Un apprivoisement difficile

Apprivoiser son âme est sou­vent plus dif­fi­cile que de dres­ser un lion. C’est dire…

Il n’est pas rare de voir tôt le matin ou encore en fin de soi­rée cer­taines gens sor­tir leur ani­mal de com­pa­gnie pour une pro­me­nade dans les rues maca­da­mi­sées de Paris… Mais il est tou­jours cocasse d’observer ces mêmes per­sonnes s’épuiser en vain à mener leur bes­tiole ou bon leur semble. En réa­li­té la bête mène l’homme où elle veut, comme elle veut, faute d’apprivoisement bien mené… Mais le paral­lèle vaut aus­si bien pour la vie spirituelle.

Dompter la bête

Acheter un ani­mal de com­pa­gnie est toute une affaire. Mais une fois ceci fait, il faut le dres­ser. Tout un art ! On ne dresse pas un chien comme on appri­voise un chat ou un couple de cana­ris, de tor­tues ou de pois­sons rouges. Les soins à appor­ter ne sont pas les mêmes, la nour­ri­ture dif­fère, les réflexes qu’il faut leur incul­quer sont autres, tout comme l’environnement doit être adap­té à l’animal. C’est ain­si qu’il faut apprendre à s’en occu­per : avec tact et psy­cho­lo­gie si l’on peut dire, enten­dez par là avec la connais­sance appro­priée à l’animal. Certains chiens doivent être rete­nus par une laisse. Les chats ont besoin de liber­té. Il faut chan­ger régu­liè­re­ment l’eau des pois­sons. Et ain­si de suite. En un mot, l’apprivoisement demande un peu de tact et peut occu­per pas mal de temps le pro­prié­taire de l’animal.

Apprendre à se connaître

Il y a vrai­ment de tout cela dans la vie spi­ri­tuelle et la conquête de la sain­te­té. Et il n’est pas faux de dire que la clé de la réus­site inté­rieure réside dans la connais­sance de soi. Les anciens en avaient fait un pré­cepte gra­vé sur le fron­tis­pice du temple de Delphes : Gnothi seau­ton1 ; connais-​toi toi-​même. Socrate, Platon et Aristote s’étaient ins­pi­rés de cette maxime pour fon­der leur morale et l’agir humain vertueux.

La venue de Jésus sur terre n’a rien retran­ché des véri­tés natu­relles. Au contraire, ces der­nières, par­fai­te­ment assu­mées par le chris­tia­nisme, ont été exhaus­sées à un ordre qui les trans­cende. Ainsi, sur un autre plan et pour­tant dans la conti­nui­té des phi­lo­sophes, saint Augustin pou­vait s’écrier dans les Soliloques : « Noverim me, nove­rim te », « que je me connaisse, Seigneur, et que je vous connaisse ». 

La connais­sance de soi est donc au fon­de­ment de la vie spi­ri­tuelle et nul ne serait capable de véri­tables pro­grès inté­rieurs s’il n’avait aupa­ra­vant péné­tré les pro­fondes inti­mi­tés de son être. Voici ce qu’en disait sainte Thérèse d’Avila : « Quelle igno­rance ne serait pas, mes filles, celle d’une per­sonne à qui l’on deman­de­rait qui elle est, et qui ne se connût pas elle-​même ou qui ne sût pas quel est son père, quelle est sa mère, ni quel est son pays ! Ce serait là une insigne stu­pi­di­té. Or, la nôtre est incom­pa­ra­ble­ment plus grande dès lors que nous ne cher­chons pas à savoir ce que nous sommes, et que nous ne nous occu­pons que de notre corps. »2

Qui suis-​je ?

Se connaître n’est pas une mince affaire tant les méandres inté­rieurs de notre âme sont com­plexes et par­fois cachés. On peut dire que notre âme est à elle-​même tout un monde. Composée de puis­sances ou facul­tés sen­sibles et ration­nelles, l’âme humaine est ensuite per­fec­tion­née par des habi­tus qui la poussent à agir faci­le­ment, délec­ta­ble­ment et rapi­de­ment. Sur cet orga­nisme déjà riche, le Bon Dieu ajoute avec sa grâce de nou­velles capa­ci­tés qu’on appelle ver­tus théo­lo­gales et morales sur­na­tu­relles pour cer­taines et dons du Saint-​Esprit pour les autres.

Cette des­crip­tion est trop som­maire pour faire com­prendre la psy­cho­lo­gie inté­rieure de l’homme. Mais il est pour­tant néces­saire de pas­ser par cette étude pour avoir un pre­mier aper­çu de la vie spi­ri­tuelle. Voilà pour­quoi il n’est pas pos­sible à celui qui veut pro­gres­ser et se sanc­ti­fier de faire l’économie d’une bonne phi­lo­so­phie de l’âme ain­si que des rudi­ments de « l’organigramme » de la vie surnaturelle.

C’est là le fon­de­ment du réa­lisme néces­saire à une vie équi­li­brée. Il serait bien peu com­pé­tent celui qui vou­drait s’aventurer dans l’ostéopathie s’il n’avait aupa­ra­vant appris la com­po­si­tion du sque­lette humain, de ses tis­sus, muscles et autres.Ainsi l’homme qui veut péné­trer plus avant dans la vie inté­rieure serait bien impru­dent s’il n’avait acquis aupa­ra­vant la connais­sance de soi.

Le défaut dominant

Il n’est pas rare de réduire la connais­sance de soi au défaut domi­nant. Il y a quelque chose de juste. Car se connaître, c’est apprendre à savoir ce que l’on est devant Dieu. Mais la réponse est simple : nous sommes des malades. Le péché ori­gi­nel marque l’âme de tout être humain qui appa­raît ici-​bas, et le rend enne­mi de Dieu. Ce pre­mier péché s’accompagne d’une concu­pis­cence qui nous pour­suit tout au long de notre vie. Se connaître, c’est donc d’abord se recon­naître pécheur devant Dieu. Partant, la décou­verte du défaut domi­nant mar­que­ra ce qu’il y a de plus saillant en nous en même temps que de plus abject.

Ce défaut, nous appre­nons à le connaître par les péchés qui re-​viennent le plus sou­vent. Mais c’est alors qu’il nous faut péné­trer encore plus en pro­fon­deur dans l’âme. Car au-​delà des péchés exté­rieurs qui se répètent, il y a un fond de pen­sées ou de dési­rs qui sont à l’origine des actes visibles. Et c’est au plus pro­fond de l’âme qu’il nous faut essayer de décou­vrir la racine de nos défauts, c’est-à-dire le défaut domi­nant. N’est-il pas vrai en effet que même des actes exté­rieu­re­ment beaux ou bons sont issus par­fois de pen­sées pec­ca­mi­neuses ? C’est dire si notre défaut domi­nant est profond !

L’examen de conscience est en cela fort utile, car comme l’indique le nom, il nous oblige à exa­mi­ner nos pen­sées les plus invi­sibles et les plus intimes. À cet exa­men, on fera tou­jours bien de prê­ter une oreille atten­tive aux juge­ments que le pro­chain peut por­ter à notre égard, ou plu­tôt à notre encontre ! Car c’est un fait que l’on voit tou­jours mieux la paille du pro­chain que la poutre de notre âme.

La passion dominante

Mais une telle connais­sance de soi com­porte quelque chose d’éminemment néga­tif et pes­si­miste. C’est peut-​être aus­si un héri­tage que nous tenons des siècles pré­cé­dents où jan­sé­nisme et car­té­sia­nisme ont beau­coup trop péné­tré la spi­ri­tua­li­té catholique.

Notre époque est suf­fi­sam­ment triste et pénible pour que nous n’essayions pas de trou­ver une petite flamme de joie qui ali­men­te­ra notre vie intérieure.

Il est alors pos­sible de pous­ser la connais­sance de soi plus pro­fon­dé­ment encore que le défaut domi­nant, et de décou­vrir des réa­li­tés insoup­çon­nables en nous et qui deviennent de véri­tables moteurs encou­ra­geants pour notre perfectionnement.

Car nos défauts sont les actes de nos puis­sances et de nos habi­tudes. Ils sont issus de mou­ve­ments désor­don­nés de l’âme. Or il faut bien dire que si ces mou­ve­ments sont mau­vais du fait qu’ils sont désor­don­nées, il n’en reste pas moins vrai que le fond même de ce mou­ve­ment reste quelque chose de posi­tif car natu­rel. Et ce mou­ve­ment, on l’appelle une passion.

Prenons l’exemple d’une per­sonne sus­cep­tible de se mettre faci­le­ment en colère. Sa colère devient vite un péché lorsqu’elle est exces­sive ou à l’encontre d’un inno­cent ou encore engen­drée pour des rai­sons futiles. Cependant, la colère en elle-​même n’est pas un mal. Elle est une pas­sion de l’âme qui s’avère néces­saire en de cer­taines occa­sions. Ainsi Jésus s’est mis en colère au Temple contre les mar­chands. Ce n’était pas un péché. Moïse des­cen­dant du Sinaï et aper­ce­vant le peuple ido­lâtre a été pris d’une juste colère, indi­gna­tion devant l’infidélité de ce peuple à la nuque raide.

Derrière notre défaut domi­nant se cache donc une pas­sion domi­nante dont la connais­sance peut s’avérer longue et dif­fi­cile. Mais pas­sion­nante ! Car une pas­sion n’étant ni bonne ni mau­vaise en elle-​même, nous tou­chons là à un res­sort posi­tif et encou­ra­geant de notre âme qu’il faut sim­ple­ment redres­ser pour l’ordonner au bien.

Le pas­sion­né doit par exemple apprendre à aimer ce qui est bien pour mettre toutes les éner­gies de son amour au ser­vice du bon. L’homme aux dési­rs inces­sants et vaga­bonds devra trou­ver le juste objet de ses dési­rs pour per­fec­tion­ner ce puis­sant res­sort de l’âme. Et ain­si des divers passions.

Être soi-​même

Il y a der­rière cette psy­cho­lo­gie de la vie spi­ri­tuelle un pro­fond réa­lisme. Réalisme qui consiste à se connaître tel que l’on est per­son­nel­le­ment, indi­vi­duel­le­ment et pro­fon­dé­ment. À se connaître aus­si non seule­ment dans ce que nous avons de spi­ri­tuel, mais aus­si d’animal par nos pas­sions sen­sibles. Cette connais­sance de soi engendre une pro­fonde har­mo­nie de toutes nos puis­sances et nous pousse à une sain­te­té personnelle.

Comprenons cette der­nière expres­sion. Elle s’oppose à une erreur bien moderne appe­lée idéa­lisme. Tous nous avons rêvé d’une sain­te­té idéale, abso­lue, par­faite qui serait la nôtre et que l’on pour­rait com­pa­rer à un moule dans lequel nous ferions l’effort de nous glis­ser. Rien n’est plus faux ni plus contraire à la réa­li­té de ce que nous sommes. Il n’est que de relire les vies des saints : il n’y en a pas deux qui soient iden­tiques. L’austérité d’un saint Curé d’Ars, l’originalité d’un saint Philippe Néri, la joie d’un saint Jean Bosco, l’ascèse d’un saint Pierre d’Alcantara nous mani­festent à l’envi que la sain­te­té a quelque chose de per­son­nel, non point au sens d’une volon­té propre, mais au sens où il s’agit de la sain­te­té de l’individu que nous sommes, avec les par­ti­cu­la­ri­tés qui nous définissent.

Ces par­ti­cu­la­ri­tés, c’est dans la connais­sance de soi qu’on les trouve, et plus pré­ci­sé­ment dans la pas­sion domi­nante. Ce pro­fond réa­lisme n’a donc plus rien de décou­ra­geant : Dieu nous aime tel que nous sommes mais nous, nous rêvons d’être autres que ce que nous sommes. Et nous ne savons pas nous aimer en véri­té. Cette confron­ta­tion entre le réa­lisme divin et l’idéalisme humain est à l’origine des décou­ra­ge­ments et tris­tesses de notre état. Car le déca­lage pro­po­sé entre l’imagination et la réa­li­té est qua­si infini…

S’apprivoiser, c’est donc apprendre à s’accepter tels que nous sommes et non comme nous vou­drions être. À s’aimer avec ce que nous avons et non à se rêver celui que nous ne serons jamais. Cela sup­pose une bonne connais­sance de soi d’abord, mais aus­si une pro­fonde humi­li­té qui est véri­té. Vérité de soi. Que nous ne pour­rons pui­ser qu’en Dieu puisqu’il est notre créateur.

Que je me connaisse Seigneur, et que je vous connaisse !

Abbé Gabriel Billecocq

Source : Le Chardonnet n°355