Cardinal Robert Sarah et Nicolas Diat, Le Soir approche et déjà le jour baisse

Le car­di­nal Robert Sarah

Cardinal Robert Sarah et Nicolas Diat, Le Soir approche et déjà le jour baisse

Son Eminence le car­di­nal Sarah en est à son troi­sième livre d’entretiens avec le jour­na­liste Nicolas Diat. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas peur de l’étiquette de réac­tion­naire. Déjà vigou­reu­se­ment cri­ti­qué à la paru­tion de ses deux pre­miers livres, Dieu ou rien et La Force du silence, le Préfet de la Congrégation pour le Culte divin réci­dive de plus belle avec Le Soir approche et déjà le jour baisse. 

Les mots des dis­ciples d’Emmaüs sup­pliant Notre-​Seigneur de res­ter avec eux donnent le ton, confir­mé par le titre des grandes par­ties : « L’effondrement spi­ri­tuel et reli­gieux », « l’homme rabais­sé », « la chute de la véri­té, la déca­dence morale et les erre­ments poli­tiques ». Une qua­trième par­tie veut don­ner un mes­sage d’espoir avec « la pra­tique des ver­tus chré­tiennes », direc­te­ment ins­pi­rée de la doc­trine sco­las­tique. On trouve de très beaux pro­pos sans langue de buis sur le céli­bat sacer­do­tal, sur la fémi­ni­té et la pater­ni­té, sur la force de la foi, sur la néces­si­té pour le chré­tien de s’opposer au monde. On se pince en décou­vrant une men­tion expli­cite et claire de la dis­tinc­tion entre natu­rel et sur­na­tu­rel, hélas dis­pa­rue de la pré­di­ca­tion contem­po­raine (p.226).

A quelques semaines des élec­tions euro­péennes, les cri­tiques ont sur­tout rete­nu les pro­pos sur l’Occident déca­dent, pour les oppo­ser à la posi­tion du Pape : « La dis­pa­ri­tion des patries et la colo­ni­sa­tion des cultures ne sau­raient être un pro­grès. L’entreprise mul­ti­cul­tu­ra­liste euro­péenne exploite un idéal de cha­ri­té uni­ver­selle mal com­pris. La cha­ri­té n’est pas un déni de soi. Elle consiste à offrir à l’autre ce que l’on a de meilleur et ce que l’on est. Or ce que l’Europe a de meilleur à offrir au monde, c’est son iden­ti­té, sa civi­li­sa­tion pro­fon­dé­ment irri­guée de chris­tia­nisme. Mais qu’a‑t-elle offert aux nou­veaux venus musul­mans sinon l’irréligion et un consu­mé­risme bar­bare ? Comment s’étonner que ces der­niers se réfu­gient dans le fon­da­men­ta­lisme isla­miste ? Les Européens doivent être fiers de leurs mœurs et de leurs cou­tumes ins­pi­rées par l’Evangile. Le plus pré­cieux cadeau que l’Europe puisse faire aux immi­grés vivant sur son sol n’est pas d’abord une aide finan­cière, encore moins un mode de vie indi­vi­dua­liste et sécu­la­ri­sé, mais le par­tage de ses racines chré­tiennes (…). Face au dan­ger de l’islamisme radi­cal, l’Europe devrait savoir énon­cer fer­me­ment à quelles condi­tions on peut par­ta­ger sa vie et sa civi­li­sa­tion. Mais elle doute d’elle-même et a honte de son iden­ti­té chré­tienne. C’est ain­si qu’elle finit par atti­rer le mépris (p.280) ». Il n’en fal­lait pas plus pour que Mgr Sarah soit trai­té de « porte-​parole bien com­mode »d’un« cer­tain catho­li­cisme » si nau­séa­bond que la Croix n’ose pas le nom­mer. Pourtant c’est un pré­lat afri­cain, ori­gi­naire d’un pays à majo­ri­té musul­mane, qui parle. Et son ana­lyse va bien au-​delà d’un rejet xéno­phobe et égoïste.
Il est rare qu’un car­di­nal ose s’attaquer aus­si fron­ta­le­ment aux fon­de­ments mêmes du monde moderne : « On a convain­cu nos contem­po­rains que pour être libre, il fal­lait ne dépendre de per­sonne. Cette erreur est tra­gique (…). Car, si le fait de dépendre d’un autre est per­çu comme une néga­tion de la liber­té, alors toute rela­tion vraie et durable appa­raît comme dan­ge­reuse. Tout autre devient un enne­mi poten­tiel. Un homme libre ne peut plus être qu’un homme radi­ca­le­ment auto­nome et indé­pen­dant, un homme seul, sans aucun lien. Il se retrouve enfer­mé en lui-​même. Dès lors, la filia­tion qui nous fait dépendre d’un père et d’une mère devient pour nos contem­po­rains une entrave à la plé­ni­tude de la liber­té (p.190) ».

Mais la cri­tique va plus loin : « Je suis per­sua­dé que la civi­li­sa­tion occi­den­tale vit une crise mor­telle. Elle a atteint les limites de la haine auto­des­truc­trice. Comme à l’époque de la chute de l’Empire romain, alors que tout est en voie de des­truc­tion, les élites ne se sou­cient que d’augmenter le luxe de leur vie quo­ti­dienne et les peuples sont anes­thé­siés par des diver­tis­se­ments de plus en plus vul­gaires. Aujourd’hui encore, l’Eglise pré­serve ce qu’il y a de plus humain en l’homme. Elle est gar­dienne de la civi­li­sa­tion (p.196) ». On est loin de l’optimisme béat qui voit dans notre époque un triomphe de l’humanité où seules quelques dérives devraient être cor­ri­gées. « Le monde a choi­si de s’organiser sans Dieu, de vivre sans Dieu, de se pen­ser sans Dieu. Il est en train de faire une ter­rible expé­rience : par­tout où Dieu n’est pas, là est l’enfer. Qu’est-ce que l’enfer sinon la pri­va­tion de Dieu ? L’idéologie trans­hu­ma­niste l’illustre à la per­fec­tion. Sans Dieu, il ne reste plus que ce qui n’est pas humain, le post­hu­main. Plus que jamais, l’alternative est simple : Dieu ou rien ! (p.222) »

Pas d’illusion donc sur l’existence de la crise à l’extérieur de l’Eglise, mais pas d’illusion non plus à l’intérieur : « La crise que vivent le cler­gé, l’Eglise et le monde est radi­ca­le­ment une crise spi­ri­tuelle, une crise de la foi. Nous vivons le mys­tère d’iniquité, le mys­tère de la tra­hi­son, le mys­tère de Judas (p.12) ». Car cette crise est en grande par­tie une tra­hi­son, morale d’abord, avec les scan­dales de mœurs qui éclatent de toutes parts, mais aus­si spi­ri­tuelle et doc­tri­nale : « La doc­trine catho­lique est mise en doute. Au nom de pos­tures soi-​disant intel­lec­tuelles, des théo­lo­giens s’amusent à décons­truire les dogmes, à vider la morale de son sens pro­fond. Le rela­ti­visme est le masque de Judas dégui­sé en intel­lec­tuel. Comment s’étonner lorsque nous appre­nons que tant de prêtres brisent leurs enga­ge­ments ? Nous rela­ti­vi­sons le sens du céli­bat, nous reven­di­quons le droit à avoir une vie pri­vée, ce qui est contraire à la mis­sion du prêtre. Certains vont jusqu’à reven­di­quer le droit à des com­por­te­ments homo­sexuels. Les scan­dales se suc­cèdent, chez les prêtres et chez les évêques (p.13–14). » C’est bien le rôle des pas­teurs qui est mis en cause : « Il ne faut pas s’étonner si le tra­vail d’évangélisation est faible. Le niveau de la vie caté­ché­tique est sou­vent indigne, à tel point que les chré­tiens ne connaissent plus les fon­de­ments de leur propre foi (…). Il est urgent que chaque prêtre, chaque évêque, fasse son exa­men de conscience et se mette au clair avec Dieu sur son ensei­gne­ment et son enga­ge­ment caté­ché­tique (p.76). » « Oui, la crise sacer­do­tale est pro­fonde. Elle découle direc­te­ment de la crise de la foi, qui a ébran­lé la confiance des hommes d’Eglise en leur propre iden­ti­té : ils en viennent à dou­ter de l’importance et de la spé­ci­fi­ci­té de leur rôle (p.184) ».

On l’a com­pris, c’est un pas­teur qui parle, avec un grand sens de la formule-​choc. Le style est tou­jours lim­pide et les expli­ca­tions très claires. De toute évi­dence, le Cardinal est un homme de prière, qu’il recom­mande évi­dem­ment comme le pre­mier remède à la crise spi­ri­tuelle, et tout spé­cia­le­ment la prière litur­gique : « Je sup­plie hum­ble­ment les évêques, les prêtres et le peuple de Dieu de soi­gner davan­tage la litur­gie, de pla­cer Dieu au centre, de deman­der à nou­veau à Jésus-​Christ de nous apprendre à prier. Nous avons désa­cra­li­sé la célé­bra­tion eucha­ris­tique. Nous avons trans­for­mé des célé­bra­tions eucha­ris­tiques en un spec­tacle folk­lo­rique, en un évé­ne­ment social, en un diver­tis­se­ment, en un dia­logue insi­pide entre le prêtre et l’assemblée chré­tienne. Y a‑t-​il encore une place pour le Très-​Haut dans nos litur­gies ? (p.139) » Venant du Préfet de la Congrégation du Culte divin, l’aveu est de taille.

On se trom­pe­rait cepen­dant si l’on cher­chait dans l’ouvrage une charge en règle contre la direc­tion de l’Eglise ces der­nières années. La dédi­cace est adres­sée à « Benoît XVI, arti­san incom­pa­rable de la recons­truc­tion de l’Eglise » et « François, fils fidèle et dévoué de saint Ignace », sans nulle iro­nie mal­gré les craintes évo­quées à mots cou­verts sur le céli­bat sacer­do­tal et la ques­tion de l’immigration. Pas de décla­ra­tion de guerre donc, mais au contraire de très nom­breuses cita­tions des Papes de l’après-Concile, visant de toute évi­dence à étouf­fer dans l’œuf la cri­tique d’opposition au Pape, mais témoi­gnant aus­si d’un hori­zon doc­tri­nal limi­té. Si les réfé­rences à Benoît XVI et même à François, soi­gneu­se­ment choi­sies au demeu­rant, abondent, on ne trouve aucun emprunt à des papes de l’avant-concile. De même, bien que le Cardinal soit mani­fes­te­ment fami­lier des Pères et déve­loppe à bon escient la doc­trine tra­di­tion­nelle des ver­tus, on a l’impression d’un vaste creux doc­tri­nal entre saint Augustin et Vatican II, avec des éloges de théo­lo­giens très modernes comme Henri de Lubac ou Hans Urs von Balthasar. On est donc bien dans le mode de pen­sée d’un évêque for­mé dans les années 60, convain­cu de la conti­nui­té entre la doc­trine tra­di­tion­nelle, le Concile et les Papes sub­sé­quents : « L’herméneutique de réforme dans la conti­nui­té que Benoît XVI a si clai­re­ment ensei­gnée est une condi­tion sine qua non de l’unité (p.19) ». D’où un contraste éton­nant entre le constat lucide de la crise et une extrême timi­di­té à en recher­cher les causes dans le Magistère post­con­ci­liaire : « L’Eglise connaît la plus grave crise du sacre­ment et du sacri­fice de l’Eucharistie de son his­toire. L’aggior­na­men­to de la litur­gie n’a pas pro­duit tous les fruits espé­rés (p.176) ». Superbe litote !

Cette crainte mani­feste ain­si que le « coup de maître de Satan » dont par­lait Mgr Lefebvre est tou­jours d’actualité : l’obéissance mal com­prise inter­dit tou­jours de remettre en ques­tion le nou­vel état d’esprit intro­duit offi­ciel­le­ment, qu’on le veuille ou non, par la lettre même des textes conci­liaires : « Le concile ne doit pas être rétrac­té. En revanche, il est néces­saire de le redé­cou­vrir en lisant atten­ti­ve­ment les textes offi­ciels qui en ont éma­né (p.118) ». Et sur la ques­tion litur­gique, le Cardinal reprend la thèse des deux formes d’un même rite, qui ont voca­tion à s’enrichir mutuel­le­ment au lieu de s’opposer : « L’usage de la forme extra­or­di­naire fait par­tie inté­grante du patri­moine vivant de l’Eglise catho­lique, elle n’est pas un objet de musée, témoi­gnage d’un pas­sé glo­rieux et révo­lu. Elle a voca­tion à être féconde pour les chré­tiens d’aujourd’hui ! Aussi serait-​il heu­reux que ceux qui uti­lisent le mis­sel ancien observent les cri­tères essen­tiels de la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie. Il est indis­pen­sable que ces célé­bra­tions intègrent une juste concep­tion de la par­ti­ci­pa­tion des fidèles pré­sents (p.179) ». Il serait bon à l’inverse que le nou­veau rite reprenne des usages favo­ri­sant le res­pect du Saint-​Sacrement (p.182)… Autrement dit, une récon­ci­lia­tion par des conces­sions mutuelles. Mais le Préfet de la Congrégation des Rites n’est-il pas bien pla­cé pour les mettre en œuvre ?

Nous ne pou­vons que l’approuver lorsqu’il déclare que la solu­tion à une crise spi­ri­tuelle est d’ordre spi­ri­tuel, que la recons­truc­tion de l’Eglise pas­se­ra par la sanc­ti­fi­ca­tion per­son­nelle de ses membres et sur­tout du cler­gé, la récon­ci­lia­tion autour du Magistère authen­tique, et d’une litur­gie vrai­ment orien­tée vers Dieu. Mais com­ment les fidèles comme les pas­teurs pourront-​ils y accé­der s’ils res­tent cou­pés de la source de la grâce et de la doc­trine par les réformes conciliaires.

Abbé Louis-​Marie Carlhian

Cardinal Robert Sarah et Nicolas Diat, Le Soir approche et déjà le jour baisse, Fayard, 2019. 444 pages, 22,90 €.