Menzingen, le 7 octobre 2010
en la fête de Notre-Dame du Très Saint Rosaire
Mgr Bernard Fellay, Supérieur Général de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X depuis 1994, a bien voulu nous accorder un entretien exclusif à l’occasion des 40 ans de la fondation de l’œuvre de restauration entreprise par Mgr Marcel Lefebvre.
Comme à son habitude Monseigneur a répondu à nos questions en des formulations courtes et précises où chaque mot a son importance.
Qu’il veuille bien trouver ici l’expression de nos chaleureux et respectueux remerciements pour cet entretien et pour le surcroît de travail que cela lui a occasionné.
La Porte Latine – 1. Il y a quarante ans, le 1er novembre 1970, Mgr Lefebvre faisait reconnaître par l’évêque de Fribourg la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Quel regard portez-vous sur ces quatre décennies ?
Mgr Fellay – Ces quarante années resteront dans l’histoire de l’Eglise comme une douloureuse époque de décadence, de perte d’influence sur le monde contemporain et sur les nations. Il est sans doute difficile de faire le bilan du temps où l’on vit, mais je ne vois pas comment le jugement ne serait pas négatif. Dans ce contexte, notre petite œuvre apparaît comme un rayon de lumière au milieu des ténèbres, une oasis dans le désert, un petit radeau en plein naufrage. Pour nous, ce sont des temps inoubliables et assez fantastiques, certes parsemés de larmes et d’épreuves, mais où domine la joie.
2. A mi-chemin de ces quarante années, deux grands événements ont eu lieu dans l’histoire de la Fraternité : les sacres épiscopaux en 1988 et la disparition de Mgr Lefebvre en 1991. Il y a donc un avant et un après. Sont-ce deux périodes à opposer ?
Je ne vois pas deux périodes, mais une continuité. Notre soin à rester bien fidèles aux lignes que nous a données notre vénéré fondateur y est probablement pour quelque chose. De même, le fait que les circonstances extérieures restent, elles aussi, à peu près les mêmes contribue grandement à cette continuité. Rien ne nous oblige ou nous pousse à agir autrement, bien au contraire : les jugements de Mgr Lefebvre étaient si profonds qu’ils restent parfaitement valables. Et cela est tout à fait remarquable !
3. La Fraternité est-elle une œuvre qui se stabilise ou bien y a‑t-il de nouveaux apostolats qui continuent à s’ouvrir à elle à travers le monde ?
Le développement n’est pas fulgurant, faute de prêtres. Mais il est marqué par quelques avancées, surtout en pays de mission. Actuellement, l’Afrique nous appelle en plusieurs endroits et nous avons de la peine à répondre, car nous n’avons pas assez d’ouvriers pour la moisson. Il est aussi certain que, si nous avions plus de prêtres à notre disposition, nous pourrions connaître des extensions prodigieuses en Asie. Mais, par ailleurs, il faut souligner le développement interne des œuvres déjà existantes, qui est, lui, assez constant.
4. Toutes ces années sont également un temps de charité spirituelle vécue avec des communautés religieuses qui ont accompagné l’idéal de restauration de la Fraternité. Comment recevez-vous ce soutien ?
Nous le recevons et nous le donnons. Ce soutien mutuel des œuvres traditionnelles est très réconfortant. Dans une situation de quasi persécution comme la nôtre, cette entente entre nous est vitale.
5. En même temps, ces quarante années ont été émaillées de difficultés connues de tous. Certains prêtres, parfois des figures importantes, des religieux ou des fidèles, quelques-uns tiraillés, d’autres lassés, ont cessé de soutenir la Fraternité. Comment faut-il percevoir ces séparations ?
L’une des meilleures images pour illustrer votre question serait celle de la guerre, ou d’un assaut pendant lequel les hommes tombent sous le feu à votre droite et à votre gauche, et vous n’avez pas d’autre choix que de continuer l’assaut. Il y a un aspect extrêmement dur dans la guerre, notre époque est sans miséricorde pour qui tombe. La souffrance est grande tant pour ceux qui nous quittent que pour nous qui les voyons partir sans moyen de les rattraper.
6. Existe-t-il dans un même temps des prêtres et des communautés religieuses qui, comprenant le rôle de la Fraternité pour l’Église, se mettent en contact avec vous ?
Oui, nous avons aussi cette consolation. Il ne se passe pas un mois sans que frappent à notre porte ici un séminariste, là un prêtre ou une religieuse. Quelquefois, il s’agit d’un simple contact, d’autres fois c’est un pas décisif vers nous. Il y a même, mais c’est plus rare, des évêques et des congrégations tout entières qui nous manifestent leur sympathie ou davantage même.
7. Comme vous voyagez sur tous les continents, vous devez entendre parler de la Fraternité et de Mgr Lefebvre de différentes manières. Le fondateur et son œuvre sont-ils toujours l’objet d’une certaine méfiance ou les choses évoluent-elles depuis 1970
Elles n’ont pas vraiment évolué, à part quelques exceptions. Il me semble bien étonnant de constater que, dans le monde entier, la Fraternité est reçue à peu près de la même manière, c’est-à-dire honnie par la grande majorité des évêques et appréciée par un petit troupeau d’âmes qui veulent rester fidèles. Je crois que c’est une belle illustration de l’étendue de la crise ainsi que de sa profonde unité de nature.
8. À Rome, percevez-vous également des changements ? L’action de l’œuvre de Mgr Lefebvre a‑t-elle eu un effet sur les hautes instances de l’Église ?
A Rome, un certain changement est notable à notre égard, bien que cela n’ait pas encore grand effet. Il me semble que notre travail est apprécié par certains, alors qu’il est haï par d’autres. Les réactions à notre égard sont très contrastées. On voit bien qu’il y a deux camps, l’un favorable, l’autre hostile, ce qui rend les relations assez difficiles, car on se demande toujours qui aura le dernier mot. Il reste cependant que ceux qui veulent être fidèles au pape nous considèrent avec respect et attendent de nous beaucoup pour l’Eglise. Mais de là à voir des effets concrets, il faudra encore patienter !
9. Quarante ans, c’est à la fois très court et en même temps, c’est assez long pour qu’un grand nombre de fidèles n’aient aucun souvenir de Vatican II. Ne risque-t-on pas, à mesure qu’on s’éloigne du Concile, de vivre dans un certain confort, entre prêtres ou fidèles se satisfaisant de notre situation ?
Le danger existe sans doute de finir par se cantonner dans une certaine autonomie pratique. Une grande partie de cette attitude doit être attribuée à la situation dans laquelle nous nous trouvons, celle d’une Tradition rejetée. C’est pourquoi nous essayons d’élargir la vision et la préoccupation des fidèles en leur parlant de l’Eglise et de Rome. Il est très important de conserver un esprit romain. Notre attachement à Rome ne doit pas être symbolique mais bien concret. Cette situation est aussi une épreuve pour notre foi en l’Eglise.
10. Il y a un an s’ouvraient des discussions doctrinales entre les experts du Saint-Siège et de la Fraternité. Nous savons bien qu’une grande discrétion entoure ces relations et bien des fidèles prient pour leur issue bienheureuse. Sans aborder les sujets de fond, doit-on s’attendre prochainement à un inéluctable échec ou, au contraire, à une incontestable restauration ?
Vu la tournure de ces discussions, je ne pense pas qu’elles déboucheront sur une brusque rupture ou sur une solution subite. Deux mentalités se rencontrent, mais la volonté d’entrer en discussion – au niveau théologique – est bien réelle. C’est pourquoi, même si le développement risque d’être long, les fruits pourraient être quand même prometteurs.
11. Par ces discussions, faut-il s’attendre à une condamnation ferme du Concile de la part de Rome ou bien faudra-t-il finalement l’accepter sans rechigner ? Comment imaginer la sortie d’une telle crise magistérielle ?
Il me semble que, si une condamnation du concile intervient un jour, ce ne sera pas demain. Il se dessine assez clairement une volonté de correction de la situation actuelle. Sur l’état présent de l’Eglise, particulièrement grave, nos appréciations se rejoignent en de nombreux points, tant sur la doctrine que sur la morale et la discipline. Cependant la tendance dominante, à Rome, consiste toujours à exonérer le concile : on ne veut pas remonter jusqu’au concile, on cherche d’autres causes, mais surtout pas le concile ! Vu la psychologie ambiante, il semble qu’il serait plus facile de le dépasser en rappelant tout simplement l’enseignement irréfragable de l’Eglise, en laissant pour plus tard la condamnation directe. Je crois que, dans le contexte actuel, une condamnation ne serait tout simplement pas comprise.
12. Dans un récent ouvrage, Vatican II, un débat à ouvrir, un théologien romain, Mgr Gherardini, dresse un constat assez alarmant de l’Église. Il laisse entendre qu’une lecture du Concile dans la continuité de la Tradition ne va manifestement pas de soi et il lance un appel solennel au pape pour que soit effectué un grand travail de clarification magistérielle. Comment doit-on accueillir cet écrit ?
Il ne faut pas le prendre pour un écrit venant de chez nous ou qui nous serait destiné. Non, il est adressé aux catholiques d’en face et à la hiérarchie en place. Envisagé dans cette perspective, cet ouvrage revêt une grande importance car il introduit une remise en question du concile tel qu’il est reçu. On touche à un tabou. Lorsque nous le faisons, nous déclenchons chez nos interlocuteurs un réflexe de défense qui bloque toute discussion. Mais quand le coup part de leur propre sein, il remet beaucoup de choses en question. J’en conclus que ce livre est objectivement important et qu’il pourrait être l’une de ces étincelles susceptibles d’allumer un grand incendie.
13. Avez-vous un message précis que vous souhaiteriez adresser aux prêtres et aux fidèles de la Fraternité en France ?
A l’occasion de nos quarante ans, la fidélité ! Fidélité, garante du futur. Fidélité dans les petites choses, garante de la fidélité dans les grandes. Et surtout ne pas se décourager si la lutte doit continuer encore longtemps, ce que tout laisse présager ; au contraire, s’enhardir pour avancer dans l’œuvre de restauration de l’Eglise.
+Bernard Fellay