Un itinéraire dans la crise de l’Eglise : Jean Madiran

Une plon­gée dans l’his­toire du tra­di­tio­na­lisme et un bel hom­mage à un défen­seur de la foi.

Après le Père Eugène de Villeurbanne, Dom Gérard Calvet et Katharina Tangari, Yves Chiron s’attaque à une nou­velle figure de la résis­tance aux réformes contem­po­raines de l’Église, et quelle figure ! Jean Madiran pro­tes­ta pen­dant soixante ans contre la révo­lu­tion pro­gres­siste. Dans les colonnes d’Itinéraires puis de Présent, il dénon­ça inlas­sa­ble­ment les dévia­tions doc­tri­nales, dévoi­la les impos­tures du moder­nisme renais­sant, encou­ra­gea les catho­liques fidèles. Pour trai­ter un sujet aus­si vaste et brû­lant, Yves Chiron peut s’appuyer sur une cor­res­pon­dance de longue date avec Madiran, mais aus­si de nom­breux entre­tiens directs avec lui-​même et ses proches, et sur­tout ses archives per­son­nelles dont il est dépo­si­taire. Autant dire une riche docu­men­ta­tion qui annonce une bio­gra­phie très complète.

Jean Madiran est tou­jours res­té très dis­cret sur sa vie per­son­nelle, c’est pour­quoi nombre de détails seront des révé­la­tions pour le lec­teur. On suit la for­ma­tion d’un jeune Bordelais décou­vrant auprès de Charles Maurras une école de rigueur et de logique, et auprès des frères Charlier une foi active, pro­fonde et vivante. Le jeune Jean Arfel enseigne la phi­lo­so­phie à l’école des Roches, col­la­bore sous divers pseu­do­nymes à des publi­ca­tions monar­chistes, avant de se lan­cer dans les années 50 dans la contro­verse anti­com­mu­niste, qui l’amène déjà à cri­ti­quer la com­plai­sance d’une par­tie de l’Église de France envers le gau­chisme qui enva­hit la socié­té. Dès lors, Madiran – le nom de plume sous lequel il res­te­ra plus connu – est mar­qué du sceau de l’infamie par les milieux intel­lec­tuels catho­liques, cette « relé­ga­tion socio­lo­gique » qu’il a tant com­bat­tue. Il a beau fon­der la revue Itinéraires, ras­sem­bler des col­la­bo­ra­teurs de grande qua­li­té, il ne s’attire qu’une mise en garde des évêques de France et des entre­fi­lets mépri­sants pour une publi­ca­tion « national-​catholique », « maur­ras­sienne », « réac­tion­naire », « inté­griste »… Des qua­li­fi­ca­tifs qu’il récuse au nom de sa fidé­li­té au Magistère. Et vient la défla­gra­tion du Concile. Le vent tourne. Les sus­pects de moder­nisme d’hier deviennent les maîtres à pen­ser de l’heure, au nom de l’esprit, mais aus­si sou­vent de la lettre, de Vatican II. Madiran s’obstine, décor­tique patiem­ment et avec une logique impla­cable le jar­gon néo-​moderniste qui masque la révo­lu­tion dans l’Église. Il choi­sit la stra­té­gie de la pro­tes­ta­tion, sur­tout par la « Réclamation au Saint-​Père » autour des trois fon­da­men­taux : « Rendez-​nous le caté­chisme, l’Écriture sainte et la Messe. » Ce sont les grandes heures de com­bat des années 70, où Itinéraires s’engage à fond contre la Nouvelle Messe, et aux côtés de Mgr Lefebvre, relayant la Déclaration de 1974, publiant un numé­ro spé­cial sur « la condam­na­tion sau­vage de Mgr Lefebvre », allu­sion au qua­li­fi­ca­tif de « sau­vage » acco­lé injus­te­ment au sémi­naire d’Ecône par l’épiscopat fran­çais. Ce sont aus­si les nuances, voire les diver­gences entre figures de proue du tra­di­tio­na­lisme, sou­vent por­tées à des posi­tions tran­chées, en par­ti­cu­lier la ques­tion du sédé­va­can­tisme : Madiran s’efforce de favo­ri­ser une cer­taine union des tra­di­tio­na­listes sans ren­con­trer le suc­cès escompté.

A par­tir du début des années 1980, Jean Madiran s’engage plus pro­fon­dé­ment dans le com­bat poli­tique, auprès de Bernard Antony d’abord, puis autour du quo­ti­dien Présent dont il est l’un des fon­da­teurs et rédac­teur jusqu’à sa mort. D’autre part l’espoir d’un apai­se­ment favo­ri­sé par l’élection de Jean-​Paul II le conduit à adop­ter un ton moins polé­mique que sous Paul VI. Et en 1988, en pleine année d’élection pré­si­den­tielle, se pose la ques­tion des sacres à Ecône… Faut-​il sou­te­nir Mgr Lefebvre dans sa déci­sion de reje­ter les accords et de pro­cé­der aux sacres sans man­dat pon­ti­fi­cal ? Yves Chiron retrace minu­tieu­se­ment l’attitude de Madiran, qui prend ses dis­tances avec Mgr Lefebvre, et n’ose pas le sou­te­nir comme il l’a fait lors de la condam­na­tion de 1976, tout en sui­vant de près l’affaire. Lassitude du com­bat ? Crainte du schisme, ou tout au moins de la créa­tion d’un ghet­to autour de la Fraternité ? Espoir d’un mou­ve­ment tra­di­tio­na­liste recon­nu par Rome ? Quoi qu’il en soit, ce refus de tran­cher fut per­çu comme une déro­bade par Mgr Lefebvre et nombre de lec­teurs d’Itinéraires, ce qui entraî­na une chute des ventes de la revue, puis sa dis­pa­ri­tion. Le jour­na­liste en conce­vra évi­dem­ment de l’amertume, sans pour autant condam­ner les sacres comme schis­ma­tiques. Des années plus tard, inter­ro­gé à l’occasion du film Monseigneur Lefebvre, un évêque dans la tem­pête, il décla­re­ra : « A l’époque je n’étais pas capable de por­ter un juge­ment » et recon­naî­tra que les sacres ont per­mis à la Fraternité Saint-​Pie X de per­du­rer. Yves Chiron n’oublie pas de le men­tion­ner, mais cite un autre pas­sage plus expli­cite et non gar­dé dans le mon­tage final : « Je pense qu’il est dif­fi­cile de trou­ver que [Mgr Lefebvre] ait eu tort à 100 %, et même à 50 % ». Ce qu’on se gar­de­ra de consi­dé­rer comme une adhé­sion rétros­pec­tive aux sacres.

Après avoir retra­cé les der­nières années de Madiran, qui s’éteint quelques semaines après la démis­sion de Benoît XVI, Yves Chiron laisse à son habi­tude le lec­teur tirer les conclu­sions de son ouvrage. Bon récit des com­bats autour du Concile, cette bio­gra­phie consti­tue une pré­cieuse mise en relief d’une œuvre incon­tour­nable du com­bat pour la Messe et la Tradition, et encou­rage d’autant plus à se (re)plonger dans les cen­taines de pages de lumi­neuse défense de la Foi et de la Loi natu­relle que nous offrent Itinéraires et les livres du grand controversiste.

Yves Chiron, Jean Madiran 1920–2013, DMM, 2023. 570 pages, 29 €.