Les années de la grande guerre vues par Mgr Marcel Lefebvre

Marcel Lefebvre : une vie,
Éditions Clovis, Étampes, 2002,
719 p. + 17 p. d’illustrations.

« Vint la Grande Guerre, qui mar­qua l’en­fance de Marcel Lefebvre. Il la décrit telle qu’il l’a vécue : du jour au len­de­main, tous les hommes sont mobi­li­sés, les femmes demeurent seules à la mai­son avec leurs enfants. Dans les écoles, ne res­tent que les pro­fes­seurs âgés ou malades. Dans les paroisses, les vicaires partent : là où il y avait cinq ou six prêtres, il n’en reste qu’un ou deux. Puis, rapi­de­ment, ce sont les com­bats. Les nou­velles arrivent du front, les bles­sés rame­nés en arrière en témoignent : il y a beau­coup de morts, beau­coup de prisonniers. »

Mgr Bernard Tissier de Mallerais (1)

René Lefebvre (2), père de six enfants, n’é­tait pas mobi­li­sable, mais il offrit ses ser­vices à la Société de Secours des Blessés Militaires de Tourcoing ; il se ren­dait en auto à tra­vers les postes alle­mands, à la recherche des bles­sés fran­çais. Bien vite, les armées enne­mies dépassent Lille, le 2 sep­tembre 1914, mais c’est seule­ment en octobre que l’ar­ron­dis­se­ment de Lille sera réel­le­ment occupé.

L’entrée des troupes bava­roises à Lille, le 13 octobre, est pré­cé­dée d’un intense bom­bar­de­ment. De Tourcoing, Marcel Lefebvre aper­çoit les flammes et assiste, le len­de­main, au défi­lé des hus­sards et des uhlans (lan­ciers à cheval).

Une fois Tourcoing occu­pée, René Lefebvre soigne les bles­sés fran­çais pri­son­niers et en pro­fite pour favo­ri­ser l’é­va­sion de pri­son­niers anglais. Dès jan­vier 1915, se sen­tant sur­veillé, il mure soi­gneu­se­ment son stock de laine et passe en Hollande avec des docu­ments d’un ser­vice belge de ren­sei­gne­ment, puis en Angleterre d’où il assure des mis­sions en Belgique pour le compte de l’Intelligence Service. Revenu en France, il devient convoyeur des ser­vices radio­lo­giques de la S.S.B.M. au front, puis admi­nis­tra­teur de l’Hôpital 60 à Paris.

Madame Lefebvre se trouve seule pour veiller sur la mai­son­née et sur l’u­sine. Sa force d’âme frappe plus d’une fois le jeune Marcel. La popu­la­tion se trouve en état de quasi-​famine ; Marcel se sou­vient des soupes popu­laires qu’on allait prendre dans les salles de la mai­rie, des pou­lets amé­ri­cains qui arri­vaient pour­ris, du pain noir et gluant sous la croûte…

Les Allemands réqui­si­tionnent les stocks des usines en 1915, découvrent les caches, puis enlèvent ou détruisent les machines pour infli­ger à un concur­rent redou­té un han­di­cap durable. Enfin, ils exigent la col­la­bo­ra­tion à l’ef­fort de guerre du Reich. Les patrons opposent un Non pos­su­mus. Ils sont empri­son­nés le même jour et, bien­tôt, 131 Roubaisiens sont dépor­tés à Güstow, dans le Mecklembourg par­mi eux Félix Watine, frère de Madame Lefebvre (3).

La vaillante chré­tienne et patriote pra­tique l’agere contra, la contre-​attaque : elle redouble de dévoue­ment au dis­pen­saire, où elle contracte la gale. La reli­gieuse qui la soigne en maniant la brosse de chien­dent déclare, dans l’ad­mi­ra­tion, aux enfants : « Votre maman est une sainte (4) ! » A l’am­bu­lance du col­lège, elle ne répugne pas à soi­gner les bles­sés alle­mands, mais lorsque les dia­co­nesses alle­mandes viennent loger chez elle, les salles du rez-​de-​chaussée où l’on se tient leur sont fer­mées, et à des troupes de pas­sage elle n’offre que les chambres nues du second. La coupe débor­dait : elle fut enfer­mée plu­sieurs jours dans les caves de la mai­rie de Tourcoing.

Le front reste tout proche, en Belgique, à Ypres et au fameux Mont-​Kemmel. Marcel Lefebvre se sou­vient de ces soirs et de ces nuits où l’ho­ri­zon est constam­ment éclai­ré par les obus qui éclatent ; tout le ciel est en feu et un rou­le­ment conti­nu se fait entendre. Le len­de­main, on voit arri­ver des cor­tèges de voi­tures de bles­sés alle­mands à l’hô­pi­tal impro­vi­sé en face de la maison.
Le Vendredi saint 1916 (5), les Allemands annoncent la mobi­li­sa­tion de toutes les filles valides à par­tir de 17 ans, pour aller tra­vailler dans les centres d’ar­me­ment. Ordre à toutes les per­sonnes d’être prêtes sur le trot­toir. Derrière les rideaux, les enfants Lefebvre assistent à la raz­zia. Les inquié­tudes conti­nuelles, et main­te­nant ces enlè­ve­ments cruels, s’im­priment dans leur âme.
« Cela a mar­qué notre enfance, dira Mgr Lefebvre ; même si on n’a que neuf, dix, onze ans, on ne peut s’empêcher… La guerre est vrai­ment une chose épou­van­table… Il est clair que ça nous a mar­qués, nous les aînés ; nous cinq, nous avons été mar­qués par ces évé­ne­ments, et je pense que la voca­tion est due en par­tie à cela. Parce que nous avons vu que la vie humaine, c’é­tait peu de chose et qu’il fal­lait savoir souf­frir (6) » (…)

Vocation de Marcel

La ren­trée 1914 voit le col­lège déser­té par de nom­breux pro­fes­seurs, mobi­li­sés comme aumô­niers, par­fois les meilleurs. Un prêtre rem­pla­çant est, hélas ! dés­équi­li­bré. Il y a grand désar­roi dans la pauvre classe et Marcel en est indi­gné, si bien que maman doit aller se plaindre auprès des supé­rieurs. Décidément, conclut Christiane qui rap­porte le fait, l’in­jus­tice, soit dans les jeux, soit dans la direc­tion, le fera tou­jours bon­dir (7).

Marcel entre en sixième Al en octobre 1915. Il se main­tient à un excellent niveau : il obtient douze nomi­na­tions au pal­ma­rès de juillet 1916. Il entre cette année-​là dans la Congrégation des Saints Anges, groupe de pié­té orga­ni­sé par­mi les col­lé­giens de son âge, et il pro­nonce un acte de consé­cra­tion aux saints anges avec ses cama­rades Jacques Dumortier, Christian Leurent et Georges Donze (8).

L’année 1916–1917 fut bou­le­ver­sée par l’oc­cu­pa­tion par­tielle puis totale du col­lège, à l’ex­cep­tion de la cha­pelle, par l’ar­mée alle­mande. Les cours eurent lieu dans des locaux de for­tune. Des élèves patriotes, arrê­tés pour des méfaits envers l’ar­mée alle­mande, furent libé­rés grâce à l’in­ter­ven­tion de l’ab­bé Maurice Lehembre, pro­fes­seur d’al­le­mand : son plai­doyer en bel alle­mand fut admi­ré des juges et obtint l’ac­quit­te­ment (9).

L’année 1917–1918, tou­jours extra-​muros, fut déci­sive dans le déve­lop­pe­ment spi­ri­tuel, moral et intel­lec­tuel de Marcel. Il mani­fes­ta son cou­rage et sa pié­té en allant chaque jour, avant la levée du couvre-​feu, ser­vir à six heures la messe de son confes­seur, l’ab­bé Desmarchelier. Un matin, il échap­pa de jus­tesse à une patrouille alle­mande qui ne sem­blait que l’at­tendre et qui l’au­rait faci­le­ment mal­me­né. Dans ces condi­tions, pourrait-​il conti­nuer à aller ser­vir la messe ? L’abbé conseilla sim­ple­ment que Marcel pas­sât de l’autre côté, par la rue de l’Abattoir. Était-​elle plus sûre ? Toujours est-​il que Marcel fit chaque matin un acte de foi et de cou­rage que Dieu ne put que bénir.

(…) L’excellent abbé Louis Desmarchelier contri­bua à la révé­la­tion de sa voca­tion à l’a­do­les­cent, spé­cia­le­ment en cette classe de qua­trième Al où il fut son pro­fes­seur prin­ci­pal (1917–1918). Toute la classe le véné­rait, il en fit une classe modèle. Marcel y avait-​il sa part ? se demande Christiane. Nous le croyons volon­tiers d’a­près ses résul­tats sco­laires pre­miers prix de dili­gence et d’exer­cices grecs (une nou­velle matière), deuxième prix de réci­ta­tion clas­sique et une dizaine d’ac­ces­sits, dont le second d’ins­truc­tion reli­gieuse (10).

A la fin de l’an­née sco­laire, toute la classe s’u­nit pour faire une péti­tion auprès du supé­rieur afin que leur pro­fes­seur leur res­tât en classe de troi­sième, ce qui fut bien accep­té. Directeur spi­ri­tuel de la plu­part de ses élèves, il fut un ins­tru­ment de choix de la grâce divine, puisque, sur dix ou douze anciens des deux classes de M. Desmarchelier, deux seule­ment se marièrent, tous les autres entrèrent dans les ordres (11).

Source : Pour Qu’il Règne n° 118 de juillet-​août 2014 – District de Belgique et des Pays-Bas

Notes

(1) Extraits de Marcel Lefebvre, une vie, Clovis 2002, pp. 23–28
(2) La petite his­toire de ma longue vie, vie de Mgr Lefebvre racon­tée par lui-​même, Corlet 1999 (PHLH), 13, 15 ; Un père et une mère, bio­gra­phie des parents de Mgr Lefebvre, Bulle 1993, 24–25, 88–89 ; Mon frère, Monseigneur Marcel Lefebvre, sou­ve­nirs de Mère Marie-​Christiane (MFMM), 9.
(3) POUCHAIN, 195–198 ; 200–201.
(4) Mère MARIE-​CHRISTIANE, L. 9 sep­tembre 1996.
(5) Mgr H. MASQUELIER, Madame Paul Féron-​Vrau, Paris, Bonne Presse, 1931, p. 193 ; PHLH, 11.
(6) PHLH, 19–20.
(7) MFMM, 5.
(8) Arch. de l’ins­ti­tut du Sacré-​Cœur, 25 Z 16, livre 35.
(9) Institut du Sacré-​Cœur, Album com­mé­mo­ra­tif, 1865–1965, pp. 31–32.
(10) Palmarès manus­crit, années de guerre 1917–1918.
(11) MFMM, 6.