Le 9 juin 1852, Émile Keller épousait Mathilde Humann. Ce mariage unissait deux âmes profondément chrétiennes et inaugurait cinquante-six ans d’existence commune, dont la solidité et l’harmonie reposaient avant tout sur l’amour de Dieu. En 1908, peu de temps après la mort de sa femme, Émile Keller écrivait à ses petits-enfants :
Après m’avoir donné une sainte mère, à laquelle je devais tant et qui jouissait de notre bonheur avec une tendresse désintéressée, Dieu m’avait choisi une compagne incomparable à qui je n’ai jamais connu un seul défaut et chez qui je n’ai jamais surpris, pendant de longues et laborieuses années, ni un mouvement d’impatience, ni un soupir de lassitude. Jamais le plus léger nuage ne troubla un seul instant l’azur limpide de notre union.
Mathilde écrivait, quant à elle, après trente ans de mariage :
Tout est fondu en nous, et il me semble que nous sommes le modèle parfait de cette union que Dieu a voulu réaliser dans le mariage chrétien. Nous pourrions être plus saints, je n’en doute pas, mais nous ne pourrions pas nous aimer plus tendrement.
C’est la fusion en Dieu de deux âmes qui fut le socle de cette famille privilégiée : « Quelle union que celle qui trouve son centre en Dieu, écrivait Mme Keller ; de loin comme de près, nous nous inspirons l’un l’autre, nous nous consultons et nous voulons aimer et servir Dieu avec la même âme. » Quatorze enfants furent la couronne de ce foyer. L’une d’elles racontera plus tard :
Notre bien-aimée mère faisait le charme de nos soirées de famille, sachant entretenir une conversation agréable à tous, s’intéressant aux travaux importants de notre père, aux grandes causes qu’il défendait ; se faisant raconter par ses fils les petits incidents de leur vie de collège, et présentant elle-même, comme une gracieuse gerbe, les petits faits de sa journée. Puis, nos parents se mettaient au piano, et presque chaque soir nous donnaient ainsi un petit concert classique. Les plus belles symphonies et les plus harmonieuses sonates passaient sous leurs doigts, et étaient l’écho de la délicieuse mélodie que chantaient, sans se lasser, les cœurs de nos parents tant aimés et ceux de leurs trop heureux enfants. De si douces journées ne pouvaient mieux se terminer que par la prière. « que vous rendrai-je, ô mon Dieu, pour tous ces bienfaits ? » C’était le merci que nous faisions tous ensemble monter jusqu’au ciel avant de nous séparer pour la nuit.
Témoignage d’Elisabeth Keller, en religion Mère Dominique de Jésus, supérieure de la Congrégation Dominicaine de Sainte Catherine de Sienne.
Quatre filles répondirent à l’appel de Dieu : trois chez les dominicaines – Marie, Cécile et Élisabeth, en religion mère Dominique de Jésus, supérieure de la congrégation Sainte-Catherine de Sienne[1], et une chez les Petites Sœurs des Pauvres, Marguerite.
Mais bien avant leurs enfants, dès 1857, les parents étaient entrés dans le tiers-ordre de saint Dominique, où ils avaient reçu les noms de frère Dominique et sœur Catherine. Ils y avaient été attirés d’abord par le père Besson, dominicain, rencontré à Rome, à Sainte-Sabine, lors de leur voyage de noces en Italie, puis, par l’amitié d’autres frères prêcheurs : Mgr Armanton, évêque de Mossoul (Irak), les pères Danzas, Chocarne et Balme. Mathilde Keller fit profession dans le tiers-ordre le 8 décembre 1858, entre les mains du père Chocarne, pendant que, de son côté, son mari faisait profession à la Fraternité des hommes.
Le père Xavier Faucher témoigne, à son sujet :
Ce n’était pas un tertiaire honoraire, car il accomplissait scrupuleusement toutes les prescriptions de la règle. […] Son nom éveille dans ma mémoire de lointains souvenirs. En 1863, aux premiers jours de ma vie religieuse, à cette période où les moindres événements prennent un relief intense qui ne s’efface jamais, Émile Keller venait au couvent de Lyon passer avec nous quelques jours de récollection ; il suivait avec régularité les exercices de la communauté, et nous admirions sa ponctualité en toutes les génuflexions et inclinations. Il était un compatriote, un ami, un fils spirituel du P. Antonin Danzas ; ils avaient, l’un et l’autre, un amour intransigeant pour l’Église catholique et l’ordre de saint Dominique, pour la France et leur chère Alsace.
Témoignage du père Xavier Fauchet o.p. dans L’Année Dominicaine, octobre 1919.
L’opuscule familial, rédigé par Émile Keller, contient des extraits des lettres que lui adressait son épouse. Ils suffisent à montrer l’élévation d’âme de Mathilde :
Je crois que le bon Dieu, qui nous a accordé cette union si rare, veut qu’elle nous serve à mieux comprendre ce que nous devons être vis-à-vis de lui. Soyons ensemble pour lui ce que nous sommes l’un pour l’autre, c’est-à-dire un même cœur, une même volonté, un seul amour. Ce matin, je communierai pour toi. Quelle union que celle qui trouve son centre en Dieu ! N’est-ce pas aussi auprès de lui que nous sommes sûrs de n’être point séparés, que notre bonheur sera éternel ?
Nous marchons ensemble, et, pourvu que nous ayons toujours la même volonté d’aller au bon Dieu, il nous aidera, et, surtout, il ne nous fera pas arriver l’un sans l’autre ; car ce serait détruire l’union si complète qu’il a établie entre nous. Comme nous faisons peu de choses pour Jésus ! […]. Aussi, dans ta vie politique, travaille avant tout pour Dieu. Tu vas aux Carmes, je voudrais m’y agenouiller à côté de toi, mais je crois que, lors même que tu ne me vois pas, j’y viens prier avec toi. Nous nous retrouvons auprès de Notre-Seigneur, et nous lui demandons tous deux la même chose, son amour, l’amour de sa volonté, pour nous, pour nos enfants. Si nous le possédons réellement, nous serons paisibles au milieu des révolutions. Le monde s’agite tant, et pourquoi ? N’aie pas d’ambition, si ce n’est celle d’être au bon Dieu. Plus nous voudrons être des personnages importants, moins nous le serons dans la réalité ; car alors on se fait si facilement des illusions, on se crée des devoirs qui n’en sont pas. Quand même nous nous éteindrions à Saint-Nicolas, si nous avons su devenir des saints, qu’est-ce que cela fera ? »
En octobre 1861, Émile Keller se rend à Rome pour contribuer à l’organisation de la défense des États pontificaux contre l’agression piémontaise ; sa femme lui écrit :
Tu recevras la bénédiction du Saint-Père, sans que je sois à côté de toi, pauvre ami ! […]. Que peux-tu pour lui ? Rien par toi-même, et, si le bon Dieu se sert un instant de toi, il faut que ce soit un motif de plus de nous humilier.
La correspondance de Mathilde Keller à son mari est un hymne à l’union conjugale vécue sous le regard de Dieu, aussi intense après plus de trente années de mariage qu’à ses débuts. Mathilde Keller écrivait à son époux, le 14 avril 1885 :
Cette nuit, je rêvais de Pie IX qui arrivait au milieu de nous, et, te prenant par la main, je lui disais : « Très Saint Père, que d’actions de grâces à vous rendre pour la bénédiction que vous nous avez donnée, lors de notre voyage de noces ! Elle nous a apporté tant de bonheur, que je vous en demande une pour ma fille Rosalie » [qui devait bientôt se marier].
A une autre occasion :
Je voudrais faire sentir davantage à nos enfants que les vraies joies ont leur source ailleurs que dans le confortable et les plaisirs extérieurs. La vie à deux, avec la foi chrétienne qui domine les sacrifices mutuels, est, il me semble, le vrai but que Dieu se propose en rapprochant deux cœurs et deux âmes. Il faut se donner sans réserve l’un à l’autre, et marcher ensuite avec confiance sous le regard de Dieu.
En 1859 fut réalisé un projet qu’Émile Keller avait conçu dès avant son mariage et dans lequel les jeunes époux virent, pour leur foyer naissant, la meilleure des bénédictions : la fondation d’un orphelinat agricole au vallon de Saint-Nicolas, proche de Rougemont-le-Château, à une quinzaine de kilomètres de Belfort. Le lieu était plaisant par sa verdure, ses ruisseaux et sa solitude ; on y retrouva les fondations d’un prieuré bâti par Pierre l’Ermite au 12e siècle. L’orphelinat fut installé dans une grande ferme incendiée qui fut restaurée, et confié à six sœurs dominicaines de la congrégation de Sainte-Catherine-de-Sienne. Les époux Keller habitèrent plusieurs années au premier étage avant que l’accroissement de leur foyer et celui de l’orphelinat les contraignent à construire, à proximité, une maison de campagne ainsi qu’une chapelle, destinée à devenir le caveau familial. Émile et Mathilde Keller eurent à subir des séparations douloureuses, mais ils savaient y voir des bienfaits divins ; ce fut d’abord Marie, décédée en 1878, suivie de Cécile, en 1901, toutes deux dominicaines ; entre elles s’était éteinte, en 1899, Marguerite, des Petites Sœurs des Pauvres. Peu avant la mort de Marie, Mathilde Keller écrivait :
Cette enfant si aimée est si réellement sainte, qu’à côté de notre grande douleur de la voir nous échapper, il faut que nos cœurs se tournent vers Dieu et le remercient de tout ce qu’il a fait en elle. Tu verras, quoiqu’il advienne, qu’elle demeurera l’ange gardien de ses frères et sœurs, et que nous-mêmes nous recevrons par elle des grâces toutes spéciales.
Dieu peut faire un miracle, cher ami ; nous devons le lui demander et y croire ; mais en même temps, dès maintenant, acceptons toute sa volonté et croyons que dans la croix, il y a toujours une sève divine qui sanctifie. Dieu a été si bon pour nous qu’en retour, il nous demande de le regarder avant de nous regarder nous-mêmes. Et ces chers enfants qu’il nous a confiés et qui sont notre joie, nous ne les voulons que pour lui. Je ne sais pourquoi ta sainte mère m’est présente au cœur tout particulièrement ces jours-ci ; comme si elle venait consoler ma tristesse, et me dire que là-haut, nous comprendrions que Dieu est toujours bon, même dans la souffrance qu’il envoie.
Le 9 juin 1902, Émile et Mathilde Keller célébraient leurs noces d’or dans la chapelle des dominicains de Paris, en présence de Mgr Altmayer. Le père Vallée déclarait dans son allocution :
Tertiaires de notre Ordre tous deux, habitués à vous recueillir aux pieds de ces grands immolés que furent nos saints et à fondre vos deux âmes, vos deux volontés, à leur exemple, en la volonté de Dieu, tout de suite vous dîtes à ce Dieu qu’il faisait bien. Il vous appelait à boire à son calice. Tout votre cœur, malgré ses déchirements, lui dit merci. Votre foi, d’ailleurs, vous assurait que ces chères sacrifiées seraient le rachat et la protection de tous ceux qu’elles laissaient derrière elles.
Mathilde Keller fut, pendant ses quinze dernières années, la proie d’une lente paralysie qui l’immobilisa peu à peu.
Dans la nuit du 7 au 8 février 1908, une crise d’étouffement plus grave l’avertit de sa fin. Elle passa trois jours dans un recueillement profond, dans une sorte de lumineuse extase, réalisant jusqu’au bout les douces paroles de Notre-Seigneur à sainte Catherine de Sienne : « Je conserve dans une grande paix l’âme qui s’est revêtue de ma volonté. » Le 11, fête de Notre-Dame de Lourdes, elle rendit l’âme, sans angoisse, sans agonie. Elle fut revêtue de la blanche robe dominicaine. Un grand cierge qu’avait envoyé spécialement le pape Pie X éclaira son visage dont l’expression devint surprenante de jeunesse et de pureté. Après l’absoute donnée à Saint-Sulpice par Mgr Augouard, évêque missionnaire de l’Ouganda, son corps fut ramené en Alsace, à Saint-Nicolas, aux côtés de ceux de Marie, de Cécile, de Marguerite, de Joseph et de Catherine. Le cœur de son époux s’est reposé sur elle, dit l’inscription de son tombeau, et ses enfants l’ont proclamée bienheureuse. Elle-même avait écrit à son mari, en 1883 : « Il faut absolument devenir des saints dans le temps où nous vivons. » Si celui qu’on surnommait le député du pape montra, à travers tant de luttes, une inébranlable fidélité, n’est-ce pas parce qu’il puisa sa joie et sa force dans l’amour idéal de Mathilde ?[2]
SOURCE : La Sainte Ampoule n°265 de Janvier Février 2021
- Le père Mainage o.p. lui a consacré un ouvrage. Née en 1859, elle fut prieure de delle (au sud de Belfort) puis d’Etrépagny (près de Ruoen), et devint mère générale de la congrégation en 1907. Elle fut rappelée à Dieu en 1916.[↩]
- « Cette alliance, quatorze fois bénie de Dieu, fut au milieu des travaux de sa longue vie sa joie et sa force ». (Cardinal de Cabrières, Oraison funèbre d’Emile Keller, prononcée en l’église Saint-Sulpice le mardi 11 mai 1909).[↩]