Peut-on vivre durablement en s’affranchissant du réel ?
Quand un enfant vit coupé du réel et de la nature, il encourt le danger d’ignorer sa propre place sur terre et les limites de sa condition de créature. Pour peu qu’il croie aux « superpouvoirs » de ses héros favoris et qu’il envisage d’en posséder un jour, il découvrira par la force des choses et avec stupeur sa faiblesse constitutive, la brutalité du réel, tout autant que la grandeur formatrice de celui-ci.
Dans une remarquable conférence publique donnée à plusieurs reprises durant les années 1940 et 1950, l’écrivain et philosophe Gustave Thibon (1903–2001) analysait l’irréalisme moderne [1] dont il décelait les racines dans les dérives d’une abstraction coupée de son origine : le réel. « Là où l’abstraction est livrée à elle-même, par le primat du cerveau (intellectualisme) ou celui du cœur (subjectivisme), elle engendre l’irréalisme. »
Or l’irréalisme n’est pas une posture confortable ni viable. L’homme qui se réfugie dans des idées qu’il ne tire pas du réel visible ou invisible est sûr de perdre son chemin en suivant les mirages de son imagination. Malgré l’inanité de ses idées, l’irréaliste peut mettre longtemps avant de comprendre la vacuité voire la toxicité de ses pensées. « Un mauvais travailleur manuel sera rapidement convaincu de son incapacité par les piètres résultats de son travail, mais le philosophe le plus médiocre ne recevra jamais d’avertissements aussi sûrs et aussi précis ! C’est pourquoi l’irréalisme, à peu près inexistant chez les travailleurs manuels, menace plus ou moins tous les hommes qui font le métier de penser… » Prétendant pouvoir s’affranchir de Dieu et des lois de la nature, l’homme s’enivre de l’idolâtrie de lui-même, dans un mouvement narcissique qui aura une fin tout aussi tragique que le Narcisse antique d’Ovide.
D’où l’importance de placer l’enfant en contact avec le réel dès son plus jeune âge. Non pas seulement parce que, dès sa naissance, il ne peut découvrir le monde qui l’entoure et qui se situe dans l’au-delà de son propre corps que par ses sens externes, mais aussi parce que les idées qu’il se fera de ce monde visible doivent le conduire peu à peu à découvrir l’autre part du réel qui est invisible : les relations sociales, les principes de la réalité, la découverte de la causalité, de la finalité et surtout Celui qui est l’origine de toutes choses : Dieu, connaissable par la raison avant de l’être par la foi d’une façon plus réelle encore.
L’enfant qui est habitué à régler sa pensée sur le réel de la nature et non le virtuel et l’artificiel, raisonnera en fonction du bon sens acquis de sa fréquentation des êtres naturels. Ses activités manuelles, artistiques et sportives lui feront mesurer les lois du réel. L’unité qui découlera de ce contact récurrent avec la réalité des faits et des êtres lui permettra de se situer harmonieusement entre le ciel et la terre, entre la vérité des idées et le monde des choses concrètes.
Un peu plus tard, à l’âge de l’adolescence, où il sera sans doute tenté de quitter la contraignante ascèse du contact avec le réel, au profit de grandes idées à la mode ou des utopies qu’imagine son romantisme naissant, mais par lesquelles il s’entraînera à une vie plus humaine parce que plus intellectuelle, l’arrimage d’une éducation incarnée et fortifiée à l’épreuve du temps s’avère pour lui d’autant plus nécessaire. Comme l’écrit encore Gustave Thibon, « la subjectivité est le propre de la jeunesse. A l’âge des grands bouillonnements intellectuels et affectifs, on manque encore du sens de l’objet. On s’enivre de ses idées et de ses sentiments – « amabam amare » (j’aimais aimer), disait saint Augustin. L’image, la vibration, le rêve ont le pas sur la réalité. (…) C’est là un phénomène naturel : le subjectivisme, l’inexpérience, l’indétermination sont liés à l’immaturité. » Il faut donc que les adultes accompagnent ce passage qui doit aboutir à une appropriation du réel, laquelle appropriation définit et mesure d’une certaine manière la maturité psychologique d’un être humain avec l’engagement de sa liberté et l’acceptation de la responsabilité de ses actes. Pour sa part, le jeune homme devra fuir les causes aggravantes de cet irréalisme et découvrir les exigences de la Vérité qui, seule, rend libre.
Gustave Thibon voit, entre autres sources de l’irréalisme, l’idéalisme qui par définition se prend pour l’unique réalité à considérer, mais aussi un certain confort matériel qui fait perdre le contact avec la résistance qu’opèrent les lois de la nature. Et surtout il pointe « la dispersion de la vie moderne » qui disloque l’unité de la vie intellectuelle et de la vie morale. « Comment veut-on que l’individu moyen (…) puisse réagir humainement à la multitude inouïe d’informations et d’excitations que le tourbillon des conversations sans suite, des journaux et des ondes sonores lui apporte chaque jour ? Une telle masse de connaissances et de sentiments inassimilables agit sur l’esprit humain à la façon d’un rouleau compresseur ou d’un laminoir : elle le transforme en une immense surface où les idées et les passions se meuvent en une ronde légère et désordonnée… Là où rien ne peut jeter de vraies racines dans la mémoire, rien ne peut porter de vrais fruits dans la volonté. »
Ces lignes semblent écrites pour notre époque. Le raz-de-marée de la pseudo communication qui, en vérité, forge des distances durables entre les personnes censées être reliées entre elles, la duplication du réel dans son artificielle numérisation systématique qui rend davantage attentif à la capture numérique d’un paysage qu’à la jouissance visuelle de sa présence, la débauche de jugements et d’appréciations subjectifs qui peuplent les nouveaux échanges « sociaux » de fugitifs « ressentis », tout cela constitue bien des facteurs aggravants de l’irréalisme contemporain.
Il est donc nécessaire de remonter aux principes pour à la fois reconstituer les origines de l’empoisonnement de nos vies et offrir une éducation en famille et à l’école qui garde le sens du réel visible et invisible. A l’inverse, le modèle de société fondée, pour simplifier, sur la connexion permanente et l’athéisme borné nourrit l’irréalisme. Mais peut-on vivre durablement en s’affranchissant du réel ? L’idéalisme et toutes les formes d’irréalisme ont toujours conduit l’homme à sa perte. Or nous n’avons qu’une seule vie pour mériter l’éternelle béatitude…
Source : Lettre de l’ADEC n°38
- Gustave Thibon, L’irréalisme moderne dans Les hommes de l’éternel, Editions Marne, 2012, p. 19 à 35.[↩]