Réfléxions du R. P. de Chivré

En hom­mage à ce Père domi­ni­cain qui a gar­dé la Tradition contre vents et marées, nous mon­trant l’exemple de la fidé­li­té persévérante.


T.R.P. Bernard-​Marie de Chivré O.P.
12 février 1902 – 14 juillet 1984

Croyance en Dieu

L’un des argu­ments apo­lo­gé­tique qui m’impressionne le plus est de pen­ser que des hommes sem­blables aux autres hommes pécheurs et cor­rom­pus aient com­pris et accep­té avec joie de voir se for­mer en leur intel­li­gence des véri­tés assez auda­cieuses pour les meur­trir et assez atti­rantes pour les humi­lier volon­tai­re­ment. Pareil phé­no­mène ne peut rele­ver de l’illusion puisque le propre de l’illusion est de tou­jours conten­ter et de ne jamais mécon­ten­ter. Il faut que le cercle de ces véri­tés, une fois pas­sé la péri­phé­rie de leurs exi­gences si cru­ci­fiantes pour la nature, com­prennent un centre dont l’attraction ne s’explique que par son exacte cor­res­pon­dance aux appels les plus essen­tiels de notre appé­tit de vie éter­nelle. Il n’y a qu’un Dieu à pou­voir ain­si for­ger en nous des véri­tés si impérieuses.

Affirmation

Elle est la sono­ri­té de l’être, comme le bat­tant de la cloche donne la sono­ri­té de l’existence de cette cloche. L’affirmation, c’est la réa­li­té qui chante son exis­tence, rien de plus natu­rel que l’Existence Principe se soit chan­tée par une suc­ces­sion d’affirmations, dont la plus belle est celle faite à Moïse : « Je suis Celui qui suis ». Telle est la mis­sion de la parole : ne pas hési­ter devant l’être, le dire sans bavure, l’affirmer sans trem­bler afin de le révé­ler sans dis­cus­sions, en le fai­sant sor­tir du brouillard des opi­nions pour le faire sur­gir dans la lumière des évi­dences. La parole qui dis­si­mule et la parole qui atté­nue sans rai­son capable de faire hon­neur au silence, est une parole de tra­hi­son qui se condamne elle-​même en atten­dant d’être condam­née par Dieu. Aux affir­ma­tions de Dieu, nous ne pou­vons répondre mieux que par l’affirmation du Credo et ce lan­gage est le plus hono­rable que l’on puisse attendre de la pen­sée puisqu’en affir­mant la Vérité Suprême, on offre à la pen­sée l’occasion unique de se tra­duire dans la per­fec­tion de son être. Croire : c’est réflé­chir, savoir, vou­loir, par­ler et c’est déjà aimer.

Ascèse

Il n’y a qu’une vie de médi­ta­tion et d’ascèse qui soit capable de chan­ger nos idées en pro­grès, nos dis­cours en force créa­trice, nos pro­jets en réa­li­sa­tions heu­reuses. Ne pas le vou­loir c’est conti­nuer de chan­ter dans une pri­son, c’est regar­der par la fenêtre la direc­tion à prendre sans se don­ner la peine d’ouvrir la porte pour s’y rendre.

Doctrine

Pour com­mu­nier à la doc­trine, c’est comme pour com­mu­nier à l’Eucharistie, il faut être en état de grâce, j’entends qu’il faut l’étudier, la réflé­chir, l’interpréter et l’enseigner avec une pré­sence en soi de l’esprit de Dieu le plus authen­tique. Cet esprit est celui de la vie inté­rieure. Le Docteur, le Prédicateur célèbrent la Messe sans arrêt : de l’autel de pierre, ils passent à l’autel de leur lec­ture, mais, aux pieds des deux, ils com­mencent par le Confiteor, car pour vita­li­ser son ensei­gne­ment il faut lui deman­der d’abord de nous ensei­gner à nous-​même notre fai­blesse, notre mis­sion, nos res­pon­sa­bi­li­tés. Tout ce qui est doc­trine atteint le secret de Dieu, les secrets ne s’entendent que dans l’intimité de la vie inté­rieure, autre­ment on n’enseigne pas un secret, on raconte une nou­velle avec plus ou moins de fatuité.

Le Don

Pourquoi nous est-​il si dur de nous don­ner ? Parce que le don authen­tique est déjà un écho de la mort. Prononcer des paroles géné­reuses, c’est four­nir à notre être la joie de les pro­non­cer, sur­croît d’existence pour notre vie sen­sible ; les réa­li­ser, c’est emme­ner notre vie sen­sible à une dimi­nu­tion d’existence, elle n’aime pas beau­coup cela, même lorsque la Foi lui pro­met mieux et plus vivant pour l’âme et pour l’esprit. Trop d’âmes rêvent d’un don qui au fond n’en est pas un. Elles se donnent pour rece­voir sans vou­loir rien abandonner.

Générosité

Nous sommes de puis­sants imbé­ciles qui confon­dons les notions les plus essen­tielles aux dépens du bon­heur que nous vou­lons tous. Nous pen­sons richesse et, ce fai­sant, nous nous appro­prions, alors qu’il fau­drait se déli­vrer de tout dans un élan enri­chis­sant de tout notre être vers la vie essen­tielle des véri­tés et des amours dont la pos­ses­sion nous enlè­ve­rait à tout jamais le goût de pos­sé­der. La matière acquise pour elle-​même nous appau­vrit radi­ca­le­ment, car elle fait de nous le pro­prié­taire de ce qui est inca­pable d’enrichir puisque c’est inca­pable d’aimer. L’élan n’est autre chose que la pro­jec­tion hors de soi, sous forme d’amour afin de deve­nir davan­tage soi en com­mu­ni­quant libé­ra­le­ment ce soi aux autres. Expérimenter sa puis­sance de don, s’appauvrir volon­tai­re­ment de soi-​même, c’est s’enrichir des tré­sors que l’on porte en soi et qui ne deviennent féconds qu’une fois don­nés aux autres. Il n’y a que deux-​espèces de pauvres : les appau­vris volon­taires de biens maté­riels : ce sont les for­tu­nés de Dieu, les appau­vris de Dieu : ce sont les for­tu­nés de la terre.

Grâce

« Ceux qui per­sé­vé­re­ront jusqu’à la fin… ». Persévérer dans la grâce : deux mots graves. La per­sé­vé­rance révèle qu’on a com­pris deux choses : son impuis­sance per­son­nelle à res­ter seule dans la ligne de Dieu. Connaître, consta­ter, avouer cette impuis­sance, c’est déjà la pré-​grâce essen­tielle. Ensuite, com­prendre la place de la grâce dans nos vies, dans la zone intel­lec­tuelle de nos juge­ments et la zone effec­tive de nos cœurs. La place de la grâce : un état de grâce, une habi­tude à lais­ser le sur­na­tu­rel gou­ver­ner le natu­rel de nos acti­vi­tés sans dis­con­ti­nui­té. On per­sé­vère quand on enchaîne ses pen­sées à ses actions, ses actions a ses tra­vaux, ses tra­vaux à ses devoirs, ses devoirs à ses jour­nées avec le fil de la grâce.

État de grâce

L’homme n’est jamais sim­ple­ment méca­nisme sen­sible, autre­ment il serait fixé dans un cycle de mani­fes­ta­tions et d’activités qui échap­pe­raient aux lois du per­fec­tion­ne­ment ou de la per­ver­sion. La per­ver­sion réclame un état spi­ri­tuel autant que la sain­te­té, l’amour de la tor­ture, un état de conscience autant que l’amour de la pure­té. La sen­si­bi­li­té tra­dui­ra ces états d’âme par la bes­tia­li­té ou l’héroïsme, mais elle ne rem­pli­ra qu’un rôle secon­daire, celui de ser­vir le maître invi­sible auquel nous avons libre­ment don­né notre cœur. L’homme n’est jamais seul avec lui-​même, en lui-​même, il n’est jamais nature pure de toute pré­sence étran­gère, il n’a qu’une alter­na­tive qui sol­li­cite sa liber­té et, en le sol­li­ci­tant, l’achève dans sa déchéance ou l’achève dans son redres­se­ment : celle de retrou­ver ses capa­ci­tés de gran­deur dans le mal en se don­nant une âme en état de per­ver­sion, dans le bien en se don­nant une âme en état de grâce.

Le Christ

C’était presque un para­doxe pour Dieu de vou­loir se révé­ler à nous. Uniquement et for­te­ment spi­ri­tuel, Il allait se tra­duire par l’intermédiaire de réa­li­tés maté­rielles. L’intraduisible de la déi­té allait uti­li­ser pour s’exprimer aux hommes ce qu’il y a de plus rebelle à le tra­duire : la réa­li­té sen­sible. La vio­lence de l’opposition serait atté­nuée par la lumière de Foi, cette manière à Lui de s’installer dans le créé en res­pec­tant la trans­cen­dance divine qui demeure incom­mu­ni­cable donc invi­sible, et la liber­té du créé qui s’incline sous l’autorité indis­cu­table des cer­ti­tudes tout en conser­vant la liber­té de ses consen­te­ments. Il n’y a que Dieu à pou­voir par­ler ain­si sans se tromper.

Lois divines

Les lois de Dieu sont à l’âme ce que les canaux sont au fleuve : elles y conduisent et elles en viennent. Observer la loi c’est éta­blir entre Dieu et nous la pos­si­bi­li­té d’un va et vient de connais­sances dont l’échange, en glo­ri­fiant Dieu, nous rap­proche de Lui. La loi n’a de rigi­di­té que dans sa forme, comme le fleuve n’en a que dans ses berges, mais c’est dans le but d’assurer à l’amour qu’elle apporte la pos­si­bi­li­té de se tra­duire avec la ten­dresse qui le carac­té­rise comme le fleuve se déroule avec la souple non­cha­lance qui lui est propre, assu­ré qu’il est de ne pas se répandre en de cou­pables dévas­ta­tions grâce aux rives qui lui conservent la droi­ture de son orien­ta­tion. Observer une loi, c’est vivre avec sécu­ri­té et avec dyna­misme, c’est assu­rer, entre Dieu et nous, une cir­cu­la­tion d’amour qui nous apporte quelque chose de Dieu et y emporte quelque chose de nous. La fidé­li­té à la loi porte en elle-​même sa récom­pense : elle aug­mente la sagesse du cœur et l’intelligence de l’esprit comme l’ascension aug­mente la vision en élar­gis­sant les horizons.

Amour

La valeur d’une affec­tion se recon­naît à son « pon­dus » car c’est le poids d’un sen­ti­ment qui apporte le repos et la sta­bi­li­té. Toute vitesse, tout dépla­ce­ment d’une pesan­teur a pour terme le repos de l’immobilité. La pesan­teur est à la matière ce que la valeur est à la pen­sée : elle la qua­li­fie. Nos affec­tions sont qua­li­fiées par leur valeur et ces valeurs s’apprécient à leur pesan­teur d’amour. Tout autre sen­ti­ment mêlé à l’amour l’allège, lui enlève son poids, en fait un amour léger, et rien n’est inca­pable de repos et de sta­bi­li­té comme ce qui manque de poids, ce qui est léger. Comme une plume au vent, l’amour léger se déplace en d’incessantes vel­léi­tés et d’incessants caprices qui en condamnent l’absence de poids par le refus du repos et de la sta­bi­li­té impos­sible à laquelle cette légè­re­té a contraint cet amour fre­la­té. Il n’y a que les êtres de den­si­té, les sen­ti­ments denses de sin­cé­ri­té qui connaissent l’amour car la den­si­té porte avec elle les pro­messes de la durée qui s’appelle fidé­li­té pour l’amour.

Modernisme

Il n’est pas un est une men­ta­li­té. On peut être moder­niste avec n’importe quelle phi­lo­so­phie, il suf­fit d’avoir la pas­sion du bien et de la véri­té jusqu’à leur inter­dire de ne pas être autre chose que ce que l’on a déci­dé qu’ils seraient indé­pen­dam­ment de ce qu’ils sont de toute éter­ni­té. C’est la pas­sion et le culte du moi revê­tu des dogmes et des ency­cliques, car c’est un « moi » qui a le sou­ci du ciel à condi­tion qu’il ne contra­rie pas l’individualisme de la terre. Le moder­nisme est l’une des erreurs les plus dan­ge­reuses parce qu’elle naît dans les sacris­ties aus­si faci­le­ment que dans les loges, elle naît là où l’homme n’est pas réso­lu à être le vain­cu de Dieu. Elle démo­lit le règne de Dieu en le pour­sui­vant car elle « rachi­tise » les idées en les expo­sant avec une enver­gure qui n’est que la cari­ca­ture de la gran­deur. Dans le moder­nisme, l’attrait de Dieu fait qu’on lui donne la pré­fé­rence, mais la peur qu’on en a, sur le plan du renon­ce­ment, explique pour­quoi on Lui mesure cette pré­fé­rence. Le moder­niste se pro­cure ce luxe intel­lec­tuel pour son orgueil très pieux, de mesu­rer Dieu avec la règle d’or de ses assu­rances intel­lec­tuelles, et en le mesu­rant, il L’empêche d’être Dieu et Le force à n’être qu’une divi­ni­té sans déi­té. Dieu fait l’homme à son image et l’homme…

La vie

La pen­sée est une forme supé­rieure de la vie, elle n’est pas la vie, sans quoi elle ne s’appellerait pas pen­sée mais vie. La par­tie ne peut pas expli­quer le tout, la pen­sée ne peut pas expli­quer la vie. Elle lui emprunte la part la plus spi­ri­tuelle de ce qu’elle est pour en com­prendre les aspects infé­rieurs ou égaux à elle-​même pen­sée, mais elle ne peut dire ce qu’est la vie. Avoir, pour la rai­son, la pré­ten­tion de tout com­prendre et de tout expli­quer, est aus­si vain que ridi­cule, car, du jour où la rai­son aura com­pris qu’il existe un domaine incom­pré­hen­sible pour ses seules forces, et, ce jour-​là, elle ne sera plus pré­ten­tieuse mais vraie.

R. P. de Chivré O.P.

Pour mieux connaître les écrits et la pen­sée du Père de Chivré, rendez-​vous sur le site de l’Association du Révérend Père de Chivré.