aggravent de toutes parts et de veiller à ne point perdre, par négli­gence et iner­tie, ce suprême bien­fait de Dieu. Pour cela, qu’ils s’inspirent des ensei­gne­ments que Nous avons Nous-​même adres­sés aux nations catho­liques et en géné­ral et en par­ti­cu­lier, et qu’ils y puisent, selon les cir­cons­tances, des prin­cipes pour leurs sen­ti­ments et des règles pour leur conduite. Par-​dessus tout, qu’ils se fassent une loi sou­ve­raine de se plier, sans réserve et sans défiance, de grand cœur et d’une volon­té prompte, à tous les ensei­gne­ments et à toutes les pres­crip­tions de l’Eglise.

A ce sujet, qu’ils com­prennent com­bien il a été funeste à l’u­ni­té chré­tienne, que des idées fausses, en si grand nombre, aient pu obs­cur­cir et effa­cer même dans beau­coup d’esprits la véri­table notion de l’Eglise. L’Eglise, de par la volon­té et l’ordre de Dieu, son fon­da­teur, est une socié­té par­faite en son genre : socié­té dont la mis­sion et le rôle sont de péné­trer le genre humain des pré­ceptes et des ins­ti­tu­tions évan­gé­liques, de sauve­garder l’in­té­gri­té des mœurs et l’exer­cice des ver­tus chré­tiennes, et par là de conduire tous les hommes à cette féli­ci­té céleste qui leur est pro­po­sée. Et parce qu’elle est une socié­té par­faite, ain­si que nous l’a­vons dit, elle est douée d’un prin­cipe de vie qui ne lui vient pas du dehors, mais qui a été dépo­sé en elle par le même acte de volon­té qui lui don­nait sa nature. Pour la même rai­son, elle est inves­tie du pou­voir de faire des lois, et, dans l’exercice de ce pou­voir, il est juste qu’elle soit libre, comme cela est juste d’ailleurs pour tout ce qui peut, à quelque titre, rele­ver de son auto­ri­té. Cette liber­té, tou­te­fois, n’est pas de nature à sus­ci­ter des riva­li­tés et de l’an­ta­go­nisme ; car l’Eglise ne brigue pas la puis­sance, n’o­béit à aucune ambi­tion ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle pour­suit uni­que­ment, c’est de sau­ve­gar­der par­mi les hommes l’exercice de la ver­tu, et par ce moyen d’assurer leur salut éter­nel. Aussi est-​il dans son carac­tère d’user de condes­cendance et de pro­cé­dés tout mater­nels. Bien plus, fai­sant la part des vicis­si­tudes de chaque socié­té, il lui arrive de relâ­cher l’u­sage de ses droits : ce qu’attestent sur­abon­dam­ment les con­ventions pas­sées sou­vent avec les dif­fé­rents Etats. – Rien n’est plus éloi­gné de sa pen­sée que de vou­loir empié­ter sur les droits de l’au­to­ri­té civile : mais celle-​ci, en retour, doit être res­pec­tueuse des droits de l’Eglise, et se gar­der d’en usur­per la moindre part. – Et si main­te­nant Nous consi­dé­rons ce qui se passe de notre temps, quel est le cou­rant qui domine ? Tenir l’Eglise en suspi­cion, lui pro­di­guer le dédain, la haine, les incri­mi­na­tions odieuses, c’est la cou­tume d’un trop grand nombre : et ce qui est beau­coup plus grave, c’est qu’on épuise tous les expé­dients et tous les efforts pour la mettre sous le joug de l’autorité civile. De là, la confisca­tion de ses biens et la res­tric­tion de ses liber­tés ; de là, des entraves à l’éducation des aspi­rants au sacer­doce, des lois d’exception contre le cler­gé, la dis­so­lu­tion et l’interdiction des socié­tés reli­gieuses, auxi­liaires si pré­cieux de l’Eglise ; de là, en un mot, une res­tau­ra­tion, une recru­des­cence même de tous les prin­cipes et de tous les pro­cé­dés réga­liens. Gela, c’est vio­ler les droits de l’Eglise ; c’est en même temps pré­pa­rer aux socié­tés de lamen­tables catas­trophes, parce que c’est contra­rier ouver­te­ment les des­seins de Dieu. Dieu, en effet, Créateur et Roi du monde, qui, dans sa haute pro­vi­dence, a pré­po­sé au gou­ver­ne­ment des socié­tés humaines et la puis­sance civile et la puis­sance sacrée, a vou­lu, sans doute, qu’elles fussent dis­tinctes, mais leur a inter­dit toute rup­ture et tout conflit ; ce n’est pas assez dire ; la volon­té divine demande, comme d’ailleurs le bien géné­ral des socié­tés, que le pou­voir civil s’harmonise avec le pou­voir ecclé­sias­tique. Ainsi, à l’Etat, ses droits et ses devoirs propres ; à l’Eglise, les siens ; mais, entre l’un et l’autre, les liens d’une étroite concorde. – Par-​là, on arri­ve­ra sûre­ment à sup­pri­mer le malaise qui se fait sen­tir dans les rap­ports de l’Eglise et de l’Etat, malaise funeste à plus d’un titre, et si dou­lou­reux à tous les bons. On obtien­dra pareille­ment que, sans confu­sion ni sépa­ra­tion des droits, les citoyens rendent à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

Un autre péril grave pour l’unité, c’est la secte maçon­nique, puis­sance redou­table qui opprime depuis long­temps les nations, et sur­tout les nations catho­liques. Fière jus­qu’à l’insolence de sa force, de ses res­sources, de ses suc­cès, elle met tout en œuvre, à la faveur de nos temps si trou­blés, pour affer­mir et étendre par­tout sa domi­na­tion. Des retraites téné­breuses où elle machi­nait ses embûches, la voi­ci qu’elle fait irrup­tion dans le grand jour de nos cités ; et, comme pour jeter un défi à Dieu, c’est dans cette ville même, capi­tale du monde catho­lique, qu’elle a éta­bli son siège. Ce qu’il y a sur­tout de déplo­rable, c’est que, par­tout où elle pose le pied, elle se glisse dans toutes les classes et toutes les ins­ti­tu­tions de l’Etat, pour arri­ver, s’il était pos­sible, à se consti­tuer sou­ve­rain arbitre de toutes choses. Cela est sur­tout déplo­rable, disons-​Nous, car, et la diver­si­té de ses opi­nions et l’iniquité de ses des­seins sont fla­grantes. Sous cou­leur de reven­di­quer les droits de l’homme et de réfor­mer la socié­té, elle bat en brèche les ins­ti­tu­tions chré­tiennes : toute doc­trine révé­lée, elle la répu­die : les devoirs reli­gieux, les sacre­ments, toutes ces choses augustes, elle les blâme comme autant de super­sti­tions ; au mariage, à la famille, à l’é­du­ca­tion de la jeu­nesse, à tout l’ensemble de la vie publique et de la vie pri­vée, elle s’efforce d’enlever leur carac­tère chré­tien, comme aus­si d’abolir dans l’âme du peuple tout res­pect pour le pou­voir divin et humain. Le culte qu’elle pres­crit, c’est le culte de la nature ; et ce sont encore les prin­cipes de la nature qu’elle pro­pose comme seule mesure et seule règle de la véri­té, de l’honnêteté et de la jus­tice. Par là, on le voit, l’homme est pous­sé aux mœurs et aux habi­tudes d’une vie presque païenne, si tant est que le sur­croît et le raf­fi­ne­ment des séduc­tions ne le fassent pas des­cendre plus bas.

Quoique, sur ce point, Nous ayons déjà don­né ailleurs les plus graves aver­tis­se­ments, Notre vigi­lance apos­to­lique Nous fait un devoir d’y insis­ter et de dire et de redire, que, contre un dan­ger si pres­sant, on ne sau­ra jamais trop se pré­mu­nir. Que la clé­mence divine déjoue ces néfastes des­seins. Mais que le peuple chré­tien com­prenne qu’il faut en finir avec cette secte, et secouer une bonne fois son joug désho­no­rant : que ceux- là y mettent plus d’ardeur, qui en sont plus dure­ment oppri­més, les Italiens et les Français. Nous avons déjà dit Nous-​même quelles armes il faut employer et quelle tac­tique il faut suivre dans ce com­bat : la vic­toire, du reste, n’est pas dou­teuse, avec un chef comme Celui qui put dire un jour : Moi, j’ai vain­cu le monde [4]!

Ce double péril conju­ré et les socié­tés rame­nées à l’unité de la foi, on ver­rait affluer, avec d’efficaces remèdes pour les maux, une mer­veilleuse sur­abon­dance de biens. Nous vou­lons en indi­quer les principaux.

Nous com­men­çons par ce qui touche à la digni­té et au rôle de l’Eglise. L’Eglise repren­drait le rang d’honneur qui lui est dû, et, libre et res­pec­tée, elle pour­sui­vrait sa route, semant autour d’elle la véri­té et la grâce. Il en résul­te­rait pour la socié­té les plus heu­reux effets : car, éta­blie de Dieu pour ins­truire et gui­der le genre humain, l’Eglise peut s’employer plus efficace­ment que per­sonne à faire tour­ner au bien com­mun les plus pro­fondes trans­for­ma­tions des temps, à don­ner la vraie solu­tion des ques­tions les plus com­pli­quées, à pro­mou­voir le règne du droit et de la jus­tice, fon­de­ments les plus fermes des sociétés.

Ensuite, il s’opérerait un rap­pro­che­ment entre les nations, chose si dési­rable à notre époque pour pré­ve­nir les hor­reurs de la guerre. – Nous avons devant les yeux la situa­tion de l’Eu­rope. Depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus appa­rente que réelle. Obsédés de mutuelles sus­pi­cions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs pré­pa­ra­tifs de guerre. L’adolescence, cet âge incon­si­dé­ré, est jetée, loin des conseils et de la direc­tion pater­nelle, au milieu des dan­gers de la vie mili­taire. La robuste jeu­nesse est ravie aux tra­vaux des champs, aux nobles études, au com­merce, aux arts, et vouée, pour de longues années, au métier des armes. De là d’énormes dépenses et l’épuisement du tré­sor public ; de là encore, une atteinte fatale por­tée à la richesse des nations, comme à la for­tune pri­vée : et on en est au point que l’on ne peut por­ter plus long­temps les charges de cette paix armée. Serait-​ce donc là l’état natu­rel de la socié­té ? Or, impos­sible de sor­tir de cette crise, et d’entrer dans une ère de paix véri­table, si ce n’est par l’intervention bien­fai­sante de Jésus-​Christ. Car, à répri­mer l’ambition, la con­voitise, l’esprit de riva­li­té, ce triple foyer où s’allume d’ordinaire la guerre, rien ne sert mieux que les ver­tus chré­tiennes, et sur­tout la jus­tice. Veut-​on que le droit des gens soit res­pec­té, et la reli­gion des trai­tés invio­la­ble­ment gar­dée ; veut-​on que les biens de la fra­ter­ni­té soient res­ser­rés et raf­fer­mis ? que tout le monde se per­suade de cette véri­té, que la jus­tice élève les nations [5].

A l’intérieur, la réno­va­tion dont Nous par­lons don­ne­rait à la sécu­ri­té publique des garan­ties plus assu­rées et plus fermes que n’en peuvent four­nir les lois et la force armée. Tout le monde voit s’aggraver de jour en jour les périls qui menacent la vie des citoyens et la tran­quilli­té des Etats ; et à qui pour­rait dou­ter de l’existence des fac­tions sédi­tieuses, conspi­rant le ren­ver­se­ment et la ruine des socié­tés, une suc­ces­sion d’horribles atten­tats a dû cer­tai­ne­ment ouvrir les yeux. Il s’agite aujourd’­hui un double ques­tion : la ques­tion sociale et la ques­tion poli­tique, et l’une et l’autre assu­ré­ment fort graves. Or, pour les résoudre sage­ment et confor­mé­ment à la jus­tice, si louables que soient les éludes, les expé­riences, les mesures prises, rien ne vaut la foi chré­tienne réveillant dans l’âme du peuple le sen­ti­ment du devoir et lui don­nant le cou­rage de l’accomplir. – C’est en ce sens qu’il n’y a pas long­temps, Nous avons spé­cia­le­ment trai­té de la ques­tion sociale, Nous appuyant tout à la fois sur les prin­cipes de l’Evangile et sur ceux de la rai­son natu­relle. – Quant à la ques­tion poli­tique, pour conci­lier la liber­té et le pou­voir, deux choses que beau­coup confondent en théo­rie et séparent outre mesure dans la pra­tique, l’enseignement chré­tien a des don­nées d’une mer­veilleuse por­tée. Car ce prin­cipe incon­tes­table une fois posé, que, quelle que soit la forme du gou­ver­ne­ment, l’autorité émane tou­jours de Dieu, la rai­son, incon­ti­nent, recon­naît aux uns le droit légi­time de com­man­der, impose aux autres le droit corré­latif d’obéir. Cette obéis­sance, d’ailleurs, ne peut pré­ju­di­cier à la digni­té humaine puisque, à pro­pre­ment par­ler, c’est à Dieu que l’on obéit plu­tôt qu’aux hommes ; et que Dieu réserve ses juge­ments les plus rigou­reux à ceux qui com­mandent, s’ils ne repré­sentent pas son auto­ri­té, confor­mé­ment au droit et à la jus­tice. D’autre part, la liber­té indi­vi­duelle ne sau­rait être sus­pecte ni odieuse à per­sonne. Car, abso­lu­ment inof­fen­sive, elle ne s’éloignera pas des choses vraies, justes, en har­mo­nie avec la tran­quilli­té publique. – Enfin, si l’on consi­dère ce que peut l’Eglise, en sa qua­li­té de Mère et Médiatrice des peuples et des gou­ver­nants, née pour aider les uns et les autres de son auto­rité et de ses conseils, on com­pren­dra com­bien il importe que toutes les nations se résolvent à adop­ter, sur les choses de la foi chré­tienne, un même sen­ti­ment et une même profession.

Pendant que Notre esprit s’attache à ces pen­sées, et que Notre cœur en appelle de tous ses vœux la réa­li­sa­tion, Nous voyons là-​bas, dans le loin­tain de l’a­ve­nir, se dérou­ler un nou­vel ordre de choses, et Nous ne connais­sons rien de plus doux que la con­templation des immenses bien­faits qui en seraient le résul­tat natu­rel. L’esprit peut à peine conce­voir le souffle puis­sant qui sai­si­rait sou­dain toutes les nations, et les empor­te­raient vers les som­mets de toute gran­deur et de toute pros­pé­ri­té, alors que la paix et la tran­quilli­té seraient bien assises, que les lettres seraient favo­ri­sées dans leurs pro­grès, que, par­mi les agricul­teurs, les ouvriers, les indus­triels, il se fon­de­rait, sur les bases chré­tiennes que Nous avons indi­quées, de nou­velles socié­tés capables de répri­mer l’usure et d’é­lar­gir le champ des tra­vaux utiles.

La ver­tu de ces bien­faits ne serait pas res­ser­rée aux confins des peuples civi­li­sés, mais elle les fran­chi­rait, et s’en irait au loin, comme un fleuve d’une sur­abon­dante fécon­di­té. Car il faut consi­dé­rer ce que nous disions en com­men­çant, que des peuples infi­nis attendent, d’âge en âge, qui leur por­te­ra la lumière de la véri­té et de la civi­li­sa­tion. Sans doute, en ce qui concerne le salut éter­nel des peuples, les conseils de la sagesse divine sont cachés à l’intelligence humaine ; tou­te­fois, si de mal­heu­reuses super­sti­tions règnent encore sur tant de plages, il faut l’im­pu­ter en grande par­tie aux que­relles reli­gieuses. Car, autant que la rai­son humaine en peut juger par les évé­ne­ments, il paraît évi­dent que c’est à l’Europe que Dieu a assi­gné le rôle de répandre peu à peu sur la terre les bien­faits de la civi­li­sa­tion chré­tienne. Les com­men­ce­ments et les pro­grès de cette belle œuvre, héri­tage des siècles anté­rieurs, mar­chaient à d’heureux accroisse­ments, quand sou­dain, au xvie siècle, écla­ta la dis­corde. Alors, la chré­tien­té se déchi­ra elle-​même dans des que­relles et des dis­sen­sions ; l’Europe épui­sa ses forces dans des luttes et des guerres intes­tines ; et de cette période tour­men­tée, les expé­di­tions apos­to­liques subirent le fatal contre-​coup. Les causes de la dis­corde étant à demeure par­mi nous, quoi de sur­pre­nant qu’une très grande par­tie des hommes s’adonnent encore à des cou­tumes inhu­maines et à des rites réprou­vés par la rai­son ? Travaillons donc tous, avec une égale ardeur, à réta­blir l’antique concorde, au pro­fit du bien com­mun. A la res­tau­ra­tion de cette concorde, aus­si bien qu’à la pro­pa­ga­tion de l’Evangile, les temps que nous tra­ver­sons semblent émi­nem­ment pro­pices, car jamais le sen­ti­ment de la fra­ter­ni­té humaine n’a péné­tré plus avant dans les âmes, et jamais aucun âge ne vit l’homme plus atten­tif à s’enquérir de ses sem­blables pour les connaître et les secou­rir ; jamais non plus on ne fran­chit avec une telle célé­rité les immen­si­tés des terres et des mers : avan­tages pré­cieux, non seule­ment pour le com­merce et les explo­ra­tions des savants, mais encore pour la dif­fu­sion de la parole divine.

Nous n’ignorons pas ce que demande de longs et pénibles tra­vaux l’ordre de choses dont Nous vou­drions la res­tau­ra­tion ; et plus d’un pen­se­ra peut-​être que Nous don­nons trop à l’espérance, et que nous pour­sui­vons un idéal qui est plus à sou­hai­ter qu’à attendre. Mais Nous met­tons tout Notre espoir et toute Notre confiance en Jésus-​Christ, Sauveur du genre humain, Nous sou­ve­nant des grandes choses que put accom­plir autre­fois la folie de la Croix et de sa pré­di­ca­tion, à la face de la sagesse de ce monde, stu­pé­faite et confondue.

Nous sup­plions en par­ti­cu­lier les princes, les gou­ver­nants, au nom de leur clair­voyance poli­tique et de leur sol­li­ci­tude pour les inté­rêts de leurs peuples, de vou­loir appré­cier équi­ta­ble­ment Nos des­seins et les secon­der de leur bien­veillance et de leur auto­ri­té. Une par­tie seule­ment des fruits que Nous atten­dons parvînt-​elle à matu­ri­té, ce ne serait pas un léger bien­fait, au milieu d’un si rapide déclin de toutes choses, quand le malaise du pré­sent se joint à l’appréhension de l’avenir.

Le siècle der­nier lais­sa l’Europe fati­guée de ses désastres, trem­blant encore des convul­sions qui l’avaient agi­tée. Ce siècle qui marche à sa fin, ne pourrait-​il pas, en retour, trans­mettre comme un héri­tage, au genre humain, quelques gages de con­corde et l’espérance des grands bien­faits que pro­met l’unité de la foi chrétienne ?

Qu’il daigne exau­cer Nos vœux, ce Dieu riche en misé­ri­corde, qui tient en sa puis­sance les temps et les heures pro­pices, et que, dans son infi­nie bon­té, il hâte l’accomplissement de cette pro­messe de Jésus-​Christ : « Il n’y aura qu’un seul ber­cail et qu’un seul pas­teur, Fiet unum ovile et unus pas­tor [6]. »

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le ving­tième jour de juin, de l’année 1894, de Notre Pontificat la dix- septième.

Source : Lettres apos­to­liques de S. S. Léon XIII, tome 4, La Bonne Presse

Notes de bas de page
  1. Joan. XVII, 20–21.[]
  2. Act. IV, 12[]
  3. Eph., IV, 13.[]
  4. Joan, XVI, 33.[]
  5. Prov. XIV, 34.[]
  6. Joan., X, 16.[]
19 mars 1895
Sur la méthode à suivre et la concorde à garder dans l'avancement du catholicisme en orient
  • Léon XIII