Extrait de Iota unum, pp. 360–362, Nouvelles Editions Latines, 1987
Il y a des institutions, des sociétés qui dérivent des principes du droit naturel et qui, comme tels, jouissent de la perpétuité sous diverses formes. Tels sont la famille, l’État, le sacerdoce. Et il y en a d’autres qui, engendrés par un certain degré de réflexion sur ces principes et par des circonstances historiques, doivent tomber quand la réflexion passe à un échelon supérieur ou quand cessent les circonstances. Ce fut, par exemple, l’esclavage. Jusqu’en des temps récents, la peine de mort a été à la fois justifiée théoriquement et pratiquée dans toutes les nations comme la sanction suprême dont la société frappe le mauvais, dans le triple but de réparer l’ordre de la justice, de se défendre et de détourner du mal les autres hommes.
La légitimité de la peine capitale est fondée sur deux propositions :
1° la société a le droit de se défendre ;
2° la défense comporte tous les moyens qui y sont nécessaires. La peine capitale est donc incluse dans la seconde proposition à condition que supprimer la vie d’un membre de l’organisme social soit devenu nécessaire à la conservation du tout.
La disposition croissante de nos contemporains à mitiger les peines est pour une part l’effet de l’esprit de clémence et de mansuétude propre à l’Évangile, contredit pendant des siècles par des coutumes judiciaires barbares. Il est pourtant vrai que l’horreur du sang a persisté dans l’Église, par une inconséquence qu’il n’y a pas lieu d’étudier ici. En effet, il faut rappeler que le droit canon frappait d”« irrégularité » non seulement le bourreau, mais aussi le juge qui condamne à mort selon les règles du droit (juxta ordinem juris), et même les plaideurs et les témoins d’une cause capitale si mort d’homme s’en ait suivi (CIC, 98, 4°).
La controverse ne se porte pas sur le droit de la société à se défendre, ce qui est l’inattaquable prémisse majeure du syllogisme pénal. Elle ne porte que sur la nécessité de supprimer l’offenseur pour s’en défendre, ce qui est la mineure. La doctrine traditionnelle, de saint Augustin à saint Thomas et à Taparelli d’Azeglio est que l’appréciation de la nécessité, qui conditionne la légitimité de la peine, est un jugement historique qui varie selon de degrés d’union morale de la communauté politique et selon le plus ou moins de force que doit déployer le bien commun qui l’unifie contre l’individualisme qui le désagrège. Même les systèmes proposant l’abolition de la peine de mort, à commencer par celui de Beccaria, une fois établie la majeure du syllogisme, donnent à la mineure un caractère purement historique, car ils admettent dans les cas exceptionnels, la guerre par exemple, la suppression de l’auteur de l’infraction. Durant la dernière guerre mondiale (1940–1945) même la Suisse a condamné à être fusillées dix-sept personnes coupables de haute trahison.
L’opposition à la peine capitale
L’opposition à la peine capitale peut naître de deux motifs hétérogènes et incompatibles : il faut la juger selon les aphorismes moraux d’où elle procède. Elle peut provenir, en effet, de ce qu’à l’exécration du délit on joint la commisération pour la faiblesse humaine et le sentiment de la liberté de l’homme qui reste capable, tant que dure sa vie mortelle, de se relever de toute chute. Mais elle peut découler aussi de l’idée de l’inviolabilité de la personne en tant que sujet protagoniste de la vie terrestre, en prenant l’existence mortelle comme une fin en soi, que n’on peut supprimer sans violer la destinée de l’homme. Ce second motif de rejeter la peine de mort est considéré par beaucoup comme un motif religieux : il est irréligieux en réalité. Il oublie, en effet, qu’aux yeux de la religion la vie n’a pas de statut de fin mais de moyen menant à la finalité morale de la vie, qui dépasse tout l’ordre des valeurs terrestres subordonnées.
Prendre la vie d’un homme n’équivaut donc pas du tout à lui enlever définitivement la fin surnaturelle pour laquelle il est né et en laquelle consiste sa dignité. L’homme est « capable, en voulant vivre, ses bons motifs de vivre : propter vitam, vivendi perdere causas », se rendre indigne de vivre, en prenant la vie comme la valeur même au service de laquelle elle est. C’est qu’il y a en ce motif un sophisme explicite, supposant que l’homme, pratiquement l’État, est capable, en ôtant la vie à un délinquant, de lui retrancher sa destinée, de le priver de sa fin dernière, de lui enlever la possibilité d’accomplir son rôle d’homme. C’est le contraire qui est vrai. On peut ôter la vie à un condamné à mort, on ne peut lui retirer sa fin dernière. Les sociétés qui nient la vie future et qui érigent en maxime le droit de vivre heureux sur la terre doivent de regarder de la peine de mort comme d’une injustice qui éteint dans l’homme la faculté de se rendre heureux. C’est un paradoxe véritable, parfaitement vrai, que les adversaires de la peine capitale prennent parti pour l’État totalitaire, puisqu’ils lui attribuent un pouvoir beaucoup plus grand qu’il n’en a, un pouvoir absolument suprême, celui de priver un homme de sa destinée.
La mort infligée par des hommes à d’autres hommes ne pouvant porter préjudice ni de la destinée morale, ni à leur dignité humaine, elle peut bien moins encore empêcher la justice divine, ni lui porter préjudice : c’est celle-ci qui jugera en dernier ressort tous les jugements. Le sens de la devise gravée sur l’épée du bourreau de Fribourg (en Suisse) : « Seigneur Dieu tu es le juge » n’est pas l’identification de la justice humaine avec la justice divine, mais le contraire l’aveu de cette justice suprême qui juge toutes les nôtres.
Romano Amerio, in Iota unum, pp. 360–362, Nouvelles Editions Latines, 1987
Sources : Courrier de Rome n° 605