Marcel Lefebvre : une vie,
Éditions Clovis, Étampes, 2002,
719 p. + 17 p. d’illustrations.
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René Lefebvre (2), père de six enfants, n’était pas mobilisable, mais il offrit ses services à la Société de Secours des Blessés Militaires de Tourcoing ; il se rendait en auto à travers les postes allemands, à la recherche des blessés français. Bien vite, les armées ennemies dépassent Lille, le 2 septembre 1914, mais c’est seulement en octobre que l’arrondissement de Lille sera réellement occupé.
L’entrée des troupes bavaroises à Lille, le 13 octobre, est précédée d’un intense bombardement. De Tourcoing, Marcel Lefebvre aperçoit les flammes et assiste, le lendemain, au défilé des hussards et des uhlans (lanciers à cheval).
Une fois Tourcoing occupée, René Lefebvre soigne les blessés français prisonniers et en profite pour favoriser l’évasion de prisonniers anglais. Dès janvier 1915, se sentant surveillé, il mure soigneusement son stock de laine et passe en Hollande avec des documents d’un service belge de renseignement, puis en Angleterre d’où il assure des missions en Belgique pour le compte de l’Intelligence Service. Revenu en France, il devient convoyeur des services radiologiques de la S.S.B.M. au front, puis administrateur de l’Hôpital 60 à Paris.
Madame Lefebvre se trouve seule pour veiller sur la maisonnée et sur l’usine. Sa force d’âme frappe plus d’une fois le jeune Marcel. La population se trouve en état de quasi-famine ; Marcel se souvient des soupes populaires qu’on allait prendre dans les salles de la mairie, des poulets américains qui arrivaient pourris, du pain noir et gluant sous la croûte…
Les Allemands réquisitionnent les stocks des usines en 1915, découvrent les caches, puis enlèvent ou détruisent les machines pour infliger à un concurrent redouté un handicap durable. Enfin, ils exigent la collaboration à l’effort de guerre du Reich. Les patrons opposent un Non possumus. Ils sont emprisonnés le même jour et, bientôt, 131 Roubaisiens sont déportés à Güstow, dans le Mecklembourg parmi eux Félix Watine, frère de Madame Lefebvre (3).
La vaillante chrétienne et patriote pratique l’agere contra, la contre-attaque : elle redouble de dévouement au dispensaire, où elle contracte la gale. La religieuse qui la soigne en maniant la brosse de chiendent déclare, dans l’admiration, aux enfants : « Votre maman est une sainte (4) ! » A l’ambulance du collège, elle ne répugne pas à soigner les blessés allemands, mais lorsque les diaconesses allemandes viennent loger chez elle, les salles du rez-de-chaussée où l’on se tient leur sont fermées, et à des troupes de passage elle n’offre que les chambres nues du second. La coupe débordait : elle fut enfermée plusieurs jours dans les caves de la mairie de Tourcoing.
Le front reste tout proche, en Belgique, à Ypres et au fameux Mont-Kemmel. Marcel Lefebvre se souvient de ces soirs et de ces nuits où l’horizon est constamment éclairé par les obus qui éclatent ; tout le ciel est en feu et un roulement continu se fait entendre. Le lendemain, on voit arriver des cortèges de voitures de blessés allemands à l’hôpital improvisé en face de la maison.
Le Vendredi saint 1916 (5), les Allemands annoncent la mobilisation de toutes les filles valides à partir de 17 ans, pour aller travailler dans les centres d’armement. Ordre à toutes les personnes d’être prêtes sur le trottoir. Derrière les rideaux, les enfants Lefebvre assistent à la razzia. Les inquiétudes continuelles, et maintenant ces enlèvements cruels, s’impriment dans leur âme.
« Cela a marqué notre enfance, dira Mgr Lefebvre ; même si on n’a que neuf, dix, onze ans, on ne peut s’empêcher… La guerre est vraiment une chose épouvantable… Il est clair que ça nous a marqués, nous les aînés ; nous cinq, nous avons été marqués par ces événements, et je pense que la vocation est due en partie à cela. Parce que nous avons vu que la vie humaine, c’était peu de chose et qu’il fallait savoir souffrir (6) » (…)
Vocation de Marcel
La rentrée 1914 voit le collège déserté par de nombreux professeurs, mobilisés comme aumôniers, parfois les meilleurs. Un prêtre remplaçant est, hélas ! déséquilibré. Il y a grand désarroi dans la pauvre classe et Marcel en est indigné, si bien que maman doit aller se plaindre auprès des supérieurs. Décidément, conclut Christiane qui rapporte le fait, l’injustice, soit dans les jeux, soit dans la direction, le fera toujours bondir (7).
Marcel entre en sixième Al en octobre 1915. Il se maintient à un excellent niveau : il obtient douze nominations au palmarès de juillet 1916. Il entre cette année-là dans la Congrégation des Saints Anges, groupe de piété organisé parmi les collégiens de son âge, et il prononce un acte de consécration aux saints anges avec ses camarades Jacques Dumortier, Christian Leurent et Georges Donze (8).
L’année 1916–1917 fut bouleversée par l’occupation partielle puis totale du collège, à l’exception de la chapelle, par l’armée allemande. Les cours eurent lieu dans des locaux de fortune. Des élèves patriotes, arrêtés pour des méfaits envers l’armée allemande, furent libérés grâce à l’intervention de l’abbé Maurice Lehembre, professeur d’allemand : son plaidoyer en bel allemand fut admiré des juges et obtint l’acquittement (9).
L’année 1917–1918, toujours extra-muros, fut décisive dans le développement spirituel, moral et intellectuel de Marcel. Il manifesta son courage et sa piété en allant chaque jour, avant la levée du couvre-feu, servir à six heures la messe de son confesseur, l’abbé Desmarchelier. Un matin, il échappa de justesse à une patrouille allemande qui ne semblait que l’attendre et qui l’aurait facilement malmené. Dans ces conditions, pourrait-il continuer à aller servir la messe ? L’abbé conseilla simplement que Marcel passât de l’autre côté, par la rue de l’Abattoir. Était-elle plus sûre ? Toujours est-il que Marcel fit chaque matin un acte de foi et de courage que Dieu ne put que bénir.
(…) L’excellent abbé Louis Desmarchelier contribua à la révélation de sa vocation à l’adolescent, spécialement en cette classe de quatrième Al où il fut son professeur principal (1917–1918). Toute la classe le vénérait, il en fit une classe modèle. Marcel y avait-il sa part ? se demande Christiane. Nous le croyons volontiers d’après ses résultats scolaires premiers prix de diligence et d’exercices grecs (une nouvelle matière), deuxième prix de récitation classique et une dizaine d’accessits, dont le second d’instruction religieuse (10).
A la fin de l’année scolaire, toute la classe s’unit pour faire une pétition auprès du supérieur afin que leur professeur leur restât en classe de troisième, ce qui fut bien accepté. Directeur spirituel de la plupart de ses élèves, il fut un instrument de choix de la grâce divine, puisque, sur dix ou douze anciens des deux classes de M. Desmarchelier, deux seulement se marièrent, tous les autres entrèrent dans les ordres (11).
Source : Pour Qu’il Règne n° 118 de juillet-août 2014 – District de Belgique et des Pays-Bas
Notes
(1) Extraits de Marcel Lefebvre, une vie, Clovis 2002, pp. 23–28
(2) La petite histoire de ma longue vie, vie de Mgr Lefebvre racontée par lui-même, Corlet 1999 (PHLH), 13, 15 ; Un père et une mère, biographie des parents de Mgr Lefebvre, Bulle 1993, 24–25, 88–89 ; Mon frère, Monseigneur Marcel Lefebvre, souvenirs de Mère Marie-Christiane (MFMM), 9.
(3) POUCHAIN, 195–198 ; 200–201.
(4) Mère MARIE-CHRISTIANE, L. 9 septembre 1996.
(5) Mgr H. MASQUELIER, Madame Paul Féron-Vrau, Paris, Bonne Presse, 1931, p. 193 ; PHLH, 11.
(6) PHLH, 19–20.
(7) MFMM, 5.
(8) Arch. de l’institut du Sacré-Cœur, 25 Z 16, livre 35.
(9) Institut du Sacré-Cœur, Album commémoratif, 1865–1965, pp. 31–32.
(10) Palmarès manuscrit, années de guerre 1917–1918.
(11) MFMM, 6.