Le règne social de Notre Seigneur Jésus-​Christ chez le cardinal Pie – Octobre 2015

Nous célé­brons cette année le bicen­te­naire de la nais­sance du car­di­nal Louis-​Édouard Pie (1815–1880), évêque de Poitiers. Tout lec­teur de ses œuvres recon­naît faci­le­ment que le règne social de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ fut son grand objec­tif même si, à la véri­té, il n’en a jamais don­né une étude ex professo.

L’idée de règne social de Notre-​Seigneur s’oppose au natu­ra­lisme et au libé­ra­lisme dont Mgr Pie suit le déve­lop­pe­ment his­to­rique dans son Instruction syno­dale du 17 juillet 1871. Il voit ce déve­lop­pe­ment dans les varia­tions doc­tri­nales du pro­tes­tan­tisme : « les pères avaient nié que Dieu fût dans l’Église ; les fils nièrent à leur tour que Dieu fût dans l’Écriture ». Puis, au XVIIIe siècle, on nia que Dieu fût en Jésus-​Christ, avant d’affirmer au XIXe que Dieu n’est nulle part. Telle est la pente sur laquelle s’engagea Martin Luther et qui mène en quelques géné­ra­tions du libre exa­men, rejet de l’autorité, au rela­ti­visme et à l’indifférentisme religieux.

Fils de l’hérésie, le natu­ra­lisme est pire que l’hérésie. C’est un monstre qui donne nais­sance à trois autres monstres : le pan­théisme, l’athéisme et le maté­ria­lisme. Le socia­lisme sera une de ses consé­quences ulté­rieures, et même, affirme Mgr Pie, « le natu­ra­lisme conduit à la néga­tion des bases même de la nature rai­son­nable, à la néga­tion de toute règle du juste et de l’injuste, par suite au ren­ver­se­ment de tous les fon­de­ments de la socié­té. » Ne sommes-​nous pas par­ve­nus à ce point de déca­dence avec le « mariage » contre nature ?

Affirmer que l’État doit être laïque est une erreur politique

Docteur de l’autorité divine, Mgr Pie dénonce aus­si le libé­ra­lisme, erreur poli­tique comme le natu­ra­lisme est une erreur philosophique.
La thèse libé­rale consiste à ne voir qu’un seul pou­voir dans la socié­té, l’État, qui se trouve com­plè­te­ment indé­pen­dant au point de ne pas avoir l’obligation d’être chré­tien. Il ne doit rien à l’Église, sinon la liber­té. Le libé­ra­lisme radi­cal affirme que l’État doit être pure­ment laïque ; Montalembert sou­tien­dra pour sa part, au Congrès de Malines en 1863, un libé­ra­lisme miti­gé, où l’Église « déga­gée de toute soli­da­ri­té com­pro­met­tante, de tout enga­ge­ment de par­ti ou de dynas­tie, appa­raî­tra au milieu des flots vacillants et agi­tés de la démo­cra­tie, seule immo­bile, seule inébran­lable, seule sûre d’elle-même et de Dieu, ouvrant ses bras mater­nels à tout ce qu’il y a de légi­time, de souf­frant, d’innocent, de repen­tant, dans tous les camps, dans tous les pays. [1]»

Le catho­lique libé­ral Montalembert veut un régime par­le­men­taire, la liber­té de la presse, la liber­té d’expression, le libé­ra­lisme éco­no­mique. Les catho­liques doivent accep­ter fran­che­ment une évo­lu­tion inévi­table. La pro­tec­tion de l’État nuit à l’Église, d’où la notion d’Église libre dans la socié­té libre. Comme les peuples, civi­li­sés par l’Église, sont désor­mais adultes, leur éman­ci­pa­tion devient légi­time et néces­saire. Il avait écrit en 1852 dans Des inté­rêts catho­liques au XIXe siècle : « La grande Révolution de 1789 n’a été per­mise que pour assu­rer à l’Église un incom­pa­rable triomphe. L’esprit révo­lu­tion­naire, qui est le péché ori­gi­nel dans la vie poli­tique, n’aura abou­ti qu’à faire écla­ter le glo­rieux mys­tère de la rédemp­tion sociale du monde par l’Église. On se prend à dire avec la sainte audace de la litur­gie : O felix culpa ! La révo­lu­tion a cru tout lui ôter ; sans le vou­loir et sans le savoir, elle lui a tout don­né en lui ren­dant la liber­té, seul bien qui lui reste et qui suf­fit pour récu­pé­rer ou rem­pla­cer tous les autres. » Quel rai­son­ne­ment dévoyé, ren­du d’autant plus dan­ge­reux qu’un beau talent est à son ser­vice ! Montalembert s’inspirait de cer­taines pages de Chateaubriand [2].

Les thèses du Discours de Malines seront condam­nées l’année sui­vante par les quatre der­nières pro­po­si­tions du Syllabus.

Loin de nous de décréter le divorce entre la raison et la foi

Les catho­liques libé­raux sont, en effet, selon le car­di­nal Pie, les com­plices du natu­ra­lisme : « L’Allemagne a vou­lu faire de la théo­lo­gie une phi­lo­so­phie trans­cen­dante. La France a pré­ten­du contrô­ler la foi par la science. La reli­gion, pour un trop grand nombre, n’a plus guère été qu’un sen­ti­ment, la foi un ins­tinct, la cha­ri­té un enthou­siasme, la prière une pieuse rêverie…On a sys­té­ma­ti­que­ment écar­té, sup­pri­mé, abo­li la ques­tion divine, pré­ten­dant sup­pri­mer par là ce qui divise les hommes, et reje­tant ain­si de l’édifice la pierre fon­da­men­tale, sous pré­texte qu’elle est une pierre d’achoppement et de contradiction.

Bref, là où la rup­ture n’a pas été consom­mée avec le chris­tia­nisme, le sens ortho­doxe des dogmes catho­liques a été déna­tu­ré, l’intégrité et la pure­té de la foi ont été mises en péril. »[3]

Dans sa 3e ins­truc­tion syno­dale sur les erreurs du temps pré­sent (1862–1863), Mgr Pie montre que si le natu­ra­lisme doit être tota­le­ment reje­té, il existe cepen­dant, selon la doc­trine catho­lique, une nature humaine, et que notre nature rai­son­nable est impor­tante. Comme répé­tait sou­vent Marcel de Corte, la sur­na­ture n’abolit pas la nature. « Même après qu’elle a subi un dom­mage et reçu une bles­sure par la perte de l’intégrité dont elle avait été sur­na­tu­rel­le­ment douée, la nature humaine, quoiqu’elle ne puisse pas se suf­fire à elle-​même pour l’accomplissement de ses devoirs même natu­rels, conserve néan­moins des attri­buts très éle­vés… » Le doc­teur qui a le plus d’autorité dans les ques­tions de la grâce, saint Augustin, a été aus­si le plus zélé défen­seur de la nature. « Loin de nous, dit-​il, la pen­sée que Dieu puisse haïr en nous ce en quoi il nous a faits plus excel­lents que les autres êtres vivants ! Loin de nous de décré­ter le divorce entre la rai­son et la foi, d’autant que nous ne pour­rions même pas croire si nous n’étions pas doués d’âmes rai­son­nables ! »[4]

On peut, en effet, tom­ber dans un tra­vers dia­mé­tra­le­ment oppo­sé au natu­ra­lisme mais fort dan­ge­reux lui aus­si pour la foi catho­lique, la néga­tion des ver­tus natu­relles. Ce sera, au XVIe siècle, l’erreur de Baïus, pro­fes­seur à Louvain, pré­cur­seur du jan­sé­nisme, qui affir­mait que toutes les actions accom­plies sans la grâce sont peccamineuses.

La loi naturelle est reconnue et proclamée par tous les siècles

« Voici com­ment saint Paul, dans son épitre aux Romains, pro­clame l’existence de la loi natu­relle : « Lorsque les Gentils, qui n’ont pas la loi écrite, font natu­rel­le­ment ce qui est selon la loi, ils montrent l’œuvre de la loi écrite dans leur cœur »[5].

Sur cette fon­da­men­tale ques­tion les auteurs païens sont en par­fait accord avec les divines écri­tures. Entendons Cicéron résu­mer les sen­ti­ments de l’antiquité pro­fane : « Il y a une loi qui n’est point écrite, mais née avec nous. Nous ne l’avons pas apprise, nous ne l’avons pas lue ; mais nous la tenons de la nature. C’est la nature qui nous l’a ins­pi­rée, c’est elle qui l’a gra­vée en nous »[6]. « Or, conti­nue le même auteur, cette loi gra­vée dans notre nature pour com­man­der le bien et défendre le mal, c’est la rai­son de Dieu même »[7].

Les hommes qui vivent en dehors de la vraie foi, s’ils se conduisent confor­mé­ment à la loi natu­relle, non seule­ment ne pèchent pas, comme l’ont pré­ten­du cer­tains héré­tiques, mais encore ils pro­duisent des actes bons. Il est vrai, ces actes ne sont méri­toires ni de la grâce ni de la gloire ; mais, consi­dé­rés en eux-​mêmes, ils sont hon­nêtes, ver­tueux, louables et dignes d’une cer­taine récom­pense temporelle.

Voilà, dans l’ordre logique, la plus ancienne loi de l’humanité : loi inhé­rente à notre nature, loi néces­saire et immuable, par­tout iden­tique à elle-​même, noti­fiée à tous les hommes, du moins quant à ses prin­cipes et aux consé­quences immé­diates qui en découlent, recon­nue et pro­cla­mée par les esprits émi­nents de tous les siècles : phi­lo­sophes, ora­teurs, poètes, légis­la­teurs. Et, nous le répé­tons, cette loi morale, qui est dans l’homme pour régler sa conduite, n’est pas de l’homme, mais de Dieu. »[8]

« Jésus-​Christ n’est pas facultatif »

Il existe une loi natu­relle qui, loin de s’opposer aux lois de l’Église, vient de Dieu. Dans la 1ère ins­truc­tion syno­dale de 1855, l’évêque de Poitiers rap­pelle donc que la ver­tu phi­lo­so­phique pos­sède une beau­té morale, mais que les lumières natu­relles ne peuvent conduire l’homme à ses fins der­nières. Voilà pour­quoi « Jésus-​Christ n’est pas facul­ta­tif », et qui nie cette obli­ga­tion mécon­naît l’état d’affaiblissement de notre nature.

On deman­da à l’évêque de Poitiers d’intervenir auprès du comte de Chambord en 1873 dans l’affaire du dra­peau blanc : « Je ne me mêle­rai jamais direc­te­ment aux ques­tions de ce genre, me conten­tant d’avoir mon sen­ti­ment comme par­ti­cu­lier et n’engageant jamais ma per­sonne d’évêque dans la poli­tique active ». Il refu­sa d’être can­di­dat aux élec­tions en 1848, 1870 et 1872.

Ne voyons sur­tout pas dans le Règne social du Christ une confu­sion du tem­po­rel et du spirituel.

Le monde antique, païen ou juif, opère cette confu­sion et Constantin conser­ve­ra une vision païenne du pou­voir où le Prince Grand Pontife inter­vient dans les affaires reli­gieuses. C’est le Christ qui dis­tingue le tem­po­rel du spi­ri­tuel : « Rendez à César ce qui appar­tient à César… »[9]. « Mon royaume n’est pas de ce monde »[10]. Mais si Jésus affirme sa royau­té spi­ri­tuelle, le monde, lui, n’a pas droit à l’indifférence reli­gieuse : « Je suis la lumière du monde »[11].

L’Église ne se substitue pas aux puissances de la terre

« Jésus-​Christ n’a point dic­té aux nations chré­tiennes la forme de leur consti­tu­tion poli­tique. Il a don­né une consti­tu­tion divine à son Église ; et si cette consti­tu­tion peut deve­nir le type d’une consti­tu­tion humaine très légi­time, elle n’en est point le type obli­ga­toire. La meilleure consti­tu­tion poli­tique d’un peuple est celle qui répond le mieux à son carac­tère, à ses qua­li­tés, à ses besoins, à sa des­ti­née et à sa mis­sion dans le monde. En cette matière, le temps, le temps, les volon­tés et sur­tout les pas­sions des hommes peuvent quel­que­fois ame­ner et néces­si­ter des chan­ge­ments. Il y a là un élé­ment humain, sujet aux vicis­si­tudes de la terre. Dans l’ancienne Loi, Dieu lui-​même eut égard aux entraî­ne­ments peu rai­son­nables et peu rai­son­nés de son peuple : avec son assen­ti­ment, un régime meilleur et plus noble fit place à un régime moins libé­ral et moins par­fait. »[12]

La forte pen­sée d’une telle page fait pen­ser à la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte de Bossuet.

Mgr Pie ajoute encore : « L’Église ne pré­tend aucu­ne­ment se sub­sti­tuer aux puis­sances de la terre, qu’elle-même regarde comme ordon­nées de Dieu et néces­saires au monde. A l’encontre des doc­trines anar­chiques et des pas­sions révo­lu­tion­naires, elle sau­ve­garde par­tout et tou­jours le prin­cipe d’autorité, prin­cipe essen­tiel au repos du monde et au main­tien de l’ordre ; elle enseigne que la pré­somp­tion d’abus ne doit pas être faci­le­ment admise, et qu’en règle géné­rale, l’obéissance est le pre­mier et le plus indis­pen­sable des devoirs. Pour son compte, elle ne s’ingère pas à la légère et à tout pro­pos dans l’examen des ques­tions inté­rieures du gou­ver­ne­ment public, non plus que de celles du gou­ver­ne­ment pater­nel et domes­tique. Son rôle n’a rien d’indiscret ni d’odieux ; il n’est jamais ni intem­pes­tif ni tra­cas­sier. Les matières les plus graves de la légis­la­tion, du com­merce, des finances, de l’administration, de la diplo­ma­tie, se traitent et se résolvent presque tou­jours sous ses yeux sans qu’elle arti­cule la moindre obser­va­tion… Même dans les États pon­ti­fi­caux, il reste des lignes de démar­ca­tion et de dis­tinc­tion entre l’ordre spi­ri­tuel et l’ordre tem­po­rel. »[13]

Ainsi l’Église n’affirme pas sa domi­na­tion tem­po­relle et rap­pelle même aux sou­ve­rains de ne pas s’attacher per­son­nel­le­ment à la puis­sance, à être les ser­vi­teurs des serviteurs.

L’État est légi­time. Le car­di­nal Pie ne dirait pas comme Louis Veuillot, par­fois exces­sif dans son enthou­siasme : « Nous avons notre roi depuis long­temps, le Roi Christ… tout autre roi en ce monde ne sera pour nous qu’un col­lec­teur d’impôts… ; mais, pour autant que nous pou­vons et que nous avons à choi­sir, Henri de Bourbon est de beau­coup le col­lec­teur que nous pré­fé­rons. » L’évêque de Poitiers avait, pour sa part, écrit au comte de Chambord en 1851 : « Dieu m’a fait la grâce d’être de ces Français pour qui la reli­gion de la seconde Majesté et le dévoue­ment à la race de saint Louis occupent le pre­mier rang, après l’amour de son saint nom et le ser­vice de sa sainte cause. »

Oui, le pou­voir tem­po­rel est légi­time dans son ordre, avec ses règles et ses droits. D’un autre côté, le Règne du Christ-​Roi n’est pas de la pié­té, de la dévo­tion pla­quée sur n’importe quelle forme d’organisation poli­tique et sociale. Un pieux indif­fé­ren­tisme poli­tique – cela existe – repré­sen­te­rait une grave erreur : si les poli­tiques ont la foi, tout va bien, quelle que soit la forme du gou­ver­ne­ment. On ne peut par­ler de Règne du Christ-​Roi lorsque la crainte des divi­sions blin­dées d’Hitler pousse Paul Reynaud et son gou­ver­ne­ment où les Francs-​Maçons n’étaient pas mino­ri­taires à deman­der un ser­vice solen­nel à Notre-​Dame de Paris le 19 mai 1940.

Mais alors, qu’est-ce que le règne du Christ-Roi ?

Reprenons la Lettre au Ministre de l’Instruction publique : « Mais vou­loir que l’Église de J. C. se démette du droit et du devoir de juger en der­nier res­sort de la mora­li­té des actes d’un agent moral quel­conque, père, maître, magis­trat, légis­la­teur, même roi ou empe­reur, c’est vou­loir qu’elle se nie elle-​même, qu’elle abdique son essence, qu’elle déchire son acte d’origine et les titres de son his­toire, enfin, qu’elle outrage et qu’elle mutile Celui dont elle tient la place sur la terre. »

Le règne du Christ Roi est lié au mys­tère de Jésus dans son accep­tion totale : « Jésus est pour la terre quelque chose de plus que le Dieu du ciel ; Jésus c’est Dieu venu dans son œuvre, c’est Dieu avec nous, c’est Dieu chez nous, c’est le Dieu de l’humanité, le Dieu de la nation, le Dieu du foyer domes­tique, le Dieu de notre pre­mière com­mu­nion, le Dieu de notre cœur. »[14]

Nous sommes donc au départ mis en pré­sence d’une « mys­tique » du Christ-​Roi. L’ordre natu­rel et l’ordre sur­na­tu­rel, pro­lon­ge­ment de ce mys­tère, s’unissent. Les êtres infé­rieurs eux-​mêmes ont leur place dans cet ordre trans­for­mé par l’incarnation car ils dépendent de l’homme assu­jet­ti au Christ, par le Christ et dans le Christ. « Le Verbe de Dieu est des­cen­du au centre de son œuvre ; il a pris notre huma­ni­té, et, moyen­nant cette nature, à la fois spi­ri­tuelle et cor­po­relle qui touche à tous les extrêmes, il s’est irra­dié dans toutes les par­ties de la créa­tion, vivi­fiant à la fois les intel­li­gences angé­liques et les êtres infé­rieurs, épan­chant l’onction divine sur les choses célestes et ter­restres. »[15]

Au-​delà d’une poli­tique, la doc­trine du car­di­nal Pie repré­sente une théo­lo­gie de la poli­tique. Elle vient plus de sa pen­sée reli­gieuse que de ses convic­tions roya­listes et légi­ti­mistes : « Nous appar­tien­drons tou­jours au par­ti de Dieu ; nous emploie­rons tous nos efforts, nous consa­cre­rons toute notre vie à la cause divine. Si nous devions appor­ter un mot d’ordre, ce serait celui-​ci : Instaurare omnia in Christo »[16].

Le Verbe est l’auteur de la nature avant de l’être de la Grâce. La Grâce redresse, assou­plit, élève les lois de la nature, elle y ajoute un élé­ment d’ordre supé­rieur mais elle ne les abo­lit pas, au point qu’on ne peut s’établir dans l’ordre de la Grâce en écar­tant l’ordre de la nature. Nous avons vu le dan­ger de l’angélisme poli­tique : le Christ qui règne est plei­ne­ment Dieu et plei­ne­ment homme : et il leur était sou­mis, il eut faim, il dor­mait pen­dant la tem­pête, il pleu­ra la mort de Lazare…

L’État res­pec­ta, avec des entorses, les droits de l’Église sur les indi­vi­dus et sur les socié­tés jusqu’à la rup­ture de la Révolution. L’idée de Règne social se trouve dans la suite de la pen­sée catho­lique, chez saint Ambroise, chez saint Augustin, chez saint Thomas. Tout le monde connaît l’Encyclique Quanta cura et le Syllabus de Pie IX. Il faut ajou­ter Immortale Dei de Léon XIII et Ubi arca­no de Pie XI qui ins­tau­ra la fête du Christ Roi.

L’apostasie officielle des États est un crime que le monde expie

Le mérite du car­di­nal Pie fut de pro­cla­mer cette doc­trine au moment même où elle était pra­ti­que­ment reje­tée par­tout en Europe. Il semble être le pre­mier à uti­li­ser l’expression Christ-​Roi, emprun­tée à l’Office du Saint-​Sacrement : Christum regem ado­re­mus domi­nan­tem gen­ti­bus. Gentibus, les peuples, pas homi­ni­bus, les hommes, c’est-à-dire les hommes en socié­té, en nations et non pas seule­ment consi­dé­rés comme des indi­vi­dus. Jésus est Roi par droit de nature et par droit de conquête.

Le car­di­nal revien­dra à plu­sieurs reprises sur sa doc­trine du Christ Roi, for­mée dès ses pre­mières années de sacer­doce et qu’il ne ces­se­ra de pré­ci­ser, de nuan­cer et d’enrichir.

Déjà dans le Panégyrique de saint Louis en 1847, pro­non­cé à la demande de l’évêque de Blois, l’abbé Pie, qui était alors vicaire géné­ral de Mgr de Montals, avait expo­sé le règne de Dieu dans la guerre comme dans la paix. Dieu règne et gou­verne : « Ainsi ce n’est plus Louis qui règne ; c’est Jésus-​Christ qui règne par Louis : Christus regnat, vin­cit, impe­rat. » Le roi est vain­queur par la sain­te­té encore plus que par la vaillance parce que la souf­france dans l’adversité l’a pla­cé près du pre­mier des croi­sés, comme l’abbé Pie appelle le Divin Crucifié. Le vicaire géné­ral prêche d’ailleurs une nou­velle croi­sade, celle du cou­rage chré­tien contre les lâche­tés qui mènent à l’apostasie, celle de la sain­te­té chré­tienne contre l’abrutissement du maté­ria­lisme : « les bar­bares ne sont plus à nos portes, ils sont au milieu de nous ». Le car­di­nal Mercier dira dans le même esprit[17] : « Le prin­ci­pal crime que le monde expie c’est l’apostasie offi­cielle des États ».

Le Panégyrique de saint Emilien[18] est par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieux. Pensons, en lisant l’extrait qui suit, à la notion d’État-providence qui empoi­sonne les idéo­lo­gies poli­tiques issues des « Lumières », pen­sons à la dic­ta­ture chaque jour plus pesante de la « pen­sée unique » qui fait de tous les esprits sains les réprou­vés du monde issu de la Révolution.

« L’Église, il est vrai, a des béné­dic­tions puis­santes, des consé­cra­tions solen­nelles pour les princes chré­tiens, pour les dynas­ties chré­tiennes qui veulent gou­ver­ner chré­tien­ne­ment les peuples. Mais, non­obs­tant cette consé­cra­tion des pou­voirs humains par l’Église, je le répète, il n’y a plus, depuis Jésus-​Christ, de théo­cra­tie légi­time sur la terre. Lors même que l’autorité tem­po­relle est exer­cée par un ministre de la reli­gion, cette auto­ri­té n’a rien de théo­cra­tique, puisqu’elle ne s’exerce pas en ver­tu du carac­tère sacré, ni confor­mé­ment à un code ins­pi­ré. Trêve donc, par égard pour la langue fran­çaise et pour les notions les plus élé­men­taires du droit, trêve à cette accu­sa­tion de théo­cra­tie qui se retour­ne­rait en accu­sa­tion d’ignorance contre ceux qui per­sis­te­raient à la répéter. »

Mais, disent les contra­dic­teurs, comme le prince chré­tien ne peut pas reje­ter les prin­cipes de la reli­gion révé­lée, on se trouve en théo­cra­tie. « C’est-à-dire, reprend l’évêque, qu’il faut sup­pri­mer la notion sécu­laire de l’État chré­tien, de la loi chré­tienne, du prince chré­tien, notion si magni­fi­que­ment posée dès les pre­miers âges du chris­tia­nisme, et spé­cia­le­ment par saint Augustin[19]. C’est-à-dire encore que, sous pré­texte d’échapper à la théo­cra­tie ima­gi­naire de l’Église, il faut accla­mer un autre théo­cra­tie aus­si abso­lue qu’elle est illé­gi­time, la théo­cra­tie de César chef et arbitre de la reli­gion, oracle suprême de la doc­trine et du droit : théo­cra­tie renou­ve­lée des païens, et plus ou moins réa­li­sée dans le schisme et dans l’hérésie, en atten­dant qu’elle ait son plein achè­ve­ment dans le règne du peuple grand-​prêtre et de l’État-Dieu, que rêve la logique impla­cable du socia­lisme. C’est-à-dire, enfin, que la phi­lo­so­phie sans foi et sans loi a pas­sé désor­mais des spé­cu­la­tions dans l’ordre pra­tique, qu’elle est consti­tuée la reine du monde, et qu’elle a don­né le jour à la poli­tique sans Dieu. La poli­tique ain­si sécu­la­ri­sée, elle a un nom dans l’Evangile : on l’y appelle « le prince de ce monde, le prince de ce siècle », ou bien encore « la puis­sance du mal, la puis­sance de la Bête » ; et cette puis­sance a reçu un nom aus­si dans les temps modernes, un nom for­mi­dable qui depuis soixante-​dix ans a reten­ti d’un pôle à l’autre : elle s’appelle la révolution. »

Gérard Bedel

Extrait du Rocher n° 97 d’octobre-​novembre 2015 – Merci à M. l’ab­bé Claude Pellouchoud, rédac­teur en chef du Rocher pour son aimable auto­ri­sa­tion de publier

Notes de bas de page
  1. L’Église libre dans l’État libre, Discours de Malines, 20–21 août 1863.[]
  2. Génie du chris­tia­nisme, IVe par­tie, l. VI, ch. X et XI. []
  3. Instruction syno­dale, 17 juillet 1871. []
  4. Saint Augustin, Epist. CXX ad Consentium (410). []
  5. Ostendunt opus legis scrip­tum in cor­di­bus suis (Rom. 2/​15). []
  6. Pro Milone. []
  7. De legi­bus, 2, 4. []
  8. Lettre syno­dale por­tant pro­mul­ga­tion des décrets du concile pro­vin­cial tenu à Poitiers au mois de jan­vier 1868, carême 1869. []
  9. Marc, XII, 13–17 ; Matthieu, XXII, 21 ; Luc, XX, 25. []
  10. Jean, XVIII, 36. []
  11. Jean, VIII, 12. []
  12. Lettre pas­to­rale, 31 octobre 1870. Œuvres, t. VII, p. 3–4. []
  13. Lettre au Ministre de l’Instruction publique et des Cultes…, 16 juin 1861. Œuvres, t. IV, p. 243–252. []
  14. Troisième Instruction syno­dale. []
  15. Ibid. []
  16. 1ère lettre pas­to­rale. []
  17. Carême 1918. []
  18. Nantes, 8 novembre 1859. Œuvres, t. III, 511–518. []
  19. Cité de Dieu, V, 24. []