Il y a quatre cents ans, le 19 juin 1623, Blaise Pascal voyait le jour à Clermont[1]. Son impérissable jeunesse lui permet, en 2023, de franchir sans artifices La Porte Latine. Il serait dommage d’ignorer Pascal en raison de ses Provinciales, contestables et mises à l’Index : écartons celles-ci, mais plongeons-nous dans les Pensées.
Rien de ce qu’il a écrit n’a vieilli ; rien, dans son œuvre ne porte les rides du temps. (…) Puissent ces quelques lignes apporter aux lecteurs le « contact vivifiant de cette vaste et profonde pensée, si proche de chacun de nous.
Jacques Chevalier – Préface de L’œuvre de Pascal, Bibliothèque de La Pléiade, 1950.
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale [347][2].
Pascal, Pensées. Toutes les citations en italique sont de Pascal.
Pascal fut un roseau fragile, souvent atteint de cruelles maladies[3] – il mourra à l’âge de trente-neuf ans –, mais il fut aussi un très digne penseur qui devint, par étapes, un fervent chrétien. La foi, si elle est supérieure à la raison, ne lui est pas contraire.
Les hommes ont mépris pour la religion ; ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison : vénérable, en donner respect ; la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie ; et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable, parce qu’elle a bien connu l’homme ; aimable, parce qu’elle promet le vrai bien. [187].
Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison [253].
Pascal ne tomba ni dans l’un ni dans l’autre. Il fut, à un degré éminent, un homme de science, un penseur et un disciple de Jésus-Christ.
1. Pascal et la recherche scientifique
Antoinette Bégon, la mère de Blaise, mourut trois ans après la naissance de son fils. Etienne Pascal, son père, « se résolut dès lors de l’instruire lui-même, comme il l’a fait ; mon frère n’ayant jamais été en un collège, et n’ayant jamais eu d’autre maître que lui »[4].
Les soins et l’affection de ce père intelligent et cultivé, associés aux précoces et étonnantes aptitudes de Blaise à « discerner le faux[5] », produisirent d’excellents résultats. Etienne Pascal lui avait interdit de s’adonner à la mathématique avant qu’il eût acquis une parfaite connaissance des langues : le français, le latin et le grec. « Mon père lui dit simplement que cette science « était le moyen de faire des figures justes et de trouver les proportions qu’elles ont entre elles. (…) Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu’il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, (…) se mit à former des cercles, des traits, des triangles tout en réfléchissant au point de former des axiomes et des démonstrations parfaites. (…) Il passa et poussa ses recherches si avant, qu’il en vint jusqu’à la trente-deuxième proposition du premier livre d’Euclide[6] ». Blaise avait douze ans.
A l’âge de seize ans, il fit un Traité des Coniques dont il fut dit que depuis Archimède on n’avait rien vu de cette force. A ce traité, malheureusement perdu en grande partie, s’ajoutent deux œuvres de mathématiques : le Traité du triangle arithmétique (1654) et les Lettres de A. Dettonville[7] (1659) qui constituent le premier Traité de calcul intégral. Pascal y applique le principe des indivisibles énoncés dans le Traité du triangle arithmétique[8]. A partir de ce même Traité, il développera la Géométrie du hasard, à l’origine du calcul des probabilités.
En 1642, pour faciliter le travail de son père, chargé de la répartition des impôts en Normandie, Pascal inventa sa fameuse machine, la pascaline, qu’il mit deux années à perfectionner. Elle permet de réaliser des opérations arithmétiques avec promptitude et exactitude. Sur la cinquantaine d’exemplaires construits, il en reste huit[9]. Il existe différents modèles, pour le calcul abstrait, le calcul financier et même pour le toisé des bâtiments, à l’usage des architectes.
Comme l’affirme Dominique Descotes, son principe de fonctionnement n’est pas très différent de celui de nos ordinateurs[10]. Un logiciel, qui sert à réaliser des programmes informatiques, porte d’ailleurs le nom de Pascal.
La plupart des écrits de Pascal sur la physique concerne le vide et la pression atmosphérique[11]. En 1647, alors que la question du vide agitait les scientifiques et les religieux, Pascal reproduisit une expérience de Torricelli : lorsqu’un tube rempli de mercure était retourné sur un récipient également plein de mercure, apparaissait un espace vide au-dessus du tube. Pour vérifier que ce phénomène était lié à la pression de l’air, l’expérience fut réalisée par son beau-frère, Florin Périer, à divers stades d’une ascension sur le Puy-de-Dôme. Les résultats furent probants : tous les effets qu’on avait jusque-là attribués à l’horreur du vide sont simplement causés par la pression atmosphérique. Pascal démontrera ensuite que celle-ci s’étend à tous les milieux liquides et même à l’air.
C’est ainsi que l’unité de mesure principale de la pression s’appelle le pascal (Pa).
Blaise Pascal est aussi, dans les dernières années de sa vie, l’inventeur du réseau des transports publics dans Paris, les carrosses à 5 sols. Moyennant ce prix, les passagers étaient transportés sur cinq itinéraires comportant stations et changements. « La chose a réussi si heureusement que, dès la première matinée, il y eut quantité de carrosses pleins », rapporta sa sœur, Gilberte Périer.
Blaise Pascal a sans doute été le dernier homme à posséder toute la science de son temps. En outre, comme en témoignent sa machine à calculer, ses expériences concernant la pression atmosphérique, son organisation de transports publics, sa prodigieuse intelligence n’en est pas restée sur un plan purement théorique, mais a su trouver des applications dans divers domaines de la vie humaine.
Ainsi, son fameux argument du pari n’est-il pas un écho de sa Géométrie du hasard ? Comme le fait remarquer Dominique Descotes : « Ce que veut montrer Pascal, c’est que l’incrédule, privé de la grâce de la foi, choisit le parti où il ne peut que perdre et jamais gagner. Un tel argument ne saurait susciter une conversion, mais il peut au moins donner à réfléchir… »
Il est néanmoins évident que Les Pensées de Blaise Pascal ne sont pas un simple traité de logique et encore moins une série d’axiomes, mais bien l’une des plus grandes œuvres littéraires jamais écrites, dans le fond comme dans la forme.
2. « Les Pensées »
Vers la trentième année de son âge, Pascal abandonna l’étude scientifique pour s’appliquer à celle de l’Ecriture, des Pères et de la morale chrétienne. Il s’employa aussi à répondre aux « libertins », affranchis de la religion, esprits forts qui refusaient de se soumettre à l’idée d’un Dieu rédempteur.
Ce sont d’abord des pensées, conçues, méditées, mémorisées, puis rédigées au fur et à mesure sur quelque morceau de papier. Il n’écrivait que pour lui, ne rédigeant que ce qui était nécessaire au grand projet de défense de la religion chrétienne qu’il avait présenté en 1658 à Port-Royal des Champs. Ainsi « furent découverts après sa mort huit cents fragments presque illisibles, classés par liasses, dont vingt-sept pourvues d’un titre, et trente-quatre sans titre »[12].
Etienne Périer, qui écrivit la préface de l’édition des Pensées en 1670, explique « qu’il ne faut (donc) pas s’étonner si quelques-uns de ces fragments semblent assez imparfaits, trop courts et trop peu expliqués, dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivait néanmoins quelquefois qu’ayant la plume à la main il ne pouvait s’empêcher, en suivant son inclination, de pousser ses pensées et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fût jamais avec la même force et la même application d’esprit que s’il eût été en parfaite santé. Et c’est pourquoi l’on en trouvera aussi quelques-unes plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres[13] ».
Ces fragments, recueillis en 1662, furent ensuite découpés en une infinité de petits morceaux et collés d’une manière arbitraire et dans le plus grand désordre sur un énorme album relié, de 253 folios et qui porte au dos la mention suivante : Pensées de Pascal, 1711. Ce recueil est précédé d’une attestation de l’abbé Louis Périer, neveu de Blaise Pascal, affirmant qu’il s’agit « des originaux du livre des Pensées de Monsieur Pascal imprimé pour la première fois chez Desprez à Paris en 1670 ». Cette édition fit autorité pendant plus d’un siècle.
Suivirent de très nombreuses éditions dont la plus classique est celle de Brunschvicg.
Le recueil des Pensées peut être divisé en trois grandes parties : la conception de l’homme, la vie humaine, Dieu.
Afin de parcourir et savourer un peu cette œuvre immense, nous nous réfèrerons succinctement au travail d’Hélène Vuillermet[14] qui la classa sous différents thèmes. Nous n’y ajouterons aucun commentaire, laissant à chacun le soin de réfléchir par lui-même. Nos contemporains, spécialement les jeunes gens, pensent hélas si peu en général, considérant la vérité comme une opinion et leurs opinions, ânonnées par les media, comme la vérité. C’est l’un des principaux maux de notre temps.
Disproportion de l’homme
Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant dont il est tiré et l’infini où il est englouti [72].
L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être : « la façon dont l’esprit se tient au corps ne peut être comprise par les hommes et pourtant c’est cela même qui est l’homme » (Saint Augustin, La Cité de Dieu, XXI, 10. [72].
Imagination
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres : Della opinione regina del mondo[15]. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a [82].
Perspective
Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils croient la suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la morale[16] ? [383].
Inconstance
Les choses ont diverses qualités, et l’âme diverses inclinations ; car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose [112].
Divertissement et ennui
Si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu. Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions véritables [170].
Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-mêmes ; c’est là où vous trouverez votre repos ». Et cela n’est pas vrai.
Les autres disent : « Sortez en dehors ; recherchez le bonheur en vous divertissant ». Et cela n’est pas vrai. Les maladies arrivent.
Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous [465].
Vanité
Quelle vanité la peinture[17], qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux [134].
Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler [152].
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire, et négligeons le véritable [147].
Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est « un je ne sais quoi » (Corneille), et les effets en sont effroyables. (…) Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé [162].
Justice, force
Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste [298].
Dignité de l’homme
Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends [348].
La grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme ; par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature, qui lui était propre autrefois [409].
Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, et il lui est honteux de succomber sous le plaisir ; (…) D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il lui est honteux de succomber sous l’effort du plaisir ? C’est que ce n’est pas la douleur qui nous tente et nous attire ; c’est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous ; de sorte que nous sommes maîtres de la chose ; et en cela c’est l’homme qui succombe à soi-même ; mais dans le plaisir, c’est l’homme qui succombe au plaisir. Or il n’y a que la maîtrise et l’empire qui fassent la gloire, et que la servitude qui fasse la honte [160].
Foi et raison
Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne, qui seule a la raison, n’admet pas pour ses enfants ceux qui croient sans inspiration ; ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y conformer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet : Ne evacuatur crux Christi [18] [245].
Les autres religions, comme les païennes, sont plus populaires, car elles sont en extérieur ; mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une religion purement intellectuelle serait plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule religion chrétienne est proportionnée à tous, étant mêlée d’extérieur et d’intérieur. Elle élève le peuple à l’intérieur et abaisse les superbes à l’extérieur ; et n’est pas parfaite sans les deux, car il faut que le peuple entende l’esprit de la lettre, et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre [251].
La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va pas jusqu’à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? [267].
Que je hais ces sottises, de ne pas croire l’Eucharistie, etc. ! Si l’Evangile est vrai. Si Jésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y a‑t-il là ? [224].
Faire les petites choses comme grandes, à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puissance [553].
Les hommes prennent souvent leur imagination pour leur cœur ; et ils croient être convertis dès qu’ils pensent à se convertir [275].
La conduite de Dieu qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce [203].
Vérité
D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et non colère [80].
Les malingres sont gens qui connaissent la vérité, mais qui ne la soutiennent qu’autant que leur intérêt s’y rencontre ; mais, hors de là, ils l’abandonnent [583].
Tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité. Leur faute n’est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité [863].
La vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître [864].
On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu[19], et est son image et une idole, qu’il ne faut point aimer ni adorer ; et encore moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge [582].
Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés ; or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé. [9].
Dieu caché
Il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu, et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature [557].
La nature a des perfections pour montrer qu’elle est l’image de Dieu et des défauts pour montrer qu’elle n’en est que l’image [580].
S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait point sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi, il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu [586].
Nous pouvons connaître Dieu, sans connaître nos misères ; ou nos misères, sans connaître Dieu ; ou même Dieu et nos misères, sans connaître le moyen de nous délivrer des misères qui nous accablent. Mais nous ne pouvons connaître JESUS-CHRIST, sans connaître tout ensemble et Dieu, et nos misères, et le remède de nos misères ; parce que JESUS-CHRIST n’est pas simplement Dieu, mais que c’est un Dieu réparateur de nos misères [556].
3. Pascal, le disciple de Jésus-Christ
« Nemo dat quod non habet[20] » ; les pages ardentes que Blaise Pascal a consacrées à Jésus-Christ, spécialement dans ses Pensées, sont l’expression d’une ardente vie chrétienne.
Il avait, certes, reçu une éducation chrétienne, et, d’après le témoignage de sa sœur Gilberte, « avait été préservé, par une protection particulière de la Providence, de tous les vices de la jeunesse (…) et ne s’était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion », « tout en ayant fréquenté les salons où se côtoyaient précieux, femmes savantes, esprits forts, libertins [21] ». Sa vie chrétienne deviendra plus éclairée et profonde par le biais de deux chirurgiens qui avaient soigné son père et qui étaient des disciples de Port-Royal ». Mais il n’avait pas entièrement renoncé à une vie encore bien mondaine. Sa conversion radicale à Jésus-Christ se produisit lors d’une extase, comparable à celle de saint Paul[22], qui le ravit depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ minuit et demi, l’An de grâce 1654, le lundi 23 novembre.
Le parchemin sur lequel Pascal consigna son ravissement et les pensées que lui inspira Dieu, fut découvert après sa mort dans la doublure de son pourpoint. En voici le texte complet, ainsi qu’une reproduction de ce billet :
FEU
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé :
Je m’en suis séparé :
Dereliquerunt me fontem, aquae vivae[23].
Mon Dieu, me quitterez-vous ?
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu,
et celui que tu as envoyé
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m’en suis séparé ; je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que dans les voies enseignées par l’Evangile.
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos[24]. Amen.
Voici quelques-unes de ses Pensées relatives à Notre Seigneur et ainsi que des extraits de sa perspicace défense du christianisme. Le lecteur restera sans doute sur sa faim, même s’il lit avec attention et non « en diagonale ». Nous espérons qu’il se reportera par lui-même sur les œuvres de Pascal, réalisant ainsi l’un des buts de cet article. Il me permettra, en outre, d’évoquer un souvenir personnel quant aux bienfaits de ces Pensées : alors élève de première, je bénéficiai d’un cours passionnant donné par un professeur de français qui sut nous faire lire, comprendre et aimer Pascal. Je puis affirmer que ce fut une bouffée d’oxygène qui nous préserva de bien des maux, intellectuels et moraux. Puisse la jeunesse actuelle d’un monde déboussolé, « dés-Orienté », c’est-à-dire loin de Jésus-Christ, réfléchir, goûter ces Pensées dont le bon sens, la rigueur logique, les formules imagées et la profondeur constituent un puissant remède aux sophismes régnants.
Jésus-Christ
Saint Augustin nous apprend, qu’il y a dans chaque homme un serpent, une Ève, et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature, l’Ève est l’appétit concupiscible, et l’Adam est la raison. [cf. s. Aug. De Gn. Ctr. Man., II, 20] La nature nous tente continuellement : l’appétit concupiscible désire souvent : mais le péché n’est pas achevé si la raison ne consent. Laissons donc agir ce serpent et cette Ève, si nous ne pouvons l’empêcher : mais prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam, qu’il demeure victorieux, que JÉSUS-CHRIST en soit vainqueur, et qu’il règne éternellement en nous [Lettre à Mme Perrier, 17 oct. 1751].
Jésus souffre dans sa passion les tourments que lui font les hommes ; mais dans l’agonie il souffre les tourments qu’il se donne à lui-même. C’est un supplice d’une main non humaine, mais toute-puissante, et il faut être tout-puissant pour le soutenir. Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis et ils dorment ; il les prie de soutenir un peu avec lui, et ils le laissent avec une négligence entière, ayant si peu de compassion qu’elle ne pouvait seulement les empêcher de dormir un moment. (…) Jésus est dans un jardin, non de délices comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices, où il s’est sauvé et tout le genre humain. Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit. Je crois que Jésus ne s’est jamais plaint que cette seule fois ; mais alors il se plaint comme s’il n’eût plus pu contenir sa douleur excessive : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment. Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là [553].
Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce Médiateur, est ôtée toute communication avec Dieu ; par Jésus-Christ, nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n’avaient que des preuves impuissantes. Mais pour prouver Jésus-Christ, nous avons les prophéties qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies, et prouvées véritables par l’événement, marquent la certitude de ces vérités, et, partant, la preuve de la divinité de Jésus-Christ. En lui et par lui, nous connaissons donc Dieu. Hors de là et sans l’Écriture, sans le péché originel, sans Médiateur nécessaire promis et arrivé, on ne peut prouver [trouver] absolument Dieu, ni enseigner ni bonne doctrine ni bonne morale. Mais par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, on prouve Dieu, et on enseigne la morale et la doctrine. Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes [547].
Quel homme eut jamais plus d’éclat ? Le peuple juif tout entier le prédit avant sa venue. Le peuple gentil l’adore après sa venue. Les deux peuples, gentil et juif, le regardent comme leur centre. Et cependant quel homme jouit jamais moins de cet éclat ? De trente-trois ans, il en vécut trente sans paraître. Dans trois ans, il passe pour un imposteur ; les prêtres et les principaux le rejettent ; ses amis et ses plus proches le méprisent. Enfin il meurt trahi par un des siens, renié par l’autre et abandonné par tous. Quelle part a‑t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n’a eu tant d’éclat, jamais homme n’a eu plus d’ignominie. Tout cet éclat n’a servi qu’à nous, pour nous le rendre reconnaissable ; et il n’en a rien eu pour lui [792].
Défense du christianisme
Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme, et qu’il y a un grand principe de misère. (…) Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances, et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la [religion] chrétienne qui y satisfasse. Sera-ce les philosophes qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes, et les mahométans, qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ? Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil et la concupiscence ? Quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes ? Toutes les autres religions ne l’ont pu [420], le judaïsme comme l’Islam : Jésus-Christ a été tué, disent-ils ; il a succombé ; il n’a pas dompté les païens par sa force ; il ne nous a pas donné leurs dépouilles ; il ne donne point de richesses. N’ont-ils que cela à dire ? C’est en cela qu’il m’est aimable. Je ne voudrais pas celui qu’ils se figurent. Il est visible que ce n’est que sa vie qui les a empêchés de le recevoir ; et par ce refus, ils sont des témoins sans reproche, et, qui plus est, par là ils accomplissent les prophéties. Par le moyen de ce que le peuple ne l’a pas reçu, est arrivée cette merveille que voici : les prophéties sont les seuls miracles subsistants qu’on peut faire, mais elles sont sujettes à être contredites. Les Juifs, en le tuant, pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque de Messie. Et en continuant à le méconnaître, ils se sont rendus témoins irréprochables ; et en le tuant, et continuant à le renier, ils ont accompli les prophéties (Is., LX ; Ps. LXX) [758].
Différence entre Jésus-Christ et Mahomet. Mahomet, non prédit ; Jésus-Christ, prédit. Mahomet, en tuant ; Jésus-Christ, en faisant tuer les siens. Mahomet, en défendant de lire ; les apôtres, en ordonnant de lire. Enfin, cela est si contraire que, si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement ; et qu’au lieu de conclure que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire que puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait périr. Tout homme peut faire ce qu’a fait Mahomet ; car il n’a point fait de miracles, il n’a point été prédit ; nul peut faire ce qu’a fait Jésus-Christ [559].
L’Eglise
Voici deux citations d’une surprenante actualité :
L’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité. Il y a plaisir d’être dans un vaisseau battu de l’orage, lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point. Les persécutions qui travaillent l’Église sont de cette nature [858/859].
Si l’ancienne Église était dans l’erreur, l’Église est tombée. Quand elle y serait aujourd’hui, ce n’est pas de même : car elle a toujours la maxime supérieure de la tradition, de créance de l’ancienne Église ; et ainsi, cette soumission et cette conformité à l’ancienne Église prévaut et corrige tout [867].
Est-il possible de conclure un simple article sur Blaise Pascal ? Les quelques citations de ses Pensées qui vous ont été proposées ne sont-elles pas une source d’inépuisables réflexions et d’innombrables applications dans la vie des hommes ?
Sa personnalité même est comme auréolée de mystère. Il est sans doute le seul scientifique, dans toute la rigueur du terme, qui ait eu une telle connaissance de la religion et se soit autant approché de Dieu (avec, peut-être, saint Albert-le-Grand, mutatis mutandis[25] ) et le seul grand écrivain aussi doué en mathématiques, en géométrie et en physique. Pascal est, à lui seul, une référence indiscutée dans tous ces domaines.
Ce génie universel mourut avant sa quarantième année, rongé par la maladie pendant vingt ans[26]. C’est alité qu’il reçut Descartes désirant entendre de la bouche du jeune prodige ses conceptions sur le vide.
À la suite de la mort de son cher père, Etienne Pascal, survenue le 24 septembre 1651, il écrivit ces mots à sa sœur Gilberte : Nous devons chercher la consolation à nos maux, non pas dans nous-mêmes, non pas dans les hommes, non pas dans tout ce qui est créé, mais dans Dieu (…) Ne considérons plus un homme comme ayant cessé de vivre, quoique la nature le suggère, mais comme commençant à vivre, comme la vérité l’assure.
C’est sans doute avec ces dispositions qu’il se prépara à entrer dans la Vie. Après avoir confessé sa foi en tous les mystères de la religion catholique, Blaise Pascal reçut, en versant des larmes, les derniers sacrements. Que Dieu ne m’abandonne jamais furent ses dernières paroles. Le 19 août 1662, il rendit son dernier soupir, avant de rejoindre Celui qui lui manifesta un rayon de son Amour infini lors d’une nuit de feu : NOTRE SEIGNEUR JESUS-CHRIST.
- Qui deviendra Clermont-Ferrand par suite de l’union, au 17e siècle, de Clermont avec Montferrand.[↩]
- Numéro indiqué, comme dans tout l’article, d’après le classement des Pensées dans la première édition de Léon Brunschvicg (Hachette, 1897).[↩]
- Pascal composa une belle prière à l’usage des malades ; elle commence par ces mots : Seigneur, dont l’esprit est si bon et si doux en toutes choses, et qui êtes tellement miséricordieux que non seulement les prospérités, mais les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus, sont les effets de votre miséricorde, faites-moi la grâce de ne pas agir en païen dans l’état où votre justice m’a réduit : que comme un vrai chrétien, je vous reconnaisse pour mon père et pour mon Dieu en quelque état où je me trouve… – Opuscules, IV, Bibliothèque de la Pléiade, p. 328.[↩]
- La vie de Monsieur Pascal, par Madame Gilberte Périer.[↩]
- La vie de Monsieur Pascal, par Madame Périer.[↩]
- La vie de Monsieur Pascal, par Madame Périer.[↩]
- C’est-à-dire Amos Dettonville, anagramme du pseudonyme Louis de Montalte qu’il inventa pour l’édition collective des Provinciales.[↩]
- Le lecteur versé dans les mathématiques pourra se référer directement aux démonstrations de Pascal, publiées dans L’œuvre de Pascal, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1950, p. 89 et 102.[↩]
- Une au musée de Dresde, deux à Clermont-Ferrand, une chez IBM et quatre au Conservatoire national des Arts et Métiers de Paris.[↩]
- Figaro hors-série, Pascal, le cœur et la raison, p. 124.[↩]
- Ses expériences sont décrites p. 135 dans L’œuvre de Pascal cité ci-dessus.[↩]
- Isabelle Schmitz, Figaro hors-série sur Blaise Pascal, p. 38.[↩]
- L’œuvre de Pascal, Bibliothèque de la Pléiade, cité ci-dessus.[↩]
- Pascal, Pensées. Librio, septembre 2022.[↩]
- « Que l’opinion est la reine du monde ».[↩]
- … sinon en J.C., à qui tout doit se référer.[↩]
- Ou les images, les sons numérisés …[↩]
- « Pour que ne reste pas vaine la croix du Christ » – I Cor. 1, 17.[↩]
- « Il faut l’amour de la vérité et la vérité de l’amour » – Saint Augustin.[↩]
- « On ne donne que ce qu’on a ».[↩]
- Michel de Jaeghere, Figaro hors-série sur Pascal, p. 4.[↩]
- Cf. II Cor. 12, 2.[↩]
- « Ils m’ont délaissé, moi qui suis la fontaine d’eau vive » – Jérémie, II, 13.[↩]
- « Je n’oublierai point tes paroles » – Ps. CXVIII, 16.[↩]
- « En changeant ce qui doit être changé ».[↩]
- Au témoignage de sa sœur Gilberte, « il était travaillé par des maladies continuelles et qui allaient toujours en augmentant ».[↩]