La stratégie de la Fraternité
Abbé Régis de Cacqueray-Valménier
Parler de « stratégie » de la Fraternité peut sans doute surprendre. La connotation militaire de ce mot, le côté tactique qu’il suggère, conviennent-ils bien à un combat aussi éminemment religieux et surnaturel que le nôtre ? La seule expression de « foi » n’est-elle pas suffisante pour dire l’alpha et l’oméga de notre plan d’action ? Mais la lutte justifie l’existence d’une stratégie.
Qui niera que la Fraternité est une petite armée chargée d’un immense combat, le combat de la foi ? Or, dans ce combat comme dans n’importe quel autre, il y a différents objectifs à atteindre : il faut donc rechercher les moyens et les actions les plus adaptés pour y parvenir. En premier lieu, nous combattons pour garder et pour transmettre la foi partout où elle existe encore. C’est le travail le plus visible de la Fraternité, celui auquel s’adonnent ordinairement ses membres. Mais nous cherchons également, de tout notre cœur, à propager cette même foi auprès de toutes les âmes par la prédication missionnaire. Enfin, comment ne pourrions-nous pas nous préoccuper de l’état de déchéance où se trouve réduite l’Église, rongée jusqu’au plus profond d’elle-même par l’hérésie ? Comment n’aurions-nous pas, également, comme but très cher, de faire tout ce que nous pouvons pour tirer les autorités de l’Église de l’ornière des erreurs et des hérésies où elles se sont plus ou moins fourvoyées ? A leur égard, ce devoir est d’autant plus impérieux que la Fraternité se trouve mystérieusement à peu près la dernière à pouvoir exposer clairement les motifs principaux de la perte généralisée de la foi.
Ce qu’est l’humanisme moderne
Cependant, s’il est bien clair que la Fraternité se doit de travailler à l’extirpation des erreurs dans l’Église et au retour de sa hiérarchie à l’intégralité de la vérité catholique, il est également évident pour tous qu’un tel travail est extrêmement périlleux. Si la Fraternité perdait ce combat, si elle se laissait à son tour contaminer par les doctrines d’erreur, il semblerait alors ne plus rester d’espérance pour sortir de la crise de l’Église. Bien sûr, nous croyons que le bon Dieu est tout puissant et n’a pas besoin de nous pour aller là où il le veut. Mais il ne veut pas, pour ce motif, que nous nous dérobions à nos devoirs en négligeant, sous prétexte qu’il lui est loisible de recourir à des moyens extraordinaires, d’aller jusqu’au bout de nos moyens et de nos forces.
Trois marches d’escalier
La réflexion sur la nécessité de cette confession de la foi auprès des autorités de l’Église « conciliaire » amena les supérieurs de la Fraternité à définir, en 2001, les grandes lignes du plan qu’elle suivrait, sur le long terme, dans ses relations avec Rome. Ce plan comprenait trois étapes. La première consistait à demander à Rome « deux préalables » ; le premier préalable était de reconnaître à tous les prêtres le droit de célébrer librement la messe de saint Pie V, le second de prononcer le retrait du décret des excommunications de 1988. Dans un deuxième temps, une fois ces préalables accordés, la Fraternité préconisait des discussions doctrinales au cours desquelles se trouveraient abordées les grandes thèses libérales nouvelles et gravement erronées du concile Vatican II, à l’origine du mal qui ronge l’Église de l’intérieur. Enfin, dans un troisième et dernier temps seulement, ces discussions doctrinales ayant heureusement débouché, arriverait la régularisation canonique de la Fraternité et des communautés amies.
La Fraternité choisit de rendre public ce plan en trois étapes, de le porter à la connaissance de tous, des prêtres et des fidèles de la Fraternité comme des autorités de l’Église. Lorsqu’il fut connu, il n’intéressa guère ni les uns ni les autres, tant sa teneur paraissait lointaine et impossible. On ne voyait guère pour quels motifs, dans son état d’opposition à la Tradition, Rome condescendrait aux demandes de cette petite Fraternité officiellement exclue de l’Église. On accusa la Fraternité d’imposer des exigences inouïes pour camoufler sa volonté de s’isoler. Au vrai, qui d’entre nous en 2001 aurait pensé que, moins de huit ans plus tard, le pape aurait accompli deux gestes décisifs pour répondre à ces préalables ?
Une stratégie qui s’est imposée
Rome aurait pu, lorsque la Fraternité fit connaître son plan, ou se désintéresser complètement d’elle, ou lui dire qu’elle le refusait et faire une contre-proposition. Or, bien qu’il ait suscité, au tout début, une lettre de protestation du cardinal Castrillón Hoyos à Mgr Fellay datée du 5 avril 2002, la feuille de route proposée par la Fraternité s’est, en réalité, peu à peu imposée dans les rapports entre le Saint-Siège et la Fraternité. Les années du pontificat de Jean-Paul II s’achevèrent sans aucun résultat apparent. C’est son successeur, le pape Benoît XVI, qui a montré sa décision de faire sienne la feuille de route de la Fraternité.
Chacun se rappelle cet événement encore récent du Motu Proprio du 7 juillet 2007 qui, à la suite de la croisade de rosaires lancée par notre supérieur général, reconnut que la messe qu’avait défendue Mgr Lefebvre n’avait jamais été interdite. Le texte comportait de nombreuses et graves imperfections, mais constituait cependant un pas décisif dans le désenclavement progressif de la messe. Il était pourtant encore possible de penser que ce geste, venu d’un pape dont l’intérêt pour la liturgie est célèbre, se trouvait coïncider avec le premier vœu de la Fraternité sans pour autant avoir été consenti en réponse à sa demande.
Après le décret du 21 janvier 2009, il n’est plus possible de penser ainsi. Ce second geste correspond au second préalable de la Fraternité, même s’il n’y répond que d’une façon de nouveau imparfaite et insuffisante. Après lui, nous ne pouvons que constater que la stratégie de 2001, jamais officiellement contestée par Rome lorsqu’elle fut émise, a été reprise et se trouve suivie presque à la lettre par le Saint-Siège. Nous pourrions avancer plusieurs raisons qui permettraient de l’expliquer. Cependant, nous avons bien conscience que tous ces motifs demeureraient très insuffisants sans évoquer la puissance de la prière du Rosaire.
Non seulement le décret du 21 janvier est venu s’inscrire de nouveau dans la stratégie préconisée par la Fraternité, mais il nous a surtout apporté la garantie que Rome accepte de continuer, dans l’avenir, à la suivre telle que nous l’avons voulue. Le décret du 21 janvier reconnaît en effet que doivent avoir lieu de « nécessaires colloques » entre Rome et la Fraternité sur « des questions encore ouvertes ». Or, c’est exactement ce que nous avons demandé dans notre deuxième étape. Nous avons dit que nous voulions des discussions doctrinales parce que nous les jugions absolument indispensables pour travailler à la résolution de la crise de l’Église. Nous ne pouvons donc que nous réjouir que le cardinal Re, signataire du décret au nom du pape, accepte ces discussions de fond, les juge nécessaires comme prochaine étape et estime « encore ouvertes » les questions que nous posons.
Changer de stratégie ?
Différentes voix, de Rome ou d’ailleurs, estiment cependant, au moment du combat où nous nous trouvons, utile de modifier notre stratégie. Elles nous conseillent d’inverser l’ordre des deux étapes restantes, de faire passer la troisième des étapes avant la deuxième, la régularisation canonique de la Fraternité avant les conversations doctrinales. Parmi les arguments qu’elles donnent, elles font valoir la bienveillance du pape à notre égard : il faut en profiter car ses années sont comptées et l’on ne sait pas de quoi sera fait l’avenir ! On nous dit également que ces conversations doctrinales sont vouées à l’échec. Nous allons certainement nous y enliser et la régularisation canonique de la Fraternité n’aura jamais lieu. Ou bien on nous dit que, la situation de la Fraternité ayant été régularisée, la place officielle qui lui sera concédée lui donnera plus de poids vis-à-vis de Rome pour faire valoir ses positions.
Il est certain que le choix d’une stratégie plutôt que d’une autre ne relève pas de la foi et nous ne contestons pas la possibilité d’en discuter. Davantage, les meilleurs stratèges ne sont-ils pas justement ceux qui, en fonction de l’évolution de la situation, se montrent capables de changer ce qu’il faut pour mieux coller à la réalité ? Soucieux de ne pas rester sur une ligne stratégique par incapacité de nous remettre en cause ou par obstination, examinons de plus près les objections de ceux qui préconisent immédiatement notre régularisation canonique.
Après Benoît XVI
Certes, le pape manifeste un souci indéniable à notre égard. Doit-on craindre qu’il n’en sera pas de même avec ses successeurs ? Il me semble, sans suivre à la loupe les changements qui s’opèrent dans la Curie et parmi les cardinaux, que le pape a déjà largement imprimé un mouvement qui correspond à ses choix. L’aile progressiste est peu à peu remplacée par une tendance plus sérieuse, effrayée et désemparée par la crise que subit l’Église, à la recherche de solutions pour l’en tirer mais encore incapable d’oser l’indispensable remise en cause du concile. Il nous semble donc en réalité que, plus le temps passe, moins notre sort se trouve dépendre de la seule bienveillance personnelle du pape.
Le poids de la reconnaissance ?
Aurions-nous plus de poids pour discuter après la régularisation de la Fraternité ? C’est un argument que l’on entend souvent. Cependant, si l’on regarde l’histoire du combat de la Tradition, il est manifeste que tous ceux qui ont accepté ces régularisations canoniques ne sont pas parvenus à obtenir ces conversations. Une fois régularisés, leurs cas étaient considérés comme réglés et ces discussions n’ont jamais eu lieu. De nettes intimidations leur enjoignaient ensuite de se taire s’ils cherchaient à maintenir un discours critique sur le concile. Nous ne pensons donc pas, étant donné que nous sommes à peu près les derniers à savoir pointer les erreurs du doigt, que nous pouvons prendre le risque infini d’accepter un statut canonique sans avoir obtenu la certitude morale du redressement doctrinal de Rome.
Le salé et le sucré
Il faut avouer qu’il nous répugne de nous retrouver sous l’enveloppe canonique offerte par une Rome qui n’aurait pas retrouvé sa Tradition et demeurerait enlisée dans sa quête impossible de l’herméneutique de continuité du concile Vatican II. Nous le verrions comme un outrage à la vérité et un risque supplémentaire d’augmentation de la confusion pour les âmes.
Plus tard ou jamais ?
Les discussions vont-elles forcément s’enliser ? Nous savons bien qu’elles sont, à vue seulement humaine, extrêmement difficiles car ce ne sont pas seulement quelques conclusions théologiques qui nous séparent mais, dès l’abord, de véritables gouffres philosophiques infranchissables (cf. l’article de M. l’abbé Morvan : NDLR : à lire en vous abonnant à Fideliter). Cependant, que de nuances entre les hommes ! A côté d’intelligences vraiment perdues dans les fourrés impénétrables de la pensée moderne, il existe des esprits plus sains aspirant à la philosophie pérenne. La précision du thomisme et la nécessité de la scolastique retrouvent ici ou là leurs lettres de noblesse. Ne l’oublions pas : nous étions nombreux à penser que les deux premières demandes de la Fraternité ne seraient jamais entendues. Les récents événements nous ont démontré le contraire. Il ne faut donc pas désespérer de la suite.
Rome confirme
Par ailleurs, nous serions en droit de penser que ce n’est pas la volonté profonde du pape que cette régularisation canonique se produise maintenant. En effet, dans ce décret du 21 janvier, le pape a signé la levée des prétendues excommunications et il semble avoir indiqué ce qu’il souhaitait désormais. Or il ne parle pas de la régularisation canonique de la Fraternité. Il aurait pu le faire mais il ne l’a pas fait. Il a dit, au contraire, qu’il fallait nécessairement ces discussions doctrinales que nous avons demandées. Sans doute, il pourrait, dans l’avenir, exprimer toute autre chose. Mais, quant à nous, nous sommes satisfaits de le voir reconnaître la nécessité des conversations doctrinales avant de se préoccuper des questions canoniques.
Nous dirons pour finir que l’on ne change pas une stratégie qui a désormais acquis ses lettres de noblesse. Après cette seconde obtention, il y a moins de raisons que jamais de la modifier, parce qu’elle fonctionne bien : premièrement, porter à la connaissance de tous notre objectif ; deuxièmement, pilonner le terrain par l’artillerie lourde des rosaires ; troisièmement et enfin, avancer avec la foi de Notre Seigneur Jésus-Christ vers les nouvelles positions à conquérir.
Abbé Régis de Cacqueray-Valménier, Supérieur du district de France inFideliter n° 188