Il est important de revenir sur la présence d’athées le 27 octobre 2011 à Assise, lors du rassemblement interreligieux voulu par Benoît XVI. Comment peut-on expliquer que le pape ait invité ces personnes à un rassemblement qui réunissait des représentants religieux ?
Exactement 25 ans après la rencontre historique qui s’était tenue à Assise le 27 octobre 1986, et pour solenniser cet anniversaire, le pape Benoît XVI a convoqué une « journée de réflexion, dialogue et prière pour la paix et la justice dans le monde », qui avait pour thème « Pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix ». Il invitait à s’unir à ce chemin les représentants de toutes les « traditions religieuses du monde », et aussi « de manière idéale, tous les hommes de bonne volonté » [1], entendant par là ceux qui n’ont aucune religion.
Une grande nouveauté de ce troisième rassemblement d’Assise, par rapport aux deux précédents qui avaient été organisés à l’initiative de Jean-Paul II, était donc l’invitation adressée à quelques représentants de l’athéisme et de l’agnosticisme.
Le journal du Vatican, l’Osservatore romano [2], écrit :
« Le Pape a voulu inviter, outre les représentants des hommes de foi, également quatre hommes de culture non croyants. Une nouveauté absolue dans le contexte des célébrations de la journée originelle analogue organisée il y a vingt-cinq ans, mais qui n’est pas nouvelle dans la pensée du Pape Joseph Ratzinger. Cela a été souligné par Melchor José Sanchez, secrétaire du Conseil pontifical de la culture : à l’origine de ce choix il y a la conviction que l’homme, qu’il soit croyant ou non croyant, est toujours à la recherche de Dieu ou de l’Absolu : il est donc toujours pèlerin en chemin, à la recherche de la plénitude de la vérité. »
Aux côtés des « hommes de foi » (sic) protestants, musulmans ou bouddhistes se sont donc trouvées quatre personnalités « non croyantes ». Il importe de chercher à comprendre la présence de ces dernières : pourquoi le pape les a‑t-il invitées à cette réunion ? Certes l’Eglise, telle qu’elle est comprise depuis le concile Vatican II, « dialogue » fraternellement avec toutes les religions, et de manière générale avec le monde entier, y compris avec les athées. Mais quand on a dit cela, on n’est pas allé au fond de l’explication ; la raison est plus profonde.
Avertissons qu’il s’agit de questions philosophiques, car les grandes erreurs de notre temps sont d’abord des erreurs philosophiques. Ce sujet demande donc de l’attention et de la réflexion, mais il mérite qu’on fasse cet effort. Pour ne pas tomber dans des interprétations incertaines, nous allons chercher la réponse dans les écrits et discours du pape lui-même, car il s’est expliqué clairement sur ce sujet.
Il est de foi qu’on peut prouver l’existence de Dieu
Pour bien comprendre la suite, il n’est pas inutile de rappeler certains enseignements de la révélation et de l’Eglise. C’est une vérité de foi qu’on peut prouver l’existence de Dieu à partir de ses œuvres. Dieu nous l’a affirmé clairement dans la sainte Ecriture, aussi bien dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau.
L’Eglise a défini cette vérité révélée : « Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre créateur et Seigneur, ne peut être connu avec certitude par ses œuvres grâce à la lumière naturelle de la raison humaine : qu’il soit anathème » [3].
Et le serment antimoderniste affirme : « Je professe que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu et donc aussi démontré d’une manière certaine par la lumière naturelle de la raison, « par le moyen des choses qui ont été faites » (Rom 1, 20), c’est-à-dire par les œuvres visibles de la création, comme la cause par son effet. »
Nous pouvons donc connaître et démontrer non seulement l’existence de Dieu, mais aussi certaines de ses perfections. Notre intelligence connaît cela avec certitude, sans avoir besoin des lumières de la révélation et de la foi. Et ceux qui ne connaissent et ne servent pas Dieu sont inexcusables, nous a‑t-il dit par la bouche de saint Paul.
L’agnosticisme est central dans la pensée de Benoît XVI
Après ce rappel, venons-en à l’enseignement de Benoît XVI. Parmi les différents courants philosophiques qui l’ont marqué se trouve en particulier celui d’Emmanuel Kant (1724- 1804). Pour Kant, nous ne pouvons connaître que ce qui est du domaine de notre expérience : tout ce qui est au-delà est inconnaissable, en particulier nous ne pouvons connaître ce que les choses sont en elles-mêmes, c’est-à-dire leur nature. C’est ce qu’on appelle l’agnosticisme.
Une conséquence de ce système est que toutes les questions qui concernent Dieu sont hors de portée de l’intelligence humaine : notre raison ne peut prouver l’existence de Dieu, ni rien connaître de ses perfections. Dieu nous est inconnaissable.
La question de l’athéisme et de l’agnosticisme est un thème central depuis toujours dans la pensée de Benoît XVI. Il a exposé celle-ci en particulier dans son ouvrage Introduction au christianisme, publié en 19684. C’est un ouvrage que l’abbé Joseph Ratzinger écrivit lorsqu’il était professeur de théologie à Tübingen. Il avait alors 41 ans, l’âge où la pensée d’un homme est formée pour l’essentiel. Le cardinal Ratzinger a réédité ce livre en 2000, et l’a alors enrichi d’une préface, pour montrer que sa pensée était toujours la même [4].
Dans ce livre l’abbé Ratzinger compare la situation du fidèle et celle de l’incroyant. Lisons-le, pour bien comprendre sa pensée [5]. Il commence par assimiler l’obscurité ou les tentations contre la foi, comme peuvent en connaître les plus grands saints – et certainement davantage que le commun des chrétiens – au doute contre la foi ; alors qu’il y a un abîme entre les deux, car la tentation contre laquelle on lutte renforce la foi, tandis que le doute consenti la détruit complètement.
A partir de là il établit un parallèle entre le fidèle et l’incroyant, comme si la situation des deux était identique. Le croyant, dit-il, est « continuellement menacé de chute dans le vide », menacé dans sa foi par le doute. Mais « ce qui arrive au croyant, aux prises avec les flots du doute, arrive également à l’incroyant, qui éprouve le doute de son incroyance ; il ne peut affirmer que cet univers visible, qu’il décrète être le Tout, constitue vraiment tout le réel. (…) Ainsi donc le croyant sera toujours menacé par l’incroyance et l’incroyant sera toujours menacé par la foi. »
Dans la doctrine catholique, la foi est fondée sur le témoignage de Dieu, sur la parole de Dieu lui-même qui s’est révélé à nous, et il ne peut y avoir rien de plus certain que sa parole. La foi est absolument certaine, elle exclut tout doute. La mettre en doute, c’est la perdre, la détruire totalement
Pour l’abbé Ratzinger au contraire, le croyant n’est pas sûr de sa foi, et l’incroyant n’est pas sûr de son incroyance. Le croyant se dit « peut-être cela est-il faux ! », comme l’incroyant se dit « peut-être cela est-il vrai ! ». « Autrement dit, le croyant comme l’incroyant, chacun à sa manière, connaîtra le doute et la foi, s’ils ne cherchent pas à se faire illusion à eux-mêmes. (…) C’est une loi fondamentale de la destinée humaine, qu’elle réalise son existence dans cette dialectique permanente entre le doute et la foi, entre la tentation et la certitude. » Et « le « peut-être pas » de l’incroyant devrait nous troubler, comme nous souhaitons que le « peut-être » chrétien le trouble, lui » [6].
Pour lui, il n’y a pas de certitude et de science en dehors des certitudes mathématiques. Or « personne n’est capable de fournir une preuve mathématique de Dieu et de son royaume », ce qui est bien vrai. A cela il faut répondre que nous avons de l’existence de Dieu des preuves philosophiques, qui sont bien supérieures aux preuves mathématiques ! [7] Plus loin dans le livre, l’abbé Ratzinger fait encore cette réflexion étonnante : « Si l’on poussait l’analyse, on retrouverait le problème des trois formes de déclinaisons du thème de Dieu dans l’histoire : monothéisme, polythéisme, athéisme. On verrait alors, je crois, l’unité sous-jacente de ces trois voies d’approche ; unité qui, certes, n’est pas synonyme d’identité. (…) Certes, l’antinomie entre ces trois formules et leur contenu saute aux yeux ; mais il existe aussi un rapport entre elles, que les simples termes ne laissent pas entrevoir. En effet, chez les trois – on pourrait le démontrer – domine la conviction de l’unité et de l’unicité de l’absolu. » [8]
Ces différentes citations nous éclairent suffisamment sur la position du théologien Ratzinger. Pour lui, « en face du problème de Dieu », la situation de l’homme, de tout homme, est le doute, l’incertitude. Croire et ne pas croire sont deux faces du doute.
Une déclaration de Joseph Ratzinger devenu pape, nous montrera la parfaite cohérence et continuité de sa pensée, qui est demeurée inchangée tout au long de sa vie. C’était le 6 avril 2006 lors d’une rencontre avec des jeunes du diocèse de Rome : « A la fin, pour arriver à la question définitive, je dirais : ou Dieu existe, ou il n’existe pas. Il n’existe que deux options. (…) On ne peut pas en ultime analyse « prouver » l’un ou l’autre projet, mais la grande option du Christianisme est l’option pour la rationalité et pour la priorité de la raison. Cela me semble une excellente option, qui nous montre que derrière tout se trouve une grande intelligence, à laquelle nous pouvons nous fier. » [9] Donc pour Benoît XVI, l’existence de Dieu est un choix non démontrable, ce n’est qu’une option persuasive.
Cet agnosticisme du pape [10] ne doit pas nous surprendre si l’on a compris ce qu’est le modernisme, dont il est un des éléments fondamentaux.
Saint Pie X l’expliquait dans son encyclique Pascendi, qui condamne le modernisme. C’est même la première phrase de l’exposé de la doctrine moderniste dans l’encyclique : « Les modernistes posent comme base de leur philosophie religieuse la doctrine appelée communément agnosticisme. La raison humaine, enfermée rigoureusement dans le cercle des phénomènes, c’est-à-dire des choses qui apparaissent, n’a ni la faculté ni le droit d’en franchir les limites ; elle n’est donc pas capable de s’élever jusqu’à Dieu, non pas même pour en connaître l’existence par le moyen des créatures.» L’origine et le fondement du modernisme est donc l’agnosticisme.
Le saint pape explique ensuite comment le moderniste concilie en soi l’agnostique et le croyant : puisque l’existence de Dieu n’est pas accessible à la raison, pas plus que les motifs de crédibilité, l’homme va trouver ce qu’il appelle sa « foi » en lui-même, dans sa propre conscience. [11] A lire saint Pie X et Benoît XVI, il est clair que Benoît XVI est, au sens strict du mot, un moderniste.
Ce que, selon le pape, les agnostiques ont à apporter aux croyants
Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi le pape a invité des athées à Assise. Déjà en 2009 il avait lancé l’idée de fonder un « Parvis des Gentils » (en référence au parvis du temple de Jérusalem qui était accessible aux païens). Cette structure voulue par lui, et qu’il a rattachée au Conseil pontifical de la culture, a pour but de dialoguer avec les non croyants. Puisque les agnostiques et athées sont soi-disant « pèlerins de la vérité », eux aussi ont leur place dans le Temple de la nouvelle religion universelle.
L’agnosticisme est sous-jacent à la réunion d’Assise, c’est lui qui explique la présence des représentants de l’humanisme athée. L’un de ces représentants, Madame Julia Kristeva, dans son discours à la basilique Sainte-Marie des Anges, a « célébré l’humanisme »[12]. Elle a appelé à « oser l’humanisme : en bâtissant des complicités entre l’humanisme chrétien et celui qui, issu de la Renaissance et des Lumières, ambitionne d’élucider les voies risquées de la liberté ». L’humanisme dont elle parle est fondé sur le refus de l’ordre surnaturel, et exalte la grandeur de l’homme sans la grâce. C’est un autre nom de la religion de l’homme.[13]
Le cardinal Ratzinger avait expliqué ce qu’il attend des agnostiques : « Je parlerais volontiers d’une forme nécessaire de corrélation entre raison et foi, raison et religion, appelées à une purification et à une régénération mutuelles. »[14] Ainsi la raison (qui est prise ici dans son sens humaniste et rationaliste) va « purifier » et « régénérer » la foi. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire la faire douter, et l’empêcher de devenir intolérante : « Celui qui cherche à parler foi, à des gens conditionnés par la vie et la mentalité modernes (…) s’il va au fond des choses, cette entreprise étrange devant les hommes de notre temps lui fera connaître non seulement la difficulté de se faire comprendre, mais lui révélera en même temps l’insécurité de sa propre foi, la puissance de l’incroyance qui se met au travers de sa propre volonté de croire » [15].
Pour le pape, c’est par l’échange et la confrontation que l’on progresse, que l’on fait avancer la pensée commune. « Le doute, qui empêche l’un et l’autre (le croyant et l’incroyant) de se claquemurer dans leur tour d’ivoire, pourrait devenir un lieu de communion. Loin de se replier sur eux-mêmes, ils y trouveront une occasion d’ouverture réciproque. » [16] Le « croyant » et l’incroyant vont se retrouver sur le terrain du doute, qu’ils ont en commun comme on l’a vu, où le croyant va bénéficier de ce que l’incroyant lui apporte.
Ainsi chacun des deux, la foi et le doute, enrichit l’autre en lui apportant quelque chose qui lui manque : le doute apporte à la foi une part d’inquiétude, d’instabilité, de remise en cause. C’est en fait tout simplement la négation de l’acte de foi, dans lequel notre intelligence adhère avec une pleine certitude et sécurité à Dieu qui se révèle à elle.
Enfin le pape s’est exprimé dans le discours qu’il a tenu lors de la journée d’Assise. Il y fait l’éloge de l’agnosticisme, disant que les agnostiques « mettent en cause les adeptes des religions, pour qu’ils ne considèrent pas Dieu comme une propriété qui leur appartient, si bien qu’ils se sentent autorisés à la violence envers les autres ». La foi a ainsi besoin d’être purifiée et mise en difficulté par l’agnosticisme. Et ainsi « adeptes des religions » et agnostiques vont pouvoir « se retrouver ensemble » et « s’engager résolument pour la dignité de l’homme et servir ensemble la cause de la paix ».
Ces quelques textes du pape mis en parallèle – et encore nous avons abrégé autant qu’il était possible – s’éclairent les uns les autres et nous montrent Benoît XVI, non tel que certains l’imaginent ou voudraient qu’il soit, mais tel qu’il est en réalité : d’une part il met en doute la certitude qu’apporte la démonstration par la raison de l’existence de Dieu ; d’autre part il met en doute la certitude de la foi elle-même.
Abbé Hervé Gresland
Extrait du Rocher d’octobre-novembre 2012, Revue du District de Suisse de la FSSPX
- Angélus du 1er janvier 2011.[↩]
- Osservatore romano (OR) de langue française (ORLF) du 27.10.2011, p. 2.[↩]
- Concile Vatican I, constitution dogmatique Dei Filius.[↩]
- Nouvelle parution en français sous le titre La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Cerf, 2005. La pagination est exactement la même entre les éditions de 1969 et 2005.[↩]
- Sauf indication contraire, les citations qui suivent sont tirées du premier chapitre du livre, pages 11 à 13.[↩]
- Op. cit., page 20.[↩]
- Autre est d’affirmer que l’existence de Dieu est indémontrable par la raison, autre que cette démonstration manque de certitude. J. Ratzinger met en doute cette certitude et donc abîme indirectement la possibilité pour la raison humaine d’une telle démonstration, mais ne la nie pas explicitement, car il connaît certainement les affirmations de Vatican I sur la démonstration par la raison de l’existence de Dieu. Mais comme il est historiciste, il cherche une autre voie pour s’adresser à l’homme contemporain qui a priori refuse cette possibilité (c’est le propos de son livre).[↩]
- Op. cit., page 58.[↩]
- Dialogue du pape avec les jeunes, réponse à la question (5ème) de Giovanni, étudiant au Lycée scientifique technique « Giovanni Giorgi » à Rome.[↩]
- Peut-on accuser le pape d’être agnostique alors qu’il lui est arrivé de dénoncer l’influence de l’agnosticisme ? La réponse est qu’il n’est pas à une contradiction près, ces contradictions nourrissant sa pensée pour de nouvelles synthèses et développements de l’esprit humain à venir…[↩]
- C’est ce qu’on appelle l’immanentisme, qui est l’autre facette du modernisme. Il faudrait bien plus de pages pour traiter du sujet ici ![↩]
- Giovanni Maria Vian, directeur de l’OR, ORLF du 3.11.2011.[↩]
- L’intégralité du discours de Julia Kristeva est lisible sur son site : www. kristeva.fr/assise2011.html[↩]
- Lors d’un dialogue avec Jürgen Habermas à Munich en 2004 ; cité par Mgr Tissier de Mallerais : L’étrange théologie de Benoît XVI, Editions du Sel, 2010, p. 127.[↩]
- Foi chrétienne hier et aujourd’hui, p. 8–9.[↩]
- Loc. cit., page 13.[↩]