L’abbé Grégoire Celier, Prieur de la chapelle Notre-Dame de Consolation à Paris, vient de faire paraître un livre d’Histoire et de littérature intitulé « Le XIXe parallèle ». Il répond aux questions de l’abbé Benoît Espinasse.
— Première question évidente, Monsieur l’abbé : quel est le sens de ce titre un peu énigmatique, « Le XIXe parallèle » ?
Il s’agit d’une galerie de portraits de personnages, tous nés au XIXe siècle. Et comme ces personnages, au nom du « politiquement correct », sont aujourd’hui plus ou moins voués aux gémonies, ils finissent par évoluer dans un monde parallèle à l’Histoire officielle et convenue, dans les marges oubliées et les franges suspectes. Il s’agit donc du « XIXe (siècle) parallèle ».
— Il faut dire que vous commencez très fort, puisque votre premier chapitre, le plus long d’ailleurs, s’intitule « Drumont sans les Juifs ».
Au départ, ce devait être même le titre du livre. Mais comme ce titre aurait été trop restrictif et, avouons-le, légèrement provocateur, j’ai finalement préféré choisir un titre plus large et plus paisible.
Ceci étant, ce premier chapitre donne tout de même l’orientation de l’ouvrage, et son ton. Il est à la fois autobiographique et doctrinal. D’une part, je raconte par quelle série de hasards, et par le biais de Drumont, j’en suis arrivé à me spécialiser, sur le plan historique, dans l’antilibéralisme et le nationalisme français au XIXe siècle : car il m’est tombé un jour dans les mains un livre sur Édouard Drumont, auteur dont je n’avais jamais entendu parler jusque-là. Cette lecture imprévue m’a dégagé des perspectives que j’ai constamment suivies.
— Ce premier chapitre n’est pas uniquement autobiographique : il propose en outre une certaine vision de l’œuvre de Drumont.
Effectivement, si la découverte de Drumont m’a ouvert de nombreux chemins intellectuels que j’ai parcourus ensuite, il a d’abord été ma première et capitale lecture sur ce sujet. Toutefois, de façon un peu étrange, et cependant en parfaite consonance avec mon tempérament, ce n’est pas l’aspect « juif » (ou « antijuif », plutôt) de cette œuvre qui m’a retenu, alors qu’il s’agit pourtant de son axe majeur. D’où le titre « Drumont sans les Juifs ».
J’ai trouvé bien d’autres choses que les Juifs dans les livres de Drumont, par exemple une initiation à la doctrine sociale de l’Église, une découverte du socialisme français, une description des principes de l’ancienne monarchie française face au pouvoir de l’argent, une réévaluation de mon opinion sur la Commune de Paris et sur les attentats anarchistes, une analyse du parti conservateur (la Droite, dirait-on aujourd’hui), etc.
Je cite ainsi de nombreux textes de Drumont sur ces sujets, les mettant en perspective, ce qui permet à mon lecteur d’aujourd’hui de profiter de mes propres lectures faites durant de très longues années.
— Car cet ouvrage ne date pas d’hier ?
Le florilège des textes de Drumont que j’utilise dans ce premier chapitre a été constitué, en fait, il y a quarante-cinq ans. Les autres chapitres ont été écrits au fil des années, au gré d’articles dans diverses publications : seuls les chapitres finaux consacrés à Maurice Barrès et à Louis-Ferdinand Céline ont été rédigés assez récemment, et dans l’optique de ce livre.
Toutefois, chacun des chapitres a été soigneusement revu, réécrit, vérifié, complété en vue de ce livre. Il s’agissait d’offrir au lecteur un tout cohérent, même si le propos est celui d’une « promenade littéraire et historique », qui postule une lecture agréable et facile.
— Drumont n’est évoqué que dans le premier chapitre : votre choix du titre actuel est donc plus pertinent que si aviez effectivement intitulé le livre, comme prévu, « Drumont sans les Juifs ». Ensuite, on découvre bien d’autres personnages intéressants, par exemple pour commencer la célèbre Comtesse de Ségur.
Je m’attache à des figures dont certaines sont très connues, comme Céline ou, effectivement, la divine Comtesse, mais aussi à d’autres quasi inconnues, comme Melchior du Lac ou Vincent de Paul Bailly. Mon but, toutefois, n’est pas de redire ce que tout le monde connaît, ce que la moindre fiche Wikipédia raconte. On ne trouvera pas dans cet ouvrage des points de vue conventionnels, des considérations aseptisées, des réflexions convenues, des observations gentiment conformistes. « Le clavier bien tempéré » n’est certes pas mon idéal intellectuel. Je m’efforce au contraire à chaque fois d’avoir un point de vue original, un angle spécifique, pour ne pas tomber dans des redites ou des trivialités. Ce sera au lecteur de juger si j’y ai réussi !
— Quel a été le critère de choix des personnages évoqués ?
C’est à la fois l’effet d’un certain hasard, et d’une orientation personnelle profonde. J’ai été amené, au cours de ma carrière de journaliste (souvenez-vous que j’ai dirigé la revue Fideliter durant treize années), à aborder certains de ces personnages. Par exemple, nous avons traité de la Comtesse de Ségur pour un dossier sur la littérature de jeunesse, de Mgr Dupanloup dans un dossier sur le Syllabus, etc.
J’aurais évidemment pu confier le soin d’écrire l’article à un autre que moi. Mais quand le personnage m’attirait, m’intéressait, me passionnait, je me réservais le soin d’écrire l’article nécessaire. C’est ainsi qu’est née progressivement cette galerie de portraits, sous la pression des circonstances, mais plus fondamentalement parce que je souhaitais aborder telle ou telle figure qui me correspondait.
Pour Dom Guéranger, il y avait de plus un intérêt personnel. Je suis, par mon père, manceau d’origine. Mon arrière-grand-père habitait près de Solesmes et fut, au temps des expulsions anticléricales, l’avocat du monastère fondé par Dom Guéranger. Il a d’ailleurs été décoré du titre de comte romain par saint Pie X, à la demande des moines de Solesmes, et un Celier a été jusqu’à assez récemment président des Amis de Solesmes. J’ai donc voulu, par piété filiale, rendre hommage au restaurateur de Solesmes.
— On sent que vous aimez vos personnages, pourtant considérés comme « sulfureux ».
J’admire mes héros, et je ne m’en cache pas. Ceci dit, je ne suis pas confit en dévotion à leur égard. J’ai pleinement conscience de leurs limites, parfois de leurs erreurs, et je n’ai aucune raison de les cacher, quand c’est pertinent pour mieux comprendre le point de vue évoqué. Je refuse aussi bien le « politiquement correct » que le « politiquement incorrect », à partir du moment où il s’agit d’une idéologie et d’un système. Je m’efforce de rester totalement libre dans mes jugements et appréciations.
Nous sommes en une époque de censure, d’annulation (cancel culture), d’interdiction, de sentences capitales (au moins dans les mots). Ce livre se situe totalement en dehors de cette ambiance. Je parle en toute franchise et honnêteté de personnages historiques, qui sont sans doute critiquables, mais qui n’ont, que je sache, assassiné personne. Quand je pense que de grands massacreurs comme Danton et Robespierre possèdent respectivement une vingtaine de rues à leur nom en France ; quand je songe qu’un archi-criminel scandaleux comme Lénine est gratifié de près de quatre-vingt-dix rues, toujours en France, je me dis que parler de Drumont, de Maurras, de Veuillot ou de Mgr Benigni est vraiment permis aux honnêtes gens.
Ceci étant, la fin de mon introduction comporte un avertissement en direction des personnes sensibles : ce livre n’est pas à mettre entre toutes les mains, il risque de fortement choquer les partisans des droits LGBT+ et du langage inclusif (rires).
— L’orientation des différents chapitres est assez fortement religieuse…
Je suis tout de même un ecclésiastique, membre de la Fraternité Saint-Pie X : il est assez normal, voire plutôt rassurant, que je m’intéresse à la religion ! Effectivement, j’aborde principalement des thématiques à dimension religieuse. Il s’agit donc d’un livre d’Histoire politique et littéraire (et même journalistique, car la plupart des protagonistes furent des journalistes), mais sur une base religieuse. Ainsi, quand il s’agit de Maurras, je tourne autour de la condamnation de l’Action Française par Pie XI en 1926. Lorsque je parle de la Comtesse de Ségur, je m’intéresse à ses liens d’amitié avec le journaliste catholique Louis Veuillot. Etc.
— Ce livre se situe à mille lieux de l’ouvrage sur l’éternité du monde chez saint Thomas d’Aquin, à propos duquel vous aviez accordé à La Porte Latine un entretien le 28 mai 2020.
Comme je le disais dans ce précédent entretien, je suis un homme partagé entre les sciences religieuses, la philosophie et l’Histoire religieuse et politique du XIXe siècle. Dans le livre auquel vous faites allusion, issu de ma thèse en Sorbonne, je faisais de la pure philosophie. Dans celui-ci, je m’abandonne à cet autre vice qu’est l’Histoire. Mais, dans les deux cas, je me suis efforcé de proposer un livre sérieux, bien documenté et argumenté, et autant que possible agréablement écrit. J’espère que ceux qui ont fait l’effort de me lire en philosophie voudront bien me suivre encore en Histoire. Et je souhaite que ceux qui furent alors rebutés par l’aspect philosophique acceptent au moins de se frotter à de l’Histoire.