Conférence Mgr Bernard Fellay : actualité des rapports entre Rome et la Fraternité

Abbé Lorans
L’abbé de Cacqueray nous par­lait de cette évo­lu­tion que nous consta­tons. Vous-​même, qui êtes à la tête de la Fraternité, qui avez des contacts directs avec Rome, avez-​vous eu l’im­pres­sion que la feuille de route (les préa­lables deman­dés avant toute recon­nais­sance cano­nique de la Fraternité Saint-​Pie X, NDLR) était sui­vie ? Avez-​vous aus­si, à par­tir des docu­ments qui émanent de Rome, le sen­ti­ment que la ligne de par­tage se déplace ?

Mgr Fellay
Il y a effec­ti­ve­ment beau­coup de choses inté­res­santes qui se passent ; elles ne se passent pas comme on le vou­drait mais c’est nor­mal puis­qu’on a affaire à des hommes. Notre feuille de route, avec ses fameux préa­lables, avait été trans­mise à Rome au début de l’année 2001. En février, la réponse de Rome était telle que j’ai dû répondre que nous ne pou­vions pas pour­suivre en l’état : « Si c’est comme ça, on suspend ».

C’est ain­si que cela a com­men­cé, en l’an 2001. Au sujet de la messe, le car­di­nal Castrillón Hoyos disait : « Le pape est d’ac­cord. Le pape est d’ac­cord que la messe n’a jamais été abro­gée et que par consé­quent tout prêtre peut la dire ». Et sur ses doigts, il fai­sait la liste des car­di­naux de Rome qui étaient d’accord aus­si. Je lui ai dit : « dans ce cas, où est le pro­blème ? » – « Vous com­pre­nez, les secré­taires des congré­ga­tions, les sous-​secrétaires, eux ils ne sont pas d’ac­cord, et donc on ne peut pas vous l’accorder ».

C’était comme cela pour la messe. Quant à la ques­tion de l’ex­com­mu­ni­ca­tion, la réponse était : « Rassurez-​vous on règle­ra ça quand on signe­ra les accords ». J’ai répli­qué que pour avan­cer nous avions besoin de marques de confiance de la part de Rome et qu’à défaut, nous n’avions pas d’autre choix que de sus­pendre les dis­cus­sions. Le car­di­nal a rétor­qué : « je n’aime pas ce mot-là ».

Et puis est arri­vé Benoît XVI, qui va reprendre la ques­tion de la messe, rela­ti­ve­ment vite. Bien sûr, le Motu pro­prio [Summorum Pontificum] vaut ce qu’il vaut, mais il contient des élé­ments essen­tiels, capi­taux, il est pour moi comme une pierre mil­liaire. Je pense que, dans l’his­toire de l’Eglise, on se rap­pel­le­ra de ce texte qui recon­naît que la messe de saint Pie V n’a jamais été abrogée.

Vous savez, lors­qu’une matière est reprise dans toute son ampleur, lorsque le légis­la­teur reprend une loi pour la modi­fier de fond en comble, on consi­dère que la loi pré­cé­dente est abro­gée. Il en va de même des lois litur­giques. Qu’il y ait donc cette affir­ma­tion, en deux mots : « num­quam abro­ga­tam, jamais abro­gée », c’est d’une force ! On a de la peine à le conce­voir, mais enfin le légis­la­teur sait ce qu’il dit : « Elle n’a jamais été abro­gée ». De dire qu’une loi n’a pas été abro­gée, cela veut dire qu’elle s’est main­te­nue dans l’é­tat où elle était aupa­ra­vant. La loi pré­cé­dente, la messe de tou­jours, c’est donc la loi uni­ver­selle, c’est la messe de l’Eglise. Lorsque le pape actuel affirme que la messe n’a jamais été abro­gée, cela veut dire qu’elle est tou­jours en vigueur, qu’elle conti­nue à être la messe de l’Eglise. Il ne s’a­git plus de per­mis­sion, de pri­vi­lège etc., c’est la loi de l’Eglise, autre­ment dit un droit uni­ver­sel de tout catho­lique, prêtre ou fidèle. C’est ce qui est expres­sé­ment recon­nu dans le fameux Motu pro­prio de 2007.

C’est fon­da­men­tal, même si d’autres par­ties du texte sont dis­cu­tables, et que nous ne sommes pas d’accord du tout avec elles. Mais si l’on consi­dère la vigueur que ce Motu pro­prio donne à la messe contre ses détrac­teurs, c’est vrai­ment très très fort. On se demande com­ment jamais dans le futur on pour­ra démo­lir cette messe.

De ce point de vue, l’avènement de Benoît XVI a été comme un déclic. Quoiqu’on pense, quoi­qu’on dise de la per­sonne elle-​même, une nou­velle ambiance est appa­rue. Au Vatican même cette arri­vée a don­né du cou­rage à ceux, appelons-​les conser­va­teurs, qui jusque-​là frô­laient les murs… Peut-​être d’ailleurs encore main­te­nant les frôlent-​ils ! parce que la pres­sion ou l’op­pres­sion des pro­gres­sistes est tou­jours là ; ce qui rend le gou­ver­ne­ment même presque impossible.

L’ambiance en tout cas a chan­gé. On le voit dans la nou­velle géné­ra­tion qui, elle, n’est plus liée au concile. Pour les nou­velles géné­ra­tions et tous ceux qui ont 20 ans aujourd’­hui, le concile, c’est le mil­lé­naire pas­sé, c’est quelque chose de bien vieux. Cette géné­ra­tion qui n’a pas connu le concile, et qui voit l’Eglise dans un état si piteux, se pose néces­sai­re­ment des ques­tions. Elle se pose des ques­tions d’une manière tout à fait dif­fé­rente de ceux qui ont vécu le concile, de ceux qui l’ont fait et qui y sont vis­cé­ra­le­ment atta­chés, parce qu’ils vou­laient démo­lir le pas­sé, parce qu’ils vou­laient tour­ner la page.

Cette nou­velle géné­ra­tion res­sent un vide, elle est ouverte, elle cherche, elle jette sur nous un regard de sym­pa­thie mais éprouve en même temps vis-​à-​vis de nous de la méfiance parce que nous sommes mar­qués, exclus… Cependant une espèce d’ef­fer­ves­cence dans la jeu­nesse inquiète les pro­gres­sistes à tel point qu’aujourd’hui ils se posent la ques­tion : « L’avenir de l’Eglise, sera-​t-​il pro­gres­siste ou conservateur ? »

Dans cer­tains sémi­naires modernes les pro­fes­seurs constatent avec effroi que le choix des sémi­na­ristes se porte sur des ouvrages plus sérieux que ceux qui leur sont pro­po­sés ; ce phé­no­mène est assez géné­ra­li­sé. J’ai eu des aveux d’é­vêques, ou de pro­fes­seurs de sémi­naire. Un pro­fes­seur de sémi­naire m’a dit lit­té­ra­le­ment : « Je ne peux plus don­ner mon cours comme avant, les sémi­na­ristes m’obligent à être beau­coup plus conser­va­teur ». Ce n’est encore qu’une ten­dance, mais c’est très inté­res­sant. Plusieurs textes éma­nant de Rome demandent des réformes dans les études, dans les sémi­naires, dans les uni­ver­si­tés. Ce sont mani­fes­te­ment des coups de frein. Malheureusement, on a l’im­pres­sion qu’ils res­tent lettre morte – et je pense qu’on n’a pas tort de le pen­ser. Néanmoins on voit ces efforts, c’est déjà quelque chose, ce n’est plus le pur modernisme.

Un élé­ment très impor­tant, vrai­ment très impor­tant, ce sont les pre­mières attaques sur le concile qui n’émanent pas de nous mais de per­sonnes recon­nues, qui portent un titre, tel Mgr Gherardini qui ne s’est pas conten­té d’écrire un seul livre mais qui conti­nue d’écrire, et de façon de plus en plus har­die. Lorsque je l’ai ren­con­tré, il m’a tenu ce pro­pos : « Il y a 40 ans que j’ai ces choses sur la conscience, je ne peux pas paraître devant le Bon Dieu sans les dire ». En fait il est pour ain­si dire avec nous, mais il uti­lise une forme d’expression très romaine, très pru­dente, cir­cons­tan­ciée, tout en disant ce qu’il a à dire.

Dans ce même contexte, le 22 décembre 2005, le pape a pro­non­cé son célèbre dis­cours à la Curie dans lequel il condamne une ligne d’in­ter­pré­ta­tion du concile, la fameuse ligne de rup­ture. A la pre­mière lec­ture, je vous avoue avoir pen­sé que nous étions visés ! mais par la suite je ne suis ren­du compte qu’il par­lait des progressistes.

Parce que jus­te­ment le pape dénon­çait et condam­nait ceux qui voient dans le concile une rup­ture avec le pas­sé. Bien sûr s’il y a quel­qu’un qui voit dans le concile une rup­ture avec le pas­sé, c’est bien nous. Et pour étayer notre pro­pos, nous ne crai­gnons pas de citer les Congar, les Suenens, ceux qui ont dit que c’é­tait la Révolution de 89 dans l’Eglise, ou la Révolution d’oc­tobre 1917, la révo­lu­tion russe. Ce sont des paroles très fortes. Et puis, ce n’est pas seule­ment nous, c’est tout le monde qui a pu consta­ter que ce concile avait été un grand chan­ge­ment, un véri­table cham­bou­le­ment. Même Paul VI a recon­nu qu’alors qu’il atten­dait une brise légère, c’est une grande tem­pête qui s’était déchaî­née… Eh bien, cette ligne de rup­ture dénon­cée, c’est la condam­na­tion de ceux qui voient dans le concile une rup­ture avec le pas­sé. Le pape condamne cette atti­tude qui vou­drait faire appel à « l’es­prit du concile » pour reven­di­quer un Vatican III, une révo­lu­tion permanente…

Je vou­drais faire ici une remarque, car peut-​être nous abusons-​nous. Lorsqu’on voit condam­ner l’herméneutique de la rup­ture, on pense immé­dia­te­ment que l’autre est l’herméneutique de la conti­nui­té. Or le pape n’a pas par­lé de l’« her­mé­neu­tique de la conti­nui­té », mais de l’« her­mé­neu­tique de la réforme ». Ce n’est pas la même chose ! En conti­nuant le texte, on voit bien qu’il est pour le concile, qu’il est pour tout ce contre quoi nous sommes ! Dans ce concile, tout ce que nous atta­quons, lui il le défend. Mais néan­moins on voit très bien qu’il condamne une ligne. C’est un com­men­ce­ment, mais évi­dem­ment ce n’est pas suf­fi­sant ; cela montre seule­ment que les auto­ri­tés ont pris conscience que quelque chose ne va pas dans l’Eglise.

Poursuivons. Le 2 juillet 2010, Mgr Pozzo, secré­taire de la Commission Ecclesia Dei, a don­né à Wigratzbad, aux prêtres de la Fraternité Saint-​Pierre, une confé­rence sur Lumen Gentium por­tant jus­te­ment sur cette ques­tion de l’interprétation du concile. Ces ques­tions d’in­ter­pré­ta­tion sont quelque chose de très moderne, il faut bien le com­prendre. Mais je vou­drais vous mon­trer qu’il y a des choses qui bougent, même si de notre côté nous espé­rons que ce n’est qu’un début et que les choses iront plus loin. Nous, nous n’hésitons pas à atta­quer le concile en tant que tel, en met­tant l’accent sur ce qui ne va pas.

A Rome, la posi­tion de Mgr Pozzo, et on peut dire celle du pape, est encore en révé­rence totale à l’égard du concile, mais il voit qu’il y a des choses qui ne vont pas. Il ne dira pas encore « c’est la faute du concile », mais « c’est la faute de la manière de com­prendre le concile ». Il s’a­git jus­te­ment de l’in­ter­pré­ta­tion, ou de l’her­mé­neu­tique. Si Rome avoue main­te­nant qu’il y a une manière fausse d’interpréter le concile, cela laisse évi­dem­ment sup­po­ser qu’il y en a une qui est juste. Mais, sur beau­coup de points que nous condam­nons au niveau de la chose elle même (sans en regar­der la cause), on constate que fina­le­ment, sans oser trop le dire, ils sont d’accord.

Dans la conclu­sion de ses confé­rences à Wigratzbad, Mgr Pozzo par­le­ra d’une idéo­lo­gie « conci­liaire », puis d’une idéo­lo­gie « para-​conciliaire ». Le terme d’idéologie désigne quelque chose de mau­vais, une erreur, c’est même un sys­tème d’erreurs. Essayez de com­prendre ce que veut dire cette phrase : « une idéo­lo­gie para-​conciliaire s’est empa­rée du concile depuis le début en se super­po­sant à lui ». Cela veut dire que d’après lui, le concile depuis le début n’a pas été com­pris comme il le devait. C’est–à‑dire que la seule manière qui res­tait aujourd’hui de pou­voir com­prendre le concile était fausse. C’est une curieuse manière de vou­loir sau­ver le concile, tout en recon­nais­sant que ce qui a été dit du concile depuis 40 ans est faux ! Même si ce n’est qu’un début d’aveu, il faut en prendre note. Evidemment, cela ne nous suf­fit pas, mais c’est quand même fort inté­res­sant de voir com­ment ils essayent de s’en sor­tir. C’est de l’équilibrisme…

On entend des phrases telles que : « Le concile n’est pas appli­qué, le concile est mal com­pris, c’est pour cela que cela ne va pas dans l’Eglise ». Encore faut-​il l’expliquer ! Pourquoi cela ne va pas dans l’Eglise ? Parce qu’on n’a pas réus­si à appli­quer le concile. Mais alors, qu’est-​ce qu’ils ont fait pen­dant ces 40 ans ? C’est là un gros pro­blème. Qui était res­pon­sable de l’in­ter­pré­ta­tion du concile pen­dant ces 40 années ? Si ce ne sont pas les auto­ri­tés à Rome, c’est qu’elles ont dor­mi pen­dant 40 ans, elles ont lais­sé faire les autres, qu’ont-elles fait ? Voyez-​vous, il y a quand même beau­coup de ques­tions qu’on peut intro­duire à par­tir même de leur point de départ où se des­sine un début d’aveu.

Le pape parle de l’es­prit du concile en le condam­nant alors que toutes les réformes ont été faites dans l’es­prit du concile. Qu’est ce qui reste ? Et main­te­nant, on nous dit qu’il y a une idéo­lo­gie conci­liaire qui s’est empa­rée du concile depuis le début !

On peut ima­gi­ner le concile se trou­vant dans une bulle ; on voit la cap­sule exté­rieure mais on n’arrive pas à l’intérieur. De sorte qu’on ne voit que cette cap­sule exté­rieure et non pas le concile ; on n’ar­rive plus à par­ve­nir au concile. C’est très moderne comme idée, comme pers­pec­tive. On aime­rait bien savoir qui est à l’origine de l’idéologie para-​conciliaire, celle qui s’est empa­rée du concile pour faire en sorte qu’on ne puisse plus le com­prendre comme les Pères conci­liaires l’avaient vou­lu… Il serait inté­res­sant de le savoir. Autant de ques­tions qui viennent à l’esprit, parce que cela com­mence à bou­ger. On se rend compte que ce qui était tabou com­mence à bran­ler, alors on essaie de sau­ver le tabou en l’entourant d’une bulle. Aujourd’hui, vous avez le droit de tirer sur la bulle, mais pas sur ce qui est dedans. Vous pou­vez dénon­cer l’idéologie para-​conciliaire, mais ne tou­chez pas au concile.

Dans ce contexte, Mgr Gherardini dont je par­lais tout à l’heure va aller un peu plus loin en tou­chant au concile. Je pense que c’est le pre­mier per­son­nage offi­ciel, renom­mé, qui ose le faire. Sa qua­li­té de doyen de la Faculté de théo­lo­gie du Latran, cha­noine de Saint-​Pierre, direc­teur de la revue Divinitas lui donne auto­ri­té. A 85 ans, il a par­lé à Rome, et des per­sonnes qui n’étaient pas de notre côté ont abor­dé les ques­tions du concile. Mgr Schneider, un évêque, a même pro­po­sé de faire un Syllabus sur le concile, dans le but d’épurer et de condam­ner tout ce qui n’est pas clair dans Vatican II, toutes les pro­po­si­tions qui sont ambiguës.

Tous ces évé­ne­ments me font pen­ser à une cas­se­role d’eau sur le feu qui com­mence à for­mer les pre­mières bulles. Ce n’est pas encore l’ébullition, mais ça com­mence à chauf­fer. Pendant ce temps, nous res­tons dans l’expectative.

Abbé Lorans
Lors d’une récente pré­di­ca­tion au sémi­naire de Winona, vous avez dit que nous n’étions pas en rap­port avec Rome, mais avec « les Rome ». Quelle est l’ambiance au Vatican actuel­le­ment ? Pouvez-​vous nous aider à y voir un peu plus clair ?

Mgr Fellay
En Valais, une mon­tagne, le Zinalrothorn, culmine à 4.000 mètres ; l’une de ses arrêtes s’appelle le Rasoir et mesure une dizaine de mètres de long. Le seul moyen de la pas­ser est à cali­four­chon, ou encore d’un côté, vous avez alors les mains sur la crête et les pieds sur la face, avec de chaque côté 500 ou 1 000 mètres de chute. J’ai l’impression que non seule­ment cela s’applique à nos rap­ports avec Rome, mais plus encore que c’est fran­che­ment un fil d’équilibriste. C’est pour­quoi j’utilise car­ré­ment le terme de « contradictions ».

En juin 2009, j’avais deman­dé un rendez-​vous au car­di­nal Bertone, secré­taire d’Etat du Saint-​Siège, pour ten­ter de tirer au clair ces contra­dic­tions. Après avoir beau­coup insis­té, la réponse sui­vante est arri­vée : « le car­di­nal Levada vous rece­vra ». C’est la diplo­ma­tie romaine ! J’aimerais vous don­ner quelques exemples de ces contra­dic­tions pour vous mon­trer le cli­mat qui règne à Rome, c’est à dire dans quoi ou avec quoi on tra­vaille, c’est très difficile.

Certains élé­ments ont déjà été abor­dés dans la pre­mière par­tie de cette confé­rence, mais il est bon de les résu­mer en les regroupant.

Nos rap­ports avec Rome se sont for­te­ment ten­dus peu après la sor­tie du décret sur la levée des excom­mu­ni­ca­tions, le 21 jan­vier 2009. Au mois de mars, à Sitientes, jour des ordi­na­tions au sous-​diaconat, les évêques alle­mands ont mis sur pied une stra­té­gie pour essayer de nous « mettre dehors ». Mgr Zollitsch, le pré­sident de la Conférence épis­co­pale alle­mande, a décla­ré à un groupe de dépu­tés : « D’ici la fin de l’année, la Fraternité Saint-​Pie X sera à nou­veau hors de l’Eglise ». Je tiens ces pro­pos de l’un des dépu­tés, c’est une infor­ma­tion directe. Ils avaient donc leur plan pour contrer l’argument de la levée de l’excommunication qu’ils ne pou­vaient plus utiliser.

On voit très bien que les pro­gres­sistes ont essayé d’utiliser deux pistes. La pre­mière est celle du concile. Pour que la Fraternité Saint-​Pie X puisse pré­tendre à une recon­nais­sance cano­nique, elle doit recon­naître le concile et en accep­ter toutes les réformes, ain­si que le magis­tère de tous les papes depuis le concile. C’est très fort, car ils savent par­fai­te­ment que nous n’accepterons jamais de mar­cher dans une telle voie. C’est de fait rendre impos­sible cette recon­nais­sance cano­nique. Il est facile ensuite de nous condam­ner d’être contre le concile, preuve que nous sommes schis­ma­tiques, etc.

La seconde est une ligne plus dis­ci­pli­naire, celle de l’obéissance. Il est quand même curieux que juste après la levée des excom­mu­ni­ca­tions par Rome, l’évêque de Ratisbonne, dans le dio­cèse duquel est situé notre sémi­naire de Zaitkofen, inter­dise à nos évêques les ordi­na­tions de nos propres sémi­na­ristes ! Mais c’est ce qu’il a fait. Cela fait 30 ans que notre sémi­naire se trouve sur son ter­ri­toire sans qu’il soit jamais inter­ve­nu ! Il choi­sit juste le moment de la levée des excom­mu­ni­ca­tions pour prendre cette déci­sion… La Conférence des évêques alle­mands s’est empres­sée de ren­ché­rir par la bouche de Mgr Zollitch qui a décla­ré : « Si ces évêques font ces ordi­na­tions, le pape doit les excom­mu­nier ». Il est des­cen­du à Rome pour faire pres­sion sur le pape et sur le car­di­nal Bertone.

Et je reçois, dix jours avant ces ordi­na­tions, une com­mu­ni­ca­tion télé­pho­nique du car­di­nal Castrillón qui me dit : « Cela m’ennuie de vous faire une demande qui va vous sem­bler un peu curieuse, mais le pape n’a pas que des amis, les évêques alle­mands font pres­sion, vous feriez une faveur au pape en ne fai­sant pas ces ordi­na­tions en Allemagne ». Après en avoir confé­ré avec mes Assistants et avec les autres évêques, il a été déci­dé de faire un geste, sans que ce soit une capi­tu­la­tion. A Sitientes, il n’y aura donc pas d’or­di­na­tion à Zaitkofen, mais les sémi­na­ristes devien­dront ce jour-​là sous-​diacres… à Ecône. Et puis il est bien enten­du que c’est un geste qu’on ne fait qu’une fois ; donc les ordi­na­tions de juin sont main­te­nues. Nous vou­lions que cela soit com­pris à Rome non pas comme une capi­tu­la­tion, mais comme un geste. Cela ne leur a pas plu et m’a valu une nou­velle lettre…

Deux jours avant Sitientes, nou­veau coup de télé­phone du car­di­nal Castrillón, le troi­sième en une semaine, c’est quand même une pres­sion forte ! Cette fois, l’ordre est net : « Vous déso­béis­sez for­mel­le­ment, vous allez retom­ber dans vos cen­sures. Il ne faut pas faire ces ordi­na­tions. Il faut deman­der au pape la per­mis­sion mais je vous assure – il par­lait en ita­lien – qua­si imme­dia­ta­mente, qua­si immé­dia­te­ment, vous allez rece­voir la per­mis­sion ». Il a ajou­té : « D’ici Pâques la Fraternité sera recon­nue ». « Je ne com­prends pas, ai-​je répon­du, un texte offi­ciel (une note de la Secrétairerie d’Etat) vient de sor­tir sti­pu­lant que la Fraternité ne sera pas recon­nue tant qu’elle ne recon­naî­tra pas le concile, vous savez par­fai­te­ment ce que nous pen­sons du concile, com­ment pouvez-​vous dire cela ?! » Réponse du car­di­nal : « Ce texte n’est pas signé ; il s’agit de textes admi­nis­tra­tifs, de textes poli­tiques ; et puis ce n’est pas ce que pense le pape ».

Alors main­te­nant qui dois-​je croire ? Croire le car­di­nal au télé­phone (c’est par oral, il n’y a aucune trace), ou bien le texte officiel ?

Au point où en étaient les choses, j’ai écrit au pape pour l’informer tout sim­ple­ment de ce qui se pas­sait. Je lui ai deman­dé de ne pas voir dans ces ordi­na­tions un acte de rébel­lion mais un acte de sur­vie posé dans des cir­cons­tances com­plexes et dif­fi­ciles. Et la chose est passée.

D’ailleurs je ne vois pas com­ment ils auraient réus­si à nous condam­ner pour avoir ordon­né des sous-​diacres, puisque chez eux les sous-​diacres n’existent pas ! Etre puni pour quelque chose qui n’existe pas, c’était quand même difficile.

Et après il y a eu les ordi­na­tions au dia­co­nat et à la prê­trise, et c’est pas­sé. Mais les évêques alle­mands ont essayé de les empê­cher. C’est quand même une petite vic­toire ! Réalisez que nous sommes une toute petite congré­ga­tion, une petite congré­ga­tion qui se bat contre une confé­rence épis­co­pale, pas n’im­porte laquelle, et on gagne. On a gagné. C’est invrai­sem­blable… Mais il ne s’agit pas de nous… Les conflits sont de toutes sortes, mais d’abord doctrinaux.

Le pape Benoît XVI a osé recon­naître [lors de l’audience du 29 août 2005, à Castel Gandolfo , NDLR] : « Peut-​être y a‑t-​il, peut-​être pourrait-​on dire qu’il y a état de néces­si­té en France, en Allemagne ». Remarquez que dans un état de néces­si­té, les orga­nismes néces­saires au bon fonc­tion­ne­ment d’un corps social ne fonc­tionnent plus, c’est une espèce de sauve-​qui-​peut ; cha­cun se sauve d’abord, puis col­la­bore à aider les autres comme il le peut. C’est une situa­tion invrai­sem­blable. Vous voyez la contra­dic­tion : d’un côté on vous dit que la Fraternité ne peut pas être recon­nue, mais de l’autre on vous dit qu’elle est recon­nue puisque le pape vous recon­naît. Alors quid ?

Je vais vous citer d’autres exemples de contra­dic­tions qui nous montrent qu’il y a divers cou­rants à Rome, dont cer­tains très puis­sants. Essayez de savoir dans lequel se trouve le pape ? Ce n’est pas évident.

En sep­tembre de l’année pas­sée, c’est donc tout récent, un prêtre amé­ri­cain d’une Congrégation (il me semble que sont les Augustiniens) nous a rejoint. Au mois de sep­tembre 2010, il reçoit une lettre de son pro­vin­cial à laquelle est jointe une lettre de la Congrégation des reli­gieux confir­mant la déci­sion du Provincial, et qui dit ceci : « Vous n’êtes plus membre des Augustiniens parce que vous avez rejoint la Fraternité ». La lettre de la Congrégation des reli­gieux dit très pré­ci­sé­ment ceci : « Le père Untel (je ne cite pas son nom) n’ap­par­tient plus à votre Congrégation, il est excom­mu­nié parce qu’il a per­du la foi en rejoi­gnant for­mel­le­ment le schisme de Mgr Lefebvre ». C’est daté du mois de sep­tembre de l’an­née pas­sée ! En consé­quence pour Rome, rejoindre la Fraternité c’est rejoindre un schisme et perdre la foi, et on se retrouve excom­mu­nié. Je suis allé à Rome avec ce papier, évidemment !

Lorsque j’ai com­men­cé à lire ce pas­sage à Mgr Pozzo – secré­taire d’Ecclesia Dei ; le pré­sident en est le car­di­nal Levada qui est en même temps pré­fet de la Congrégation de la Foi – il m’a arrê­té au milieu de la phrase en me disant : « Je sais déjà tout ça, on s’en est occu­pé il y a deux semaines. Nous avons dit à la Congrégation des reli­gieux qu’ils ne sont pas com­pé­tents pour dire cela et qu’ils doivent révi­ser leur juge­ment ». Il a conti­nué en me disant : « Cette lettre voi­ci com­ment il faut la trai­ter… Comme ça ». Et de joindre le geste expres­sif de la déchi­rer. Ainsi, voi­là com­ment une ins­tance romaine me dit qu’il faut trai­ter un docu­ment offi­ciel d’une autre ins­tance romaine, de la manière la plus radi­cale qu’on puisse ima­gi­ner en la met­tant au panier, en la déchi­rant…. C’est quand même un peu fort ! Sur le fond, cela signi­fie qu’à Rome cer­taines ins­tances des congré­ga­tions, des dicas­tères nous déclarent schis­ma­tiques, héré­tiques, ayant per­du la foi, alors que d’autres nous consi­dèrent comme catho­liques, presque comme nor­maux, n’ayant plus aucune peine, plus aucune cen­sure. Quelle confusion !

Vous voyez que l’on peut vrai­ment par­ler de contra­dic­tions ; des per­sonnes au gou­ver­ne­ment à Rome ont des pers­pec­tives sur nous dia­mé­tra­le­ment oppo­sées ! Ainsi, pen­dant que se déroulent les fameuses dis­cus­sions théo­lo­giques, nos prêtres logent à Sainte-​Marthe – c’est le bâti­ment où logent les car­di­naux quand il y a des consis­toires, des conclaves, et qui sert d’ha­bi­tude à rece­voir les évêques – et ils disent la messe à Saint-​Pierre. Alors pen­dant que d’un côté l’on dis­cute de doc­trine, de l’autre côté nos prêtres sont héré­tiques ou schis­ma­tiques ? Cela ne tient pas debout.

Un autre exemple encore plus récent. Cette fois-​ci dans l’ordre de l’in­ter­pré­ta­tion ; il s’agit du tout der­nier texte sur la messe, Universae Ecclesiae. Trois ans après le Motu pro­prio Summorum Pontificum, un nou­veau texte est sor­ti qui concerne l’ap­pli­ca­tion du texte pré­cé­dent. Ce texte est fort intéressant.

Une ana­lyse des dis­po­si­tions qui sont prises montre deux mou­ve­ments que l’on peut consi­dé­rer comme radi­ca­le­ment oppo­sés, ce qui fait que nous consi­dé­rons le résul­tat d’un air inter­ro­ga­tif. La pre­mière ligne, qui est mani­feste, est une ligne d’ou­ver­ture, on sent une volon­té de don­ner, de mettre à la dis­po­si­tion des catho­liques du monde entier non seule­ment la messe, mais toute la litur­gie de l’Eglise de tou­jours dans tous ses aspects.

En son début, le docu­ment romain affirme que le Motu pro­prio est une loi uni­ver­selle. Ce n’est pas un pri­vi­lège – une loi pri­vée réser­vée à un petit groupe – mais une loi uni­ver­selle, c’est-à-dire valable pour tout le monde. Il pré­cise que sa volon­té était de per­mettre l’ac­cès à la messe tra­di­tion­nelle aux fidèles du monde entier. C’est on ne peut plus explicite !

Ensuite vous avez d’autres dis­po­si­tions qui vont encore beau­coup plus loin, puisque tous les livres litur­giques sont cités, pour être mis à dis­po­si­tion. Tous. C’est invrai­sem­blable. Cela ne peut pas se faire s’il n’y a pas une volon­té, s’il n’y a pas une inten­tion jus­te­ment de rou­vrir, de redon­ner vie à tout ce tré­sor, sinon ça n’a pas de sens. On y parle par exemple du Rituel. C’est très inté­res­sant, le Rituel, qu’y trouve-​t-​on ? Vous y trou­vez d’a­bord tous les sacre­ments, ceux qui sont don­nés par le prêtre, et puis aus­si les exor­cismes. Dire que le Rituel est à dis­po­si­tion, cela signi­fie que toutes les béné­dic­tions, tout ce monde litur­gique d’an­tan est vrai­ment remis à dis­po­si­tion. Cela ne peut pas se faire, s’il n’y a pas l’intention de faire revivre tout ce tré­sor. Cela n’aurait aucun sens de le mettre à dis­po­si­tion si on vou­lait en même temps lui fer­mer la porte !

Il en va de même du Cérémonial des évêques ou du Pontifical… On insiste pour dire que les évêques peuvent uti­li­ser le Pontifical. Pour le Bréviaire, les prêtres sont libres d’utiliser l’an­cien Bréviaire, tout en pré­ci­sant que s’ils prennent l’an­cien Bréviaire, il doivent en res­pec­ter toutes les rubriques. Pourquoi ? Parce qu’a­vec le nou­veau Bréviaire, on peut choi­sir ad libi­tum par­mi les petites heures, tan­dis qu’avec l’an­cien Bréviaire, on doit tout dire. C’est un peu curieux. Tout cela dépasse de beau­coup ce que nous avions deman­dé au départ dans notre fameux préa­lable, à savoir la messe pour tous. Or ce n’est pas seule­ment la messe, mais toute la litur­gie et sous tous ses aspects. C’est une des lignes qui est manifeste.

A côté, vous avez la ligne vrai­ment contraire, avec deux res­tric­tions majeures. La pre­mière au sujet des ordi­na­tions : « Les ordi­na­tions selon l’an­cien Pontifical, ne peuvent être don­nées que pour les groupes qui sont sous l’autorité d’Ecclesia Dei ». Pourquoi pas les autres ? Parce que les évêques n’en veulent pas dans les dio­cèses et que Rome veut évi­ter trop de pro­blèmes avec les évêques en lais­sant la pos­si­bi­li­té du choix aux sémi­na­ristes. Pourquoi d’un côté tout mettre à dis­po­si­tion, et puis là pour une par­tie si impor­tante, si capi­tale, les ordi­na­tions, là, tout bloquer ?

La deuxième res­tric­tion majeure concerne la qua­li­té des fidèles qui peuvent jouir des dis­po­si­tions du Motu pro­prio

Quelques numé­ros plus bas, on insiste pour dire que le Pontifical est mis libre­ment à dis­po­si­tion. Bien sûr, il n’y a pas que les ordi­na­tions dans le Pontifical, le rituel des confir­ma­tions par exemple y figure. Or on pré­cise que les confir­ma­tions peuvent être don­nées selon l’ancien rite. C’est vrai­ment un curieux mélange. Il n’est pas pos­sible que l’on puisse trou­ver deux inten­tions aus­si contraires dans un même texte. Comment est-​ce pos­sible ? L’explication que je vois, c’est qu’il y a effec­ti­ve­ment au moins deux forces contraires à Rome, cha­cune d’elle essayant de mettre sa griffe. A la fin, on en arrive à des espèces de com­pro­mis ingé­rables et indigestes.

J’en reviens à Mgr Pozzo et son conseil de déchi­rer le fameux texte de la Congrégation des reli­gieux. Il a, à ce moment-​là – ce que je viens de vous dire peut l’illustrer un petit peu – il a ajou­té ceci : « Il faut, vous devez dire à vos prêtres et à vos fidèles, que ce n’est pas tout ce qui vient de Rome qui vient du pape ». Je lui ai répon­du : « Mais ce n’est pas pos­sible, com­ment voulez-​vous que des prêtres, des fidèles rece­vant un texte de Rome puissent por­ter un tel juge­ment ? La réac­tion serait très simple : un texte me plaît, il vient du pape, il ne me plaît pas, il ne vient pas du pape. Cette atti­tude est d’ailleurs condam­née par saint Pie X.

Le Vatican, c’est la main du pape. Mais ces paroles de Mgr Pozzo contiennent un mes­sage, un mes­sage gra­vis­sime : le pape n’a pas le contrôle de sa mai­son. Cela veut dire que lorsque des choses nous arrivent de Rome effec­ti­ve­ment, mal­heu­reu­se­ment, on pense immé­dia­te­ment à l’au­to­ri­té suprême, au Souverain Pontife, au pape. Eh bien non ! ça ne vient pas du pape.

Telle est la situa­tion de l’Eglise. C’est ce que j’ap­pelle une situa­tion de contra­dic­tion, selon les cas plus ou moins mar­quée, cette fois-​ci tou­te­fois elle l’est moins. C’est une situa­tion vrai­ment dure, très dif­fi­cile. Comment navi­guer dans ces vents contraires ?

Abbé Lorans
Monseigneur, puis­qu’on sait que vous allez à Rome, le 14 sep­tembre pro­chain, ren­con­trer le car­di­nal Levada, dans quelles dis­po­si­tions y allez-​vous ? Quel est votre état d’esprit ?

Mgr Fellay
Je me réfère un peu à ce qui s’est pas­sé aupa­ra­vant pour la levée des excom­mu­ni­ca­tions… Je ne sais pas si vous vous en sou­ve­nez mais cet été-​là, en 2008, fut un peu chaud ; il y eut ce qu’on a appe­lé l’ul­ti­ma­tum. Je me rap­pelle un petit évé­ne­ment… On me remet un texte qui dit en sub­stance ceci : « Si Mgr Fellay n’ac­cepte pas les condi­tions très claires que nous allons lui impo­ser, ce sera très grave » Le car­di­nal Castrillón Hoyos décla­rait même : « Jusqu’ici je disais que vous n’é­tiez pas schis­ma­tique ; si vous conti­nuez, je ne le peux plus ». C’était vrai­ment très ten­du. Je leur ai répon­du : « Vous dites qu’il faut que je res­pecte les condi­tions, mais les­quelles ? » Ils se taisent. Silence. J’ai deman­dé à nou­veau : « Vous dites qu’il y a des condi­tions, mais qu” attendez-​vous de moi ? » A ce moment-​là, le car­di­nal d’une voix très grave – c’é­tait vrai­ment très solen­nel – a pro­non­cé presque à mi-​voix et len­te­ment : « Si vrai­ment vous pen­sez en conscience que vous pou­vez dire ces choses-​là aux fidèles, eh bien ! dites-​les ». Vous pou­vez ima­gi­ner com­bien c’é­tait haut en émotion !

J’ai décla­ré à M. l’abbé Nély qui m’ac­com­pa­gnait, que j’étais frus­tré ; il m’affirma qu’il s’agissait vrai­ment d’un ulti­ma­tum. A ma demande, il est retour­né le len­de­main à la Commission Ecclesia Dei pour obte­nir des pré­ci­sions sur les fameuses condi­tions. Il leur a fal­lu une demi-​heure pour rédi­ger en cinq points des condi­tions qui disaient tout et rien. Je devais ain­si pro­mettre de pra­ti­quer la cha­ri­té ecclé­siale. Qu’est-ce que cela veut dire ? Enfin, j’ai écrit un petit mot au pape, et l’ul­ti­ma­tum n’était plus à l’ordre du jour. Mais on ne peut pas dire que tout allait bien… Au mois de décembre sui­vant, les rela­tions s’étant quelque peu déten­dues, j’ai écrit une lettre au car­di­nal pour reprendre contact.

Entre temps il y avait eu Lourdes. C’était aus­si épique, voi­ci briè­ve­ment une petite anec­dote : nous avons pu uti­li­ser la basi­lique pour notre pèle­ri­nage, mais les évêques étaient inter­dits de messe par l’é­vêque du lieu. Trois jours avant le pèle­ri­nage, j’ai par­lé au télé­phone avec le car­di­nal Castrillón à qui j’ai pro­mis d’écrire une lettre ; au cours de la conver­sa­tion il a abor­dé la ques­tion du pèle­ri­nage : « J’ai su que vous fai­siez un pèle­ri­nage, ce sera magni­fique, il y aura beau­coup de monde ». Je lui ai répon­du : « C’est beau, en effet, mais il y a une fausse note ». – « Ah bon ! ». – « Oui, les évêques ne peuvent pas célé­brer ». – « Des évêques cen­su­rés, hors de l’Eglise, c’est nor­mal, on ne peut pas leur don­ner la per­mis­sion de dire la messe ». – « Et les angli­cans, ils ne sont pas excom­mu­niés ? » – « Que voulez-​vous dire ? ». – « Que les angli­cans, eux, ont pu célé­brer dans la basi­lique de Lourdes ». – « C’est vrai ? Avez-​vous des docu­ments ? On va s’oc­cu­per de ça ». Nous étions sur le départ pour Lourdes, j’ai vite gla­né sur Internet quelques petites choses pour les lui envoyer.

Dans les docu­ments offi­ciels de Lourdes, tout le pro­gramme était bien mar­qué ; pen­dant toute une semaine, ils étaient sept ‘évêques’ à concé­lé­brer, sept ‘messes’ en pré­sence du car­di­nal Kasper, tous les ministres étaient angli­cans, et l’ho­mé­lie par un angli­can, je ne dis pas un évêque car les angli­cans sont tous des laïcs, ce ne sont pas de vrais prêtres, encore moins de vrais évêques.

Ceci pour vous mon­trer le cli­mat : d’un côté on cherche à nous anéan­tir et de l’autre on s’occupe de nous au point de déran­ger le pape un après-​midi à cause de cette his­toire de Lourdes. J’ai pro­fi­té de la lettre que j’ai fina­le­ment écrite au car­di­nal Castrillón, au mois de décembre, pour lui rap­por­ter les pro­pos de l’é­vêque de Tarbes pour qui, si nous ces­sions de nous dire catho­liques, nous pour­rions alors célé­brer la messe. Je lui expli­quais : « Ainsi donc vous vou­lez qu’on sorte de l’Eglise pour qu’on puisse avoir les églises, cela ne tient pas debout ! » J’étais un peu sec.

Le 17 décembre, j’a­vais appris qu’il y avait une réunion à Rome dont le but était de réflé­chir s’il ne fal­lait pas décla­rer le schisme de la Fraternité, ou éven­tuel­le­ment excom­mu­nier Mgr Fellay au motif qu’il favo­ri­sait une atti­tude schis­ma­tique dans la Fraternité. J’ai envoyé ma lettre… Un mois plus tard, il n’y avait plus d’excommunication !

Bien sûr, il y avait notre croi­sade du Rosaire. Mais après la lettre que je leur avais envoyée, je pen­sais que ce ne serait pas de sitôt. En effet, le car­di­nal Castrillón m’a infor­mé qu’il y avait eu deux réunions de car­di­naux : une pre­mière où ils ont dis­cu­té des excom­mu­ni­ca­tions, la conclu­sion fut néga­tive ; puis une deuxième dont la conclu­sion a été qu’ils pou­vaient très bien recon­naître la Fraternité. Cela m’a été révé­lé plu­sieurs mois après…

Abbé Lorans
Monseigneur, vous nous mon­trez que les lignes de par­tage se déplacent quelque peu. Cette uni­ver­si­té d’é­té est consa­crée à l’a­po­lo­gé­tique, est-​ce que l’at­ti­tude des fidèles et des prêtres atta­chés à la tra­di­tion devrait à votre avis aus­si chan­ger ? Est-​ce que c’est une période où il faut tenir compte pré­ci­sé­ment de la réa­li­té qui nous est faite, et des situa­tions qui nous sont don­nées par la Providence ?

Mgr Fellay
Je pense qu’il faut gar­der une extrême pru­dence. Cette situa­tion de contra­dic­tion for­cé­ment va sus­ci­ter toutes sortes de bruits, de rumeurs dans tous les sens, voi­là pour­quoi il faut vrai­ment, si je puis par­ler ain­si, tour­ner sept fois sa langue dans la bouche avant de par­ler, et j’ajouterais même : avant de croire quelque chose. Il faut regar­der les faits, ne pas cou­rir après les bruits si vous ne vou­lez pas « tour­ner en bourrique » !

Le car­di­nal Levada m’a invi­té le 14 sep­tembre ain­si que les deux Assistants géné­raux. C’est quelque chose de nou­veau. On dit qu’on a abor­dé tous les thèmes doc­tri­naux, qu’une réunion est main­te­nant néces­saire pour éva­luer ces dis­cus­sions théo­lo­giques et par­ler du futur. On dit qu’il y aura une pro­po­si­tion d’accord pra­tique, je n’en sais rien. Cela émane de par­tout : l’abbé Aulagnier dit qu’ils vont faire comme ça et que la Fraternité va refu­ser. Je n’en sais rien. Même Mgr Williamson en a par­lé, je ne sais pas d’où il a reçu ses infor­ma­tions ; il paraît d’un porte-​parole d’Ecclesia Dei… Qui est ce porte-​parole ? Je n’en sais rien. Des bruits per­sistent, peut-​être y aura-​t-​il du nou­veau ? Il y a beau­coup de monde qui parle ; Rome ne dément pas mais je n’ai tou­jours rien reçu. On demeure dans l’expectative.

Si leur objec­tif reste tou­jours l’acceptation du concile par la Fraternité, les dis­cus­sions ont été assez claires pour mon­trer que nous n’avons pas l’intention de nous enga­ger dans cette voie. En 2005 déjà, après cinq heures de dis­cus­sions au cours des­quelles j’avais fait le tour et pas­sé en revue toutes nos objec­tions contre les erreurs, la situa­tion de l’Eglise d’aujourd’hui, le Droit canon, je peux vous assu­rer que les échanges étaient ten­dus. Le car­di­nal Castrillón avait conclu : « Je ne peux pas dire que je sois d’ac­cord avec tout ce que vous avez dit, mais vos pro­pos montrent que vous n’êtes pas en dehors de l’Eglise. Ecrivez au pape pour lui deman­der d’enlever l’excommunication ».

J’ai com­pris alors que Rome était prête à faire un geste, sinon cette demande n’avait aucun sens. Ma réponse n’a pas été immé­diate, car en fait, pour nous, il n’y a jamais eu d’excommunication. C’est pour­quoi la lettre que j’ai écrite au pape ne deman­dait pas la levée mais l’annulation ou le retrait du décret, car celui-​là, il existe. A ceux qui disent que j’ai deman­dé la levée de l’excommunication, je leur réponds que c’est faux. Le car­di­nal Castrillón m’a même écrit : « Vous deman­dez qu’on retire le décret, on va vous enle­ver l’ex­com­mu­ni­ca­tion ». C’est très clair, ils savent ce qu’ils disent.

Alors pour connaître l’exacte situa­tion… Pour ma part, j’en suis à vous dire que ce qui va arri­ver demain, je ne le sais pas. Cela peut aller de la décla­ra­tion de schisme jusqu’à la recon­nais­sance de la Fraternité. Je ne veux pas spé­cu­ler. J’essaie de pré­ve­nir les situa­tions, de réflé­chir à ce qu’il faut faire dans tel ou tel cas de figure.

D’un côté, je pré­co­nise une extrême pru­dence, de ne pas cou­rir après les bruits, d’en res­ter aux faits, au réel. Mon impres­sion est que Rome se moque de ce qui est dit ; les paroles fusent dans tous les sens mais n’ont guère de valeur. Ne vous affo­lez pas. C’est un peu comme Notre-​Seigneur, on vous dira il est ici, il est là, n’y allez pas, restez.

D’un autre côté, je retiens des dis­cus­sions doc­tri­nales qu’en soi elles n’ap­portent pas un grand bien dans l’immédiat, parce que c’est la ren­contre de deux men­ta­li­tés qui s’en­tre­choquent. J’en garde l’image d’un tour­noi où deux che­va­liers croisent le fer, s’élancent, mais passent à côté l’un de l’autre.

Ils ne peuvent en tout cas pas dire qu’on est d’accord. Si nous sommes d’accord sur un point, c’est que sur aucun point nous ne sommes d’accord ! Evidemment, si on parle de la Sainte Trinité on est d’ac­cord… Mais le pro­blème n’est pas là : quand on parle du concile, on parle de cer­tains pro­blèmes nou­veaux, que nous appe­lons des erreurs.

Il y a ce bruit selon lequel on nous ferait des pro­po­si­tions. Mais à quelles condi­tions ? Y aura-​t-​il des condi­tions ? A mon point de vue, il serait invrai­sem­blable qu’il n’y en ait pas. Certains disent que ce n’est pas pos­sible, que jus­qu’à pré­sent ils ont tou­jours essayé de nous faire ava­ler le concile. Moi je ne sais pas. La seule chose que je dis, c’est : « on conti­nue ». Nous avons nos prin­cipes, et le pre­mier d’entre eux, c’est la Foi. A quoi servirait-​il de rece­voir un quel­conque avan­tage ici-​bas si on doit mettre en jeu la Foi ? c’est impos­sible. Et sans la Foi il est impos­sible de plaire à Dieu, donc notre choix est fait. D’abord la Foi, et à tout prix, elle passe même avant une recon­nais­sance par l’Eglise. Il faut avoir cette force.

Je vou­drais dire une der­nière chose : quelque chose bouge, et dans ce quelque chose qui bouge, il y a des âmes assoif­fées, elles viennent de l’é­tat désas­treux de l’Eglise aujourd’­hui, elles n’ar­rivent pas comme des âmes par­faites, mais il faut s’en occu­per. Jusqu’ici nous avons eu une atti­tude de défense. Cependant il ne faut pas avoir peur d’in­tro­duire un élé­ment d’at­taque, un élé­ment plus posi­tif : aller vers les autres pour essayer de les gagner tout en fai­sant preuve de la plus grande pru­dence, car l’hostilité n’est pas finie. Imaginez que Rome nous recon­naisse tout à coup, j’ai de la peine à le croire, mais que se passerait-​il alors ? Vous croyez que les pro­gres­sistes vont chan­ger vis-​à-​vis de nous ? Mais pas du tout ! D’une part ils vont conti­nuer à nous reje­ter comme ils l’ont tou­jours fait, ou ils vont essayer de nous faire ava­ler leur venin ; nous refu­se­rons et le conflit repar­ti­ra de plus belle, ne vous faites pas d’illu­sions. Si Rome nous recon­nais­sait, ce serait encore plus dur que main­te­nant. Maintenant, nous béné­fi­cions d’une cer­taine liber­té. Il fau­dra bien qu’un jour l’Eglise nous recon­naisse comme catho­liques, mais ce ne sera pas facile.

De la part de Rome, il nous manque la clar­té ; nous vou­drions que Rome devienne de nou­veau le phare de la véri­té, mais c’est loin d’être le cas pour l’ins­tant, c’est plus que flou… Pour notre part, fon­da­men­ta­le­ment nous ne chan­geons rien, nous conti­nuons à nous axer sur la Foi, tout en étant prêts à aider les âmes qui sou­haitent être aidées, même si elles ont des com­por­te­ments qui laissent à dési­rer au départ. Il faut beau­coup de patience, de misé­ri­corde tout en res­tant ferme, ce qui n’est pas facile ! Faisons atten­tion à ne pas reje­ter pour des rai­sons super­fi­cielles des âmes méri­tantes qui vien­draient vers nous ; on ne veut pas n’importe qui, il ne faut sur­tout pas nous affai­blir, mais il faut être bon avec tout le monde. C’est une obli­ga­tion aus­si pour nous de gran­dir dans la vertu.

Il faut res­ter dans le domaine sur­na­tu­rel. L’apologétique consiste dans la défense de la Foi, mais sur­tout au niveau de la rai­son, afin d’essayer de convaincre. Mais ce n’est pas suf­fi­sant. Pour convaincre, il faut que la grâce passe, et la grâce est sur­na­tu­relle. Pour convaincre il faut un acte du Bon Dieu, il faut donc prendre des moyens sur­na­tu­rels. Pour nous, cela veut dire mener une vie chré­tienne pro­fonde, intense. C’est bien plus impor­tant que le com­bat sim­ple­ment apo­lo­gé­tique, mais cela ne veut pas dire qu’il faille négli­ger le pre­mier, les deux sont néces­saires, mais c’est une ques­tion d’ordre

C’est pour cette rai­son que je me per­mets d’in­sis­ter sur notre croi­sade. Les vic­toires que nous rem­por­tons sur la Rome moder­niste, ce n’est pas à nous qu’il faut les attri­buer, mais sans aucun doute à la Sainte Vierge et à nos croi­sades. C’est à la fin de cha­cune des croi­sades nous avons obte­nu soit la messe, soit la levée des excom­mu­ni­ca­tion, chaque fois après nous être tour­nés vers la Sainte Vierge, et dans des situa­tions consi­dé­rées comme impos­sibles. Il ne faut pas seule­ment comp­ter sur la Sainte Vierge mais encore se ran­ger sous sa ban­nière, la suivre. C’est son temps.

(Le style oral a été conservé)

FSSPX Premier conseiller général

De natio­na­li­té Suisse, il est né le 12 avril 1958 et a été sacré évêque par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988. Mgr Bernard Fellay a exer­cé deux man­dats comme Supérieur Général de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X pour un total de 24 ans de supé­rio­rat de 1994 à 2018. Il est actuel­le­ment Premier Conseiller Général de la FSSPX.