Les tribunaux ecclésiastiques actuels prononcent de nombreuses sentences de déclaration de nullité de mariage. Quelle est la valeur de ces sentences ? Peut-on s’y fier ? Pourquoi, avant le concile Vatican II, ces sentences de nullité étaient-elles plus rares que maintenant ?
1) Le nouveau canon 1095
La réforme du droit canonique issue du concile Vatican II a malheureusement introduit des motifs extrêmement subjectifs et non traditionnels permettant de considérer nul un mariage qui autrefois ne l’aurait jamais été. Il s’agit spécialement du canon 1095 du Code de 1983 qui dit : « Sont incapables de contracter mariage les personnes : 1°) qui n’ont pas l’usage suffisant de la raison ; 2°) qui souffrent d’un grave défaut de discernement concernant les droits et les devoirs essentiels du mariage à donner et à recevoir mutuellement ; 3°) qui pour des causes de nature psychique ne peuvent assumer les obligations essentielles du mariage ».
En 1986, M. l’abbé Coache, canoniste, commentait avec justesse ce canon : « On a là une belle imprécision qui va autoriser et favoriser toutes les tentatives de procès en nullité ! [1]». De fait, aujourd’hui, lorsque des époux veulent obtenir une déclaration de nullité de leur mariage pour pouvoir se remarier à l’église, ils s’appuient le plus souvent, et avec succès, sur le canon 1095. Dans son Traité de Droit canonique [2], Raoul Naz donne quelques statistiques des causes matrimoniales du tribunal de la Rote romaine. Entre 1935 et 1946, la Rote a prononcé en moyenne chaque année 70 sentences terminant des causes matrimoniales. Sur ces 70 sentences, environ 32 sont déclaratives de nullité, soit un peu moins de 50%. L’année canonique 2014–2015 a publié une étude statistique sur l’activité des officialités d’Ile-de-France entre 1973 et 2005.
Voici quelques extraits [3] :
Sont ensuite analysés les chefs de nullité invoqués. Entre 1973 et 1983, la majorité des déclarations de nullité provenaient de l’exclusion d’un élément essentiel au mariage (procréation, fidélité ou indissolubilité). Depuis le Code de 1983 vient en 1re position le grave défaut de discernement (nc 1095, 2°), puis l’incapacité d’assumer les obligations du mariage (nc 1095, 3°), ensuite l’exclusion d’un élément essentiel au mariage, enfin le dol et la crainte grave. L’ancien Official (juge ecclésiastique) de Paris a lui-même reconnu au sujet du nouveau canon 1095 : « Il semble parfois que l’on donne une trop forte extension à ces chefs considérés comme un fourre-tout [4] ». Ce nouveau canon 1095 a permis de multiplier les déclarations de nullité dans des proportions telles que les tribunaux matrimoniaux depuis 1983 ont perdu leur crédibilité auprès des catholiques sérieux.
2) Deux nouveaux empêchements ?
On pourrait objecter que l’Eglise a le pouvoir d’ajouter, par des dispositions positives, de nouveaux empêchements de mariage. Pourquoi alors ne pas voir dans ce nouveau canon 1095 deux nouveaux empêchements de droit ecclésiastique ? Parce que cette règle est incapable de régler. Elle est floue, sujette à autant d’interprétations que de juges. Le législateur aurait pu imposer un âge minimum plus élevé, afin d’éviter l’immaturité des contractants. C’eût été une règle objective. Voici ce qu’écrivait un juge du tribunal de la Rote en 1992 : « Bien qu’il soit l’un des plus souvent invoqués comme chef de nullité de mariage, le can. 1095, n°2 ne fait pas l’unanimité de la jurisprudence, même à Rome. Les termes en sont bien connus. Mais que faut-il entendre par grave défaut de discernement ? Quel est le minimum de discrétion du jugement au-dessous duquel le consentement est invalide ? (…) Le discernement dont il s’agit ici concerne-t-il seulement les droits et les obligations que comporte le pacte, ou s’étend-il aussi à l’élection de la personne avec qui on prétend passer toute son existence ? Autrement dit, un grave manque de jugement dans le choix de son partenaire – ce qui n’est pas rare, car l’amour est aveugle – suffit-il pour que l’on puisse déclarer nul un mariage en vertu du can. 1095, n°2 ? Autant de questions débattues. » [5]
3) Une simple explicitation du droit naturel ?
On pourrait aussi objecter que cet empêchement n’est pas nouveau, et même qu’il est de droit naturel, ce qui n’est pas entièrement faux. Le Père Gasparri, dans son célèbre traité du mariage, écrit : « L’usage pur et simple de la raison ne suffit pas, un discernement, une maturité du jugement proportionnée au contrat est requise [6] ». De fait, l’incapacité d’assumer les obligations du mariage tout comme le grave défaut de discernement ont motivé des déclarations de nullité même avant 1983. La première sentence rotale positive sur l’immaturité date de 1967 [7]. Il faut répondre que le grave défaut de discernement n’invalide le consentement de droit naturel que s’il empêche les contractants de comprendre ce qu’ils font en se mariant, comme l’explique saint Thomas [8]. Il s’agit là d’un manque de maturité au niveau de l’intelligence. Mais tout autre est l’immaturité qui, bien souvent, est considérée aujourd’hui par les juges comme invalidant le mariage, en vertu de ce canon 1095, 2°. Une sentence rotale l’explique : « Les causes du grave défaut de discernement dont il est question au can. 1095, 2° peuvent être multiples. Nombreuses sont les anomalies psychiques qui touchent directement la volonté, diminuant et parfois annihilant la capacité de libre détermination du sujet. Il n’est pas rare de trouver des gens qui agissent sous l’influence de pulsions qu’ils ne maîtrisent pas. Au for canonique, on parle indistinctement de maladies et d’anomalies psychiques. Le concept de faiblesse mentale est entendu au sens large et inclut non seulement les psychoses mais aussi les névroses, les troubles du caractère, l’immaturité affective, les troubles psychosexuels, bref toutes les affections psychologiques et anomalies touchant le psychisme » [9]. Prétendre avec ce canoniste romain que toutes ces fragilités invalident le consentement, c’est poser en principe une affirmation qui ne découle pas du droit naturel.Quant à l’incapacité d’assumer les obligations du mariage, elle se fonde sur le principe qui, en lui-même, est juste : à l’impossible nul n’est tenu. Ce chef de nullité a fait son apparition peu après Vatican II. Une sentence de la Rote du 6 juillet 1973 déclare nul un mariage dont le contractant était homosexuel. La sentence parle d’ « incapacité d’assumer les obligations substantielles du mariage » et ramène ce chef de nullité au défaut de l’objet du consentement [10]. Saint Thomas admet qu’on ne peut pas s’engager validement à ce dont on est incapable [11]. Donc celui qui est incapable psychiquement de tenir ses engagements matrimoniaux ne contracte pas validement. Mais là encore, la jurisprudence récente va beaucoup plus loin que le droit naturel. Souvent, un simple déséquilibre psychologique est considéré par les juges comme invalidant, alors que, de droit naturel, il n’est pas invalidant. C’est pourquoi de nombreuses sentences rotales récentes déclarent nuls des mariages qui, soixante ans plus tôt, n’auraient pas bénéficié d’une telle sentence.
4) Un nouveau sacrement ?
Il y a dans cette réforme quelque chose de plus grave encore. Le concile de Trente rappelle que l’Eglise n’a pas le pouvoir de modifier la substance des sacrements [12]. Or il est légitime de se demander si cette réforme, qui s’inscrit dans une nouvelle vision du mariage, ne modifie pas la substance du sacrement de mariage. En effet, depuis les années 1970, plusieurs mariages sont déclarés nuls par le tribunal de la Rote romaine pour un motif totalement nouveau : l’exclusion du bonum conjugum, du bien des époux. Or, absolument jamais, avant le concile Vatican II, un tel motif n’a été considéré comme une cause de nullité de mariage. Une sentence rotale du 8 novembre 2000 explique ce nouveau motif de nullité : « L’acte positif de volonté contre l’ordonnancement du mariage au bien des conjoints est réalisé, lorsque la volition de celui qui se marie est directement opposée à l’exigence, tant humaine que chrétienne, de croître de façon continue dans la com-munion jusqu’à l’unité vraiment féconde des corps, des cœurs, des esprits et des volontés [13] ». Autre exemple, cet extrait d’une sentence rotale du 20 mai 2010 qui reconnaît l’invalidité du mariage : « Il ressort des actes de la cause et de l’expertise que la femme a été incapable d’inaugurer et de maintenir la nécessaire relation interpersonnelle duale et égale, puisque sa condition psychologique l’empêchait de créer et de vivre le minimum tolérable d’une communauté de toute la vie [14] ». Une enquête a été effectuée auprès du tribunal ecclésiastique de Sicile. En 2012, 2% des déclarations de nullité de mariage s’appuient sur le chef d’exclusion du bonum conjugum [15]. Pourquoi une telle exclusion entraîne-t-elle la nullité du mariage ? Mgr Pinto, juge au tribunal de la Rote, en donne la raison : « Contracte un mariage nul en rai-son d’une incapacité d’assumer l’obligation qui répond au bien des époux, celui qui en raison d’une grave anomalie soit psychosexuelle, soit (…) de la personnalité, ne peut donner à son partenaire le droit à une manière d’agir où ce partenaire trouve son complément psychologique psychosexuel spécifique de conjoint authentique, pas même dans ce qui est substantiel, en raison de quoi la communauté conjugale est im-possible au moins moralement [16] ». De très nombreuses sentences rotales expliquent que « une perturbation psychique, clairement établie, rendant impossibles les relations interpersonnelles conjugales, rendent le sujet incapable de se marier validement [17] ». Une sentence du 13 mai 2004 prononcée par le tribunal de la Rote déclare un mariage nul pour exclusion par l’épouse du bien des époux. Voici l’explication fournie : « L’union conjugale, cela ne fait aucun doute, est théologiquement ordonnée non seulement à la procréation et à l’éducation des enfants, mais d’abord au bien des conjoints. Les époux sont mari et femme d’abord, père et mère ensuite. Le bonum conjugum, comme fin et élément essentiel de l’alliance matrimoniale, est comme la somme de tous les biens provenant de la relation interpersonnelle des conjoints ». Et la sentence romaine de conclure à la nullité de tout mariage « quand la volonté du contractant s’oppose directement à la requête, tant humaine que chrétienne, d’une croissance continue dans une communion plus pleine allant jusqu’à l’unité des corps, des cœurs, des esprits et des volontés [18] ».
5) Quel est l’objet du consentement matrimonial ?
Derrière ces sentences rotales se cache une nouvelle vision de l’objet du consentement matrimonial. Le Code de 1917 le définissait ainsi : « Le consentement matrimonial est un acte de volonté par lequel chaque partie donne et accepte le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’accomplissement des actes aptes de soi à la génération des enfants [19] ». L’objet de ce consentement est donc très précis et bien délimité. Or le Concile Vatican II, dans la constitution Gaudium et spes, définit le mariage comme « une communauté de vie et d’amour » (n°48). Les canonistes ont été nombreux à s’appuyer sur cette nouvelle définition pour faire entrer la communauté de vie et d’amour dans l’objet du contrat matrimonial. Par exemple, Mgr Fagiolo, canoniste, écrit : « D’après Gaudium et spes, il apparaît que l’élément premier et essentiel qui spécifie le mariage est la communauté de vie et d’amour entre l’homme et la femme [20] ». La même doctrine se trouve dans le Code de droit canonique de 1983, au canon 1055, qui définit le mariage comme une « alliance matrimoniale par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie ». Par conséquent la communauté de vie et d’amour entre, selon la nouvelle législation, comme partie, et partie principale, de l’objet du consentement matrimonial, et avec elle la relation interpersonnelle entre les époux, c’est-à-dire leur cohabitation, bonne entente, mutuel épanouissement et perfectionnement. Une sentence rotale de 1980 a le mérite de l’avouer clairement : « La jurisprudence rotale récente affirme que l’objet du consentement matrimonial n’est pas seulement le « jus in corpus », mais aussi le droit à la communion de vie. (Sentence du 14 avril 1975, coram Raad). C’est dire que la capacité requise pour le mariage doit être comprise comme une capacité à mener une communion intime de vie et d’amour conjugal. On doit donc regarder comme inapte au mariage le sujet qui ne peut établir une saine relation interpersonnelle. En effet, l’incapacité d’assumer les charges du mariage comprend aussi cette intime communion de vie, qui consiste dans le don de deux personnes [21] ». Déjà en 1969, soit quatre ans seulement après la clôture du concile Vatican II, un juge du tribunal de la Rote citait le n°48 de Gaudium et spes et commentait : « Cette déclaration du second concile du Vatican a un sens juridique. Elle ne regarde pas, en effet, le simple fait de l’instauration de la communauté de vie, mais le droit et l’obligation à cette intime communauté de vie, qui a comme élément absolument spécifique l’union intime des personnes, par laquelle l’homme et la femme deviennent une seule chair, à quoi tend comme à son faîte cette communauté de vie [22] ». Le canoniste Jacques Vernay, official de Lyon et professeur à la Faculté de Droit canonique de Paris, commentera cette sentence en relevant « l’aspect novateur de la démonstration : l’objet du consentement matrimonial n’est pas seulement le droit sur le corps, mais le droit à la communauté de vie, selon l’en-seignement de Vatican II [23] ». Mgr Charles Lefebvre, doyen de la Rote, explique dans le même sens : « La constitution Gaudium et spes établit clairement que le droit à la communauté de vie doit être compris comme l’objet du contrat matrimonial [24] ». Autre exemple : Mgr Pinto, auditeur de la Rote, écrit dans une sentence du 23 novembre 1979 : « Contracte invalidement le futur qui, par un acte positif de la volonté, exclut le droit à la communion de vie, ou bien qui est incapable de donner ce droit d’une manière antécédente et perpétuelle. Dans l’un et l’autre cas, la donation de l’objet formel essentiel, l’essentiel du contrat, n’est pas vérifié [25] ». Dernier exemple, le 27 novembre 2009, le tribunal de la Rote prononce une déclaration de nullité de mariage en s’appuyant sur le motif suivant : « Les droits inclus dans les trois biens traditionnels ne semblent pas suffire. Il est requis au-dessus de cela le droit à la communauté de vie, décrit dans les Saintes Ecritures comme « l’aide » et assumé par le concile Vatican II (Gaudium et spes n°48) sous les mots « union intime des cœurs et de leurs activités » [26] ».
6) La réponse du Pape Pie XII
Le droit à la communauté de vie est, selon la conception traditionnelle, hors de l’objet du pacte matrimonial. Pie XII le réaffirme contre les novateurs en 1944 en faisant insérer aux Acta Apostolicæ Sedis une sentence de la Sainte Rote Romaine [27], qui rappelle la hiérarchie des deux fins du mariage et rappelle que « la communauté d’habitation, de chambre et de table n’appartient pas à la substance du mariage » même si elle relève de l’intégrité de la vie conjugale [28]. La sentence conclut que si un contractant refuse explicitement de donner à son conjoint le droit à l’aide mutuelle et à la communauté de vie, le mariage peut être valide, pourvu que soit bien donné le droit aux actes aptes à la génération [29]. Le Père Cappello, canoniste romain réputé, l’affirme aussi clairement : « La communauté de vie, c’est-à-dire de lit, de table et d’habitation, appartient à l’intégrité, mais non à l’essence du mariage, en sorte que le mariage est valide, même si cette vie commune a été exclue par un pacte, à condition toutefois que le droit sur le corps soit sauf [30] ». L’enseignement du cardinal Gasparri est parfaitement identique [31]. On pourrait tout au plus se demander si la communauté de lit, de table et de toit dont parlent les auteurs traditionnels coïncide parfaitement avec la communauté de vie conjugale dont parlent les auteurs modernes. Mais même si l’on admet le doute sur ce point, il demeure certain que le législateur ne s’est pas contenté d’ajouter une nouvelle condition à la validité du mariage, ni un nouvel empêchement dirimant de droit ecclésiastique. Contaminé par une philosophie personnaliste qui place le bien de la personne au-dessus du bien commun, il a tenté d’élargir l’objet même du contrat matrimonial. Si l’on objecte que cette modification n’a pas pour auteur le législateur, mais seulement les juges romains de la Rote, il faut répondre que, lorsque les sentences de la Rote romaine donnent une interprétation de la loi constante et uniforme, alors elles font jurisprudence. A l’inverse, les sentences des officialités diocésaines ne font pas jurisprudence [32].
7) Un mariage sans amour est-il valide ?
Traditionnellement, l’amour mutuel des époux n’a jamais été considéré comme un élément nécessaire à la validité du mariage. Un juge du tribunal de la Rote va jusqu’à dire en 1925 : « L’amour est un élément totalement étranger au contrat matrimonial. Les futurs peuvent se marier pour des raisons infinies. Un mariage valide peut coexister avec la répugnance [33] ». Le pape Paul VI lui-même, dans son discours à la Rote du 9 février 1976, rappelle cette position traditionnelle, tout en ajoutant que l’amour des époux est un élément psychologique de très grande importance. Un an plus tard, une autre sentence rotale résume la doctrine catholique : « La validité du mariage ne dépend pas de ce que les conjoints aient émis leur consentement par amour, mais de ce que le consentement, requis par le droit, ait été émis ou non [34] » De fait, de nombreux mariages ont été des échecs parce que les époux se sont mariés par intérêt et non par amour. Ils se sont enfermés dès le début dans leur égoïsme. Mais jamais, avant le concile Vatican II, un tel égoïsme, aussi triste et coupable soit-il, n’a été considéré comme un motif de nullité de mariage. Cependant, comment maintenir cette position tout en définissant le mariage, à la suite de Vatican II, comme « une communauté d’amour [35] » ? Mgr Marcel Lefebvre, dans une intervention au Concile déposée le 9 septembre 1965, remarque : « Le chapitre du mariage présente l’amour conjugal comme l’élément primaire du mariage, dont procède l’élément secondaire, la procréation ; tout au long du chapitre, amour conjugal et mariage sont identifiés. Cela est contraire à la doctrine traditionnelle de l’Eglise et, si on l’admettait, il s’ensuivrait les pires conséquences. On pourrait dire en effet : « pas d’amour conjugal, donc pas de mariage ! » Or, combien de mariages sans amour conjugal ! Ce sont pourtant d’authentiques mariages [36] ». Cette crainte de l’ancien archevêque de Dakar s’est hélas révélée fondée. On lit par exemple dans une sentence rotale du 16 octobre 1984 : « Si l’amour est compris comme une volonté et si la volonté dans le consente-ment conjugal, entendu au moins comme acte psychologique, comporte la donation de tout soi-même comme personne, il s’en-suit que là où il n’y a pas cet amour, il n’y a pas non plus de volonté matrimoniale [37] ». En 1999, devant le tribunal de la Rote, le pape Jean-Paul II a favorisé implicitement cette thèse en affirmant : « Le consentement mutuel n’est autre que la prise d’un engagement, consciente et responsable, au moyen d’un acte juridique par lequel, dans la donation réciproque, les époux se promettent un amour total et définitif [38] ». Le 27 novembre 2009, le tribunal de la Rote déclarait nul un mariage en s’appuyant sur le raisonnement dont voici un extrait : « L’incapacité ordonnée au consentement selon le canon 1095, 3°, concerne le plus souvent l’impossibilité d’établir une véritable communauté de vie et d’amour ; le magistère de Jean-Paul II concernant la relation conjugale reste immortel. Une relation essentielle a été instituée par le Pontife entre le consentement et l’amour conjugal ; ce qui fait que le consentement, même s’il est la cause efficiente du mariage, doit être considéré essentiellement en relation avec les propriétés et les fins essentielles du mariage parmi lesquelles sont énumérés par le concile Vatican II (…) le bien des époux et l’amour conjugal [39] ». Remarquons bien que les juges modernes, à la suite de Jean-Paul II, ne considèrent pas ici l’amour au sens de simple affection sensible, encore moins de simple attrait charnel. Le mot amour est pris dans son sens plus noble de volonté du bien de l’autre, de don de soi. Il s’oppose à l’égoïsme. Pris dans ce sens, l’amour des époux est nécessaire pour leur épanouissement et leur perfectionnement mutuels. Il rejoint donc le soutien mutuel et la communauté de vie conjugale. C’est donc avec une cohérence parfaite que le législateur, voulant élargir l’objet du consentement matrimonial à la communauté de vie, considère comme chef de nullité ce qui lui est radicalement contraire. Il apparaît donc à nouveau que les autorités ecclésiastiques, depuis Vatican II, prétendent modifier la nature du consentement des époux.
8) Le pouvoir du pape
Il est certain que le successeur de Pierre peut établir des empêchements ou des vices de consentement dirimant le mariage, c’est-à-dire le rendant nul [40]. En revanche, il n’a pas le pouvoir de modifier l’objet du contrat matrimonial. En effet, le sacrement de mariage a cette particularité unique par rapport aux autres sacrements d’être un contrat de droit naturel élevé par le Christ à la dignité de sacrement. Mais le Christ n’a pas changé la nature de ce contrat. Changer l’objet du sacrement de mariage, c’est définir comme mariage chrétien un contrat autre que le contrat de droit naturel, ce que le Christ n’a pas voulu faire, et donc ce que le pape lui-même n’a pas le pouvoir de faire. Comme l’explique Pie XI, « ce n’est pas par les hommes, mais par l’auteur même de la nature, le Christ Seigneur, que le mariage a été muni de ses lois. Par suite, ces lois ne sauraient dépendre en rien des volontés humaines [41] ». Nous en avons une belle illustration dans la pratique suivante : quand deux païens mariés selon le droit naturel se font baptiser, l’Eglise ne leur demande pas de renouveler leur consentement matrimonial. Par le baptême des deux époux, le mariage devient sacrement. Or, si l’objet du mariage chrétien était plus large que l’objet du mariage naturel, il faudrait leur demander d’émettre un nouveau consentement sur un contrat dont l’objet serait plus étendu que celui du mariage naturel. Il faudrait donc conclure que les païens mariés qui se font baptiser ne sont pas mariés sacramentellement tant qu’ils n’ont pas émis ce nouveau consentement. Et s’ils ne l’acceptaient pas, quelle serait la valeur de leur mariage contracté dans le paganisme ?
9) Que conclure ?
Le législateur ecclésiastique a outrepassé ses droits. Il a modifié la substance même du sacrement de mariage. Il est donc urgent de revenir à la vision catholique du mariage, telle qu’on la trouve dans le Code de droit canonique de 1917 et dans l’encyclique de Pie XI Casti connubii. En attendant, il est à craindre sérieusement que plusieurs mariages parfaitement valides et indissolubles aient été déclarés nuls par des tribunaux ecclésiastiques.
Abbé Bernard de Lacoste, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X et directeur du Séminaire d’Ecône
Source : Courrier de Rome – n° 631 d’avril 2020
- Le Droit canonique est-il aimable ?, p.2852 [↩]
- T.4, n°749 [↩]
- Mariages déclarés nuls en 1ère instance ; sentence confirmée en appel. [↩]
- Maurice Monier dans l’année CANONIQUE t. 38, année 1995, page 141 [↩]
- Sentence du 15 octobre 1992, coram Burke, dans l’année CANONIQUE t. 39, année 1997, page 197[↩]
- Edition de 1891, t. 2, n°777[↩]
- Coram Lefebvre, 8 juillet 1967, voir l’année CANONIQUE t. 57, année 2016, page 41.[↩]
- Suppl. q. 58 art. 5 ad 4um et 5um.[↩]
- Sentence du 21 juin 1996 cité dans l’année CANONIQUE, t. 42, année 2000, page 234[↩]
- Voir l’année CANONIQUE, t. 22, année 1978, page 246[↩]
- Suppl. q. 58 art. 1 in corp. et ad 4um[↩]
- 21e session, ch. 2, Dz 1728[↩]
- Coram Civili, cité dans Claude Jeantin, L’immaturité devant le droit matrimonial de l’Eglise, page 344[↩]
- Coram Boccafola, cité dans l’année CANONIQUE, t. 55, année 2013, page 308[↩]
- Claude Jeantin, L’immaturité devant le droit matrimonial de l’Eglise, page 348[↩]
- C. Pinto, 27 mai 1983, cité dans Louis Bonnet, La communauté de vie conjugale, 2004, page 506[↩]
- Par exemple coram Pompedda, 19 février 1982, cité par Louis Bonnet, op. cit., page 462[↩]
- Cité par l’année CANONIQUE, t. 44, année 2007, page 480[↩]
- Can. 1081 §2[↩]
- Annali di Dottrina e Giurisprudenza Canonica, t. 1, page 97[↩]
- Sentence du 17 mai 1980 coram Ewers, cité dans l’année CANONIQUE, t. 30, année 1987, page 441[↩]
- Sentence du 25 février 1969, coram Anne[↩]
- L’année CANONIQUE, t. 25, année 1981, page 362[↩]
- Sentence du 31 janvier 1976 citée par Louis Bonnet, op. cit., page 360[↩]
- L’année CANONIQUE, t. 37, année 1994, page 110[↩]
- Cité par l’année CANONIQUE, t. 53, année 2011, page 440[↩]
- AAS 36 (1944), 172–200[↩]
- Cf. Les Enseignements Pontificaux, Le mariage, Solesmes, Desclée, 1960, appendice n. 24–29[↩]
- n°24[↩]
- De matrimonio, n°574[↩]
- De matrimonio, n°7[↩]
- Voir CIC 17 can. 20 et CIC 83 can. 19 et L’année CANONIQUE, t. 31, année 1988, page 430[↩]
- Coram Julien, sentence du 9 janvier 1925, cité dans L’année CANONIQUE, t. 37, année 1994, page 106[↩]
- Coram Pinto, 15 juillet 1977, cité par Louis Bonnet[↩]
- Gaudium et spes n°47 et n°48[↩]
- J’accuse le concile, page 90[↩]
- Coram Ferraro cité par Louis Bonnet, op. cit.[↩]
- Discours du 21 janvier 1999 au tribunal de la Rote romaine[↩]
- Cité par l’année CANONIQUE, t. 53, année 2011, page 440[↩]
- Concile de Trente, 24e session, canon 4[↩]
- Encyclique Casti connubii du 31 décembre 1930[↩]