Quelle est la significations des chartes des droits de l’homme signées par les instances islamiques ?
1. Les instances islamiques mondiales, dont l’article précédent a donné le descriptif, ont à plusieurs reprises mis au point des déclarations islamiques des droits de l’homme, des projets de constitutions islamiques, des chartes modernes. Ces documents présentent tous le même objectif commun, qui est de concilier la sharia et l’idéologie libérale, tout en imposant certaines limites à cette idéologie, afin de préserver la spécificité de la communauté musulmane.
2. D’autre part, ces mêmes instances se sont proposé d’implanter l’Islam dans une société occidentale dominée par les droits de l’homme. Pour ce faire, il s’est avéré nécessaire d’utiliser le principe libéral sous-jacent à ces droits de l’homme, au profit des individus musulmans vivant en Occident, ainsi qu’à l’avantage des communautés musulmanes qui se forment en nos pays, afin de les stabiliser et leur permettre de rayonner.
3. Ces objectifs ont toute leur importance, car ce sont eux qui doivent nous indiquer la signification que l’Islam, pris comme tel, entend donner au document d’Abou Dhabi.
1 – La fraternité universelle selon l’Islam : vision traditionnelle
4. Le Coran entend désigner par le mot « frère » le membre d’une même tribu, d’une même famille, notamment dans les récits des prophètes. Cette fraternité est décrite comme superficielle, et peut être source de conflit. En effet, si le Coran enseigne le monogénisme, il n’en déduit jamais que tous les hommes sont frères : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous. En vérité, le plus méritant d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux »[1]. Loin de designer une valeur universelle et commune à tous les hommes, le terme de fraternité doit s’entendre de ce qui est réservé aux croyants : « Les croyants sont des frères »[2]. […]« Les vrais croyants sont ceux qui ont foi en Dieu et en Son Prophète, sans plus jamais connaître de doute, et qui mettent leurs biens et leurs personnes au service de Dieu »[3]. L’imam Mouhammad-al-Boukhârî[4] rapporte que « le musulman est le frère du musulman, il ne fait pas preuve d’injustice envers lui et ne l’abandonne pas ». L’imam Muslim ibnal-Hajjaj[5] rapporte avec son maître Al- Boukhârî que « les croyants sont à l’image d’un même corps ; si l’un de ses membres souffre, c’est tout le corps qui souffre ». Cette fraternité entre musulmans est un don de Dieu : « Rappelez-vous le bienfait que Dieu vous a accordé en unissant vos cœurs, pour que vous deveniez des frères, alors qu’auparavant vous étiez des ennemis »[6]. On ne trouve pas une doctrine différente chez les grands théologiens musulmans classiques.
2 – Une évolution doctrinale
5. Aussi, l’effort de réflexion opéré actuellement au sein des différentes instances islamiques mondiales consiste-t- il à intégrer au corpus doctrinal musulman ces conceptions nouvelles de la modernité, étrangères à l’Islam.
6. Il convient de laisser de côté les penseurs musulmans modernistes[7], nullement représentatifs de cette réflexion. Ceux-ci adoptent en effet un mode de raisonnement historiciste et réinterprètent le Coran et la Sunna conformément aux procédés de la contextualisation, de l’évolution sémantique, de l’herméneutique de la pensée et peuvent faire dire aux textes ce qu’ils veulent. Ils sont considérés comme des hétérodoxes et leur influence est très limitée. On doit également exclure les soufis, qui sont le plus souvent inspirés par l’ésotérisme gnostique et sortent eux aussi de l’orthodoxie. Voici par exemple ce qu’écrit l’un d’entre eux : « En vérité, les hommes ne forment qu’une communauté, même si leurs langues ou leurs croyances les séparent. Ils sont en effet reliés par trois niveaux de fraternité : la fraternité adamique, la fraternité de croyance et la fraternité d’âme qui est la plus noble et la plus belle »[8]. Pareille conception n’a rien à voir avec l’islamisation dont nous voulons parler ici.
7. Autrement plus représentatifs sont les efforts de réflexion, entrepris par les instances officielles pour interpréter les textes fondateurs de l’Islam en tenant compte de la modernité, et qui sont désignés en langage musulman sous le terme générique de « ijtihad ». Ces efforts aboutissent à relire le Coran et la Sunna, mais selon les règles de la jurisprudence islamique, ou « fiqh ». Cette réflexion prend son point de départ dans la recommandation qui est au fondement même de lecture : le critère principal est de chercher le dessein du législateur, de déterminer le but visé par la loi[9] . Bien sûr, précise l’un des principaux spécialistes de cette jurisprudence, « on ne détermine pas l’objectif du Législateur sur la base de conjectures ni d’estimations non vérifiées »[10]. Cet objectif « est la préservation de trois intérêts : les nécessités, les besoins et les éléments complémentaires[11] ; or les cinq nécessités à protéger sont la religion, la vie, la descendance, les biens et la raison »[12]. Il importe dès lors de comprendre « ce qui est considéré comme l’objectif premier, dont découlent tous les autres ; celui-ci consiste en ce que la loi a été instituée pour les intérêts (masalih) des êtres humains ici- bas et dans l’au-delà »[13].
8. Un deuxième principe intervient alors, le principe d’istislâh, c’est-à-dire l’intérêt de la communauté. Il légitime la prise en compte et même l’appropriation de tout ce qui ne s’oppose pas directement à la sharia ; tout ce qui est utile au développement de la société musulmane devient ainsi acceptable, si cela s’avère profitable au bien réel de la communauté islamique. Cet utilitarisme légal ne doit donc pas donner le change, car les docteurs de la Loi (oulémas) sont capables de signer des chartes, des déclarations et des réponses d’ordre juridique (ou fatwas) dans la mesure où cela est utile pour la progression de l’Islam. Nous tenons là l’élément essentiel grâce auquel l’adhésion de l’Islam à la déclaration d’Abou Dhabi doit prendre tout sens véritable sens.
3 – Application de l’ijtihad à la notion de fraternité
9. Le concept de la fraternité universelle est un concept spécifique du libéralisme moderne et il a été mis au point pour pouvoir être traduit juridiquement, conformément à la Déclaration des droits de l’homme, à travers les notions connexes de nation, de citoyenneté, et de droit des minorités. Pour intégrer la fraternité universelle dans la pensée coranique, les instances islamiques vont donc redéfinir le concept de base des droits de l’homme, pour le rendre acceptable juridiquement selon les principes coraniques.
10. Voyons donc quelques exemples, manifestant ces tentatives, accompagnées de la fameuse stratégie d’entrisme en Occident.
Le Colloque de Koweït de 1980
11. En 1980, la Commission internationale des juristes, l’Université du Koweït et l’Union des avocats arabes organisèrent un colloque, qui résume en les assumant les différentes affirmations rencontrées jusqu’ici dans la plupart des documents internationaux islamiques.
12. « L’Islam considère la société humaine comme une seule et même famille »[14]. […] « Bien que le Coran et la Sunna comportent des principes fondamentaux qui régissent et réglementent les droits de l’homme, ces deux sources permettent aussi à la société islamique – conformément aux assises de la sharia – d’imaginer la réalisation des dits principes, suivant les circonstances en cours dans une société déterminée »[15]. […]« L’Islam affirme et garantit les droits et obligations des non-musulmans, minoritaires ou étrangers, sur la base de la justice, de la tolérance et du respect total. Ils ont le droit de pratiquer leur foi et leurs rites et d’exercer les métiers et activités qu’ils désirent ; ceci est vrai seulement dans les limites fixées par la loi musulmane et, par exemple, il est impossible pour les chrétiens de faire de la politique dans beaucoup de pays musulmans, comme le Maroc »[16]. […] « L’Islam a le mérite d’avoir été le premier à reconnaître la liberté d’opinion et d’expression »[17]. […] « L’Islam a en outre le mérite d’avoir été le premier à avoir reconnu les droits de l’homme depuis quatorze siècles, avec un contexte et des garanties [la dhimmitude !] que n’ont atteint les déclarations mondiales et les lois positives que bien récemment. Les droits et libertés dans le régime islamique ne sont pas des droits naturels mais bien des dons divins basés sur les dispositions de la sharia et de la foi islamique. Ce qui leur donne des caractéristiques de généralité et d’universalité »[18]. Ce dernier passage a son importance, car nous y voyons clairement le principe fondamental de la pensée musulmane : il n’existe pas de droit naturel universel (car la philosophie divise), mais il existe seulement une Révélation coranique universelle, indiscutable et nécessaire et pour autant source d’unité du genre humain.
13. Le colloque affirme avec cela que l’Islam a le grand mérite d’avoir été le premier à protéger sérieusement les minorités religieuses dans l’Etat islamique, en veillant au respect de leurs droits et de leurs libertés personnelles. Il en résulte que l’Islam doit être considéré par les régimes politiques contemporains comme un exemple en ce domaine. Les § 25–28 traitent du droit des minorités et affirment en toutes lettres : « Le colloque recommande aux Etats islamiques de ratifier le Pacte en question, pour permettre aux minorités musulmanes dans les Etats signataires non-musulmans de jouir du droit de pratiquer leurs propres traditions culturelles islamiques et d’exercer les rites de l’Islam »[19] . Puis il affirme : « Les Etats islamiques doivent apporter aux minorités musulmanes dans les Etats non-musulmans les secours matériels et moraux qui leur permettent de resserrer leurs attaches avec l’Islam face au matérialisme moderne, de soutenir le droit d’élever leurs enfants selon les préceptes et l’éducation islamiques et nationaux »[20] . Nous avons ici la preuve, ou du moins un indice très important, de l’idée que nous voulons mettre en évidence : les déclarations en faveur des droits de l’homme, les concepts de fraternité et d’égalité, sont toujours utilisés par les instances musulmanes comme le moyen de réaliser « la fixation de l’Islam hors du Monde islamique, devenue une des charges importantes des communautés musulmanes, des Etats islamiques et des organisations islamiques concernées ».
La Déclaration islamique universelle de 1980.
Cette Déclaration a été composée par le Conseil islamique d’Europe, lors de la Conférence internationale sur le Prophète Mahomet et son message, organisée à Londres du 12 au 15 avril 1980. Elle s’ouvre par un long Prologue, qui manifeste très clairement le but recherché par les auteurs : l’instauration d’un ordre pacifique universel, basé sur la recherche de la justice, commune à tous les hommes ; cette justice ne peut qu’être le fruit de « l’équité » dont l’unique source est dans la révélation islamique. Cela est tout à fait sérieux, si l’on ne perd pas de vue que l’Islam n’est pas vu comme une religion surnaturelle, ou spécifique ; il est la « religion naturelle de l’homme »[21] c’est-à-dire inscrite au fond de sa nature humaine. La grande revendication de la modernité en faveur des droits de l’homme est alors interprétée comme quelque chose d’islamique. La seule difficulté tient à ce que les occidentaux, parce qu’ils ignorent cette origine islamique, « exagèrent »[22] dans leurs revendications, n’ayant pas le sens du « juste milieu », caractéristique de l’Islam, qui seul possède cette « voie médiane »[23] de l’humanité. Ainsi non seulement « la mise en pratique de la loi islamique constitue un devoir pour les membres de la communauté musulmane », mais « il en est de même de la nécessité pour eux d’instaurer un ordre islamique universel ayant la justice pour fondement. Car Allah Tout-Puissant a envoyé ses messages et révélé ses Livres dans le but de faire régner l’équité parmi les hommes »[24].
La Déclaration des droits de l’homme en Islam, rédigée au Sommet de l’OCI (1981).
15. Cette Déclaration est le second document fondamental publié par le Conseil islamique « pour marquer le commencement du quinzième siècle de l’ère islamique ». Elle a été promulguée le 19 septembre 1981 à Paris, lors d’une réunion organisée à l’Unesco. L’objectif en est clairement affirmé. Le principe fondamental est que l’Islam est naturel à l’homme. Il est une simple mise en acte de la dignité humaine, qui est d’être vicaire de Dieu sur terre, en accomplissant Sa Volonté. La dignité de l’homme se perfectionne par ses actes en se soumettant aux « préceptes divins transmis par les prophètes, dont la mission a atteint son apogée dans le message divin final délivré par le prophète Mahomet à toute l’humanité. […] Les enseignements de l’Islam sont la forme définitive et parfaite, et nous estimons notre devoir de rappeler à l’homme la haute condition et la dignité que Dieu lui a conférée ». L’Islam a reçu la mission de guider les pays non-musulmans, en leur montrant comment tenir le juste milieu lorsqu’ils revendiquent les droits de l’homme : « Réaffirmant le rôle culturel et historique de la Nation islamique, que Dieu a fait une nation médiane […], laquelle Nation a légué à l’humanité une civilisation mondiale équilibrée […], qualifiée aujourd’hui pour guider l’humanité perplexe entre les courants et les idéologies compétitifs, et pour proposer les solutions islamiques aptes à résoudre les problèmes, […] en vue d’accomplir les efforts déployés par l’humanité pour faire valoir les droits de l’homme dans les temps modernes, notamment la proclamation et les conventions adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies […], conscients que l’humanité, ayant atteint un grand progrès dans la science matérielle, a besoin d’un appui religieux à sa civilisation et d’un auto-frein qui protège ses droits ; croyant que les droits et libertés dans l’Islam font partie de la religion des musulmans, et que personne ne peut les violer parce qu’ils sont des dispositions divines à suivre, […], les Etats membres de l’Organisation de la Conférence islamique déclarent ce qui suit :
« Article 1 : L’humanité dans tous les pays constitue une seule famille, unie par son adoration au Tout-Puissant et sa reconnaissance d’Adam comme père de tous les êtres humains ; tous les gens sont donc égaux dans la dignité humaine, dans l’accomplissement des devoirs et des responsabilités ». On remarquera ici deux différences avec la Déclaration Dignitatis humanae du concile Vatican II, sur la liberté religieuse : on ne parle pas de l’exercice de cette dignité, mais d’une égalité dans la dignité ontologique ; en outre cette dignité est circonscrite « dans l’accomplissement des devoirs », et non pas « en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer », comme le dit Dignitatis humanae en son chapitre I, § 2.
Art 9 : Tout individu a droit à la liberté d’opinion et à celle d’expression, dans la limite des principes et valeurs en vigueur ». On remarquera que cette limitation est précisée dans le Prologue : la proclamation des droits de l’homme est faite « en vue de réaliser les enseignements spécifiques de la sharia islamique éternelle qui appelle à sauvegarder la foi etc…». Une de ces limites est affirmée clairement à l’article 12 : « Le musulman qui a été guidé à l’Islam ne doit pas se convertir à une autre religion ».
16. L’article 27 clôt cette Déclaration des droits islamiques de l’homme en indiquant quel en est le principe définitif d’interprétation : « Les droits et libertés prévus dans ce document sont soumis aux dispositions de la sharia islamique ainsi qu’aux objectifs de celle-ci ». Et l’article 28 ajoute : « La sharia islamique, dans ses sources essentielles et accréditées, est la seule référence pour expliquer ou éclaircir tout article de ce document ».
La Déclaration du Caire des droits de l’homme en Islam de 1990
17. Adoptée au Caire le 5 août 1990 par l’Organisation de la coopération islamique (OCI), lors de la dix-neuvième Conférence islamique des ministres des affaires étrangères, cette Déclaration est une nouvelle version de la Déclaration universelle des droits de l’homme en Islam. Cinquante-sept Etats l’ont ratifiée. Quelques changements y manifestent une double influence contradictoire. A l’article 1, on passe de : sans aucune discrimination « en raison de la croyance » à « en raison de la religion » ; l’expression désignant « l’individu le plus méritoire auprès de Dieu est le plus pieux » [ce qui était volontairement équivoque] devient « la vraie foi garantit l’accroissement de cette dignité sur le chemin de la perfection humaine ». A l’article 2, l’interdiction de l’IVG a disparu. A l’article 9, à propos du droit à l’enseignement, l’expression où il est dit : « de sorte que l’homme puisse connaître la religion de Dieu » devient « la religion islamique ». A l’article 10, l’interdiction pour un musulman de se convertir à une autre religion est motivée par l’ajout suivant : « parce que l’Islam est la religion naturelle de l’homme ». A l’article 22, les limites de la liberté d’expression sont exprimées de manière plus claire : « Tout individu a le droit d’exprimer clairement son opinion d’une manière non contraire aux principes de la loi islamique ». L’apostolat missionnaire des autres religions que l’Islam est interdit. L’article 24 circonscrit en ces termes l’ensemble des droits de l’homme : « Tous les droits et libertés énoncés dans ce document sont subordonnés aux dispositions de la loi islamique ».
La déclaration de Marrakech du 27 janvier 2016.
18. Ce document est une réponse organisée par le roi du Maroc face aux exactions commises par l’Etat islamique de l’Irak sur les minorités religieuses. Son but est de définir la place de ces minorités religieuses dans les pays musulmans. Pour ce faire, le texte tente de donner une légitimité et un ancrage théologique à la notion de citoyenneté, au moyen d’une analogie avec la Charte de Médine, jadis conclue entre Mahomet et les juifs de cette ville. Cette charte devient ainsi le point de référence pour définir le rôle de l’Islam dans une société pluraliste. De façon anachronique, elle est présentée comme une réponse de Mahomet pour élaborer « la constitution (dustùr) d’une société multiethnique et pluriconfessionnelle »[25], alors qu’elle était un simple traité d’alliance entre clans et tribus vivant sur des territoires voisins.
19. La déclaration confond une coexistence pacifique entre différents groupes en vue de leur préservation réciproque, avec le pluralisme actuel qui se base sur la revendication, au sein d’une société moderne, du droit de ses membres aux libertés individuelles révolutionnaires, notamment l’interchangeabilité de l’identité (races, nations, genres, religions). Loin de préserver l’existence des groupes et l’identité des individus, ce document pose le principe de leur dissolution. Car l’identité ne se base plus que sur le choix personnel et libre.
20. Cette Charte de Médine rejoint ainsi le propos de Saïd Ramadan[26], fondateur du premier centre islamique en Europe. Sa thèse, écrite en 1961, est intitulée la sahrî’a : le droit islamique, son envergure et son équité. Cette thèse croit pouvoir s’autoriser d’une analogie, en réalité fort lointaine, qui rattacherait les concepts de l’époque de Mahomet et ceux de la nôtre, pour affirmer que « l’Islam a devancé tous les traités internationaux en apportant une législation pour la protection, l’autonomie sociale, la liberté et l’intégrité totales de tous les ressortissants de l’Etat islamique, qu’ils soient musulmans ou non-musulmans. En vertu de ses principes fondamentaux, l’Islam a rejeté les notions mêmes de majorité et de minorité comme étant contraires au principe de l’égalité de tous les hommes »[27].
21. La Déclaration de Marrakech conclut que les finalités de la Charte de Médine représentent un point de référence conforme à celui que dessinent les finalités mêmes de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration des droits de l’homme. L’une et l’autre charte donneraient ainsi un même cadre légal, aux constitutions des pays à majorité musulmane, cadre légal nouveau pour ces pays, lequel ne saurait être ni la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 – non acceptée par un grand nombre d’Etats musulmans – ni la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme, qui ne parvenait pas à concilier les deux aspects de l’Islam et de la modernité. Pour autant la liberté de devenir chrétien n’est toujours pas reconnue au musulman, pas même par cette déclaration de Marrakech.
22. Reste à vérifier comment le concept de « citoyenneté » a pu être intégré à l’Islam, moyennant cette Déclaration de Marrakech.
4 – Citoyenneté et minorités en Islam
23. Le terme musulman de citoyenneté (muwaaTana), vient de « waTan », la nation où l’on vit. Ce mot est moderne et définit une situation et un concept inexistants dans le monde arabe des siècles passés. La citoyenneté décrite dans cette Déclaration de Marrakech intervient pour donner à l’Islam le moyen de dépasser le concept de minorité (qui concerne les groupes) en s’appuyant sur celui de citoyenneté (qui concerne les droits individuels). C’est pourquoi, le Pape François a pu préciser que « la Déclaration de Marrakech appelait à dépasser le concept de minorité religieuse afin de promouvoir l’importance de la citoyenneté et de reconnaître la valeur de l’humain, qui doit être au cœur de tout système juridique »[28].
24. Il est remarquable que, dans la Déclaration d’Abou Dhabi, la même idée est encore affirmée. Le document signé par le Pape et le Grand Imam de l’Université Al-Azhar entend faire disparaître l’idée même d’une minorité, et revendiquer la liberté individuelle de la part de n’importe quel individu dans n’importe quelle société, au-delà de toute appartenance à un groupe autre que la Nation au sens moderne de ce mot, c’est-à-dire telle que fondée sur un contrat et non plus sur des liens de sang, de culture ou de religion. « Le concept de citoyenneté se base sur l’égalité des droits et des devoirs à l’ombre de laquelle tous jouissent de la justice. C’est pourquoi il est nécessaire de s’engager à établir dans nos sociétés le concept de la pleine citoyenneté et à renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités, qui porte avec lui les germes du sentiment d’isolement et de l’infériorité ; il prépare le terrain aux hostilités et à la discorde et prive certains citoyens des conquêtes et des droits religieux et civils, en les discriminant ».
25. La pleine citoyenneté, si elle était vraiment appliquée au monde islamique, devrait rendre possible la liberté de se convertir au christianisme. Mais il n’en est rien. En effet, le principe que l’on retrouve dans les déclarations des droits de l’homme en Islam est que « les droits et libertés prévus dans ce document sont soumis aux dispositions de la loi islamique ainsi qu’aux objectifs de celle-ci ». En revanche, si la pleine citoyenneté est appliquée comme il se doit au monde occidental, elle doit rendre possible une plus grande liberté dans la revendication des droits individuels des musulmans qui veulent suivre la sharia.
26. De fait, si l’on examine avec tant soit peu d’attention la déclaration du Pape et les efforts conjoints des Émirats Arabes Unis de l’université d’Al-Azhar et du Maroc, l’on s’aperçoit que la question des minorités est envisagée par eux tous exactement de la même manière, c’est à dire dans le cadre d’une citoyenneté individuelle. Or, il s’agit là d’un concept provenant de la Révolution française de 1789[29] , difficilement assimilable par la pensée orientale, bâtie qu’est celle-ci sur le communautarisme.
5 – La Charte de la Mecque
27. Pour sortir de cette contradiction, la Ligue islamique mondiale saoudienne organisa en 2019 un Sommet de la Mecque, où furent abordés les points d’importance touchant le dialogue entre religions et cultures, lequel a lieu uniquement en Occident. Il y fut principalement question de la modération et de la tolérance en Islam. La charte publiée à l’issue de ce Sommet affirme que « l’extrémisme déforme l’image de la religion » et s’engage pour la « citoyenneté globale », en reconnaissant les libertés, notamment la liberté de religion, dans la mesure où celles-ci sont conformes à la loi islamique. Cependant, le texte ne mentionne nulle part la liberté de conscience. Cette charte de La Mecque condamne non seulement les extrémistes musulmans mais aussi les penseurs occidentaux qui dénoncent la réalité de ce qu’ils appellent un choc des civilisations et veulent neutraliser l’islamisation progressive de l’Occident. La charte voit dans les uns comme dans les autres les « responsables de l’islamophobie »[30].
28. De la sorte, ce texte corrobore la déclaration d’Abou Dhabi, en ce qu’elle justifie elle aussi le pluralisme religieux, et réclame, au nom du vouloir divin, la nécessaire acceptation des différences[31]. Les différences doivent être perçues comme quelque chose de positif. II est bien clair que toutes ces idées s’inscrivent parfaitement dans la méthode d’islamisation de l’Occident, mise au point par la « Stratégie de l’Action Islamique Culturelle à l’extérieur du Monde islamique ». Logique avec elle- même, la Charte de La Mecque lance un « appel aux politiques pour qu’ils légifèrent contre les promoteurs de haine ».
29. Les faits n’ont que trop parlé d’eux-mêmes et prouvé à quel point était non seulement grande mais même criminelle l’illusion entretenue par la Déclaration d’Abou Dhabi. Sans parler de l’inconscience inexplicable du Pape François. Les attentats fomentés par les mouvements jihadistes en France ces dernières années ont en effet été l’occasion de mettre à découvert la stratégie mise en application par les Frères Musulmans au moyen du CCIF (Collectif contre l’islamophobie). Personne ne peut plus ignorer que l’objectif de cette stratégie n’est autre que de neutraliser toute défense française contre l’islamisation.
6 – En conclusion
30. Nous pouvons vérifier ici la portée de la profonde remarque de Michel Villey : « Toute science du droit est suspendue à un système général de philosophie »[32]. Après deux siècles de réflexions infinies sur les droits de l’homme, nous sommes en mesure de comprendre à quel point est vaine toute discussion sur ce sujet, si nous ne remontons pas aux systèmes de pensée qui l’ont mis en place. Deux visions du monde, deux pensées, deux philosophies se sont opposés jusqu’ici. Aujourd’hui un troisième système de pensée s’impose sur la scène internationale : l’Islam sunnite. Système puissant tant qu’il s’appuie exclusivement sur ses bases religieuses et s’y cantonne. Mais système fragile, dès qu’il se montre incapable de s’asseoir sur une base doctrinale rationnellement solide. Ayant officiellement refusé d’asseoir sa pensée religieuse sur une philosophie, l’Islam se prive par le fait même des outils nécessaires à une réflexion théologique conforme à la nature raisonnable de l’homme. Confrontée à l’influence d’une modernité venue de l’Occident et qui finit par s’imposer à elle, la religion du Coran se divise intérieurement en raison de toutes les interprétations contradictoires qu’autorise ce qu’il faut bien désigner comme son fidéisme. Cependant, tout en se fissurant en raison de cette absence de fondement rationnel, l’Islam a su utiliser avec un cynisme admirable le libéralisme issu de la modernité, pour le retourner contre l’Occident.
31. Les multiples déclarations que nous avons passées en revue et qui concernent les droits de l’homme, la fraternité, la citoyenneté, ne sont ouvertes à la modernité qu’en apparence et en réalité elles ne concèdent au musulman aucun droit pour qu’il puisse se convertir au christianisme. Elles ont seulement jeté de la poudre aux yeux, et faussement rassuré les Occidentaux, en multipliant les partenariats et les pseudo alliances avec les Etats islamiques. Ce faisant, elles ont accrédité l’idée pourtant fausse que les principes islamiques peuvent s’adapter en souplesse aux idéaux du libéralisme.
32. Le revers de la médaille n’est pas seulement dans l’illusion dont est victime l’Occident. Il est aussi dans une agressivité et une intransigeance accrues de la religion de Mahomet. En effet, plus l’Islam se montrera fragilisé par cette volonté d’accommodement aux principes libéraux, plus grand sera le nombre des musulmans qui iront chercher un regain de solidité dans une mise en pratique exclusiviste du Coran et de la Sunna, alimentant sans cesse le développement du salafisme, tel qu’il s’observe aujourd’hui.
33. Ne serait-ce pas plutôt le moment favorable pour bon nombre de musulmans de découvrir la vraie foi catholique ? Mais le monde aurait pour cela besoin de prédicateurs exemplaires, par la fermeté de leur foi et l’affection de leur charité vis-à-vis de tous.
Source : Le Courrier de Rome n°642 Illustration : Fsspx.News
- Coran 49.13[↩]
- Coran 49.10[↩]
- Coran 49.15[↩]
- Mouhannnad-al-Boukhârî (810–870) est un érudit musulman d’origine perse. Il compte parmi les grands noms de l’Islam sunnite, en raison de son ouvrage de compilation de hadiths, le Sahîh al-Boukhari. Ce livre est, pour les sunnites, l’ouvrage de référence compilant les actions et les enseignements oraux du prophète de l’Islam. Il est considéré à ce jour très souvent comme le livre le plus authentique de la religion islamique, après le Coran.[↩]
- Muslim ibn al-Hajjaj (821–875) est un érudit musulman arabe, disciple de Mouhammad-al- Boukhâri et auteur du second des deux recueils de hadiths les plus fiables de l’Islam sunnite, après le Sahîh d’Al-Boukhârî. Ce recueil est appelé L’abrégé de l’authentique Muslim ou plus souvent Sahîh Muslim.[↩]
- Coran 3.102–103[↩]
- Tels Muhammad Saïd Ashmâwî (1932–2013), Abd Al-Raziq (1888–1966), Mohamed Charfi (1936–2008), Hicham Jaît (1935–2021), Mohamed Abd Al-Jabri (1935–2010).[↩]
- Sheikh Khaled Bentounès, L’homme intérieur à la lumière du Coran, Albin Michel, 1998, p. 80. Né en 1949 en Algérie, Bentounès est depuis 1975 le guide spirituel de la confrérie soufie Alawiyya ; il a rencontré Jean-Paul II et a participé à la réunion d’Assise en 1986 ; il a donné son impulsion à la journée internationale du « vivre ensemble en paix », et participé à la fondation du CFCM.[↩]
- Cf par exemple ce qu’en dit le docteur Al- Moukhtàr (ou Muhtar) Walad Bâh (ou Wuld Abah) dans son étude sur les fondements du droit malikite : La littérature juridique et l’évolution du malikisme en Mauritanie, 1981. Muhammad Al- Muhtar Wuld Abah est linguiste et spécialiste du droit islamique, titulaire d’un doctorat d’Etat de la Sorbonne (en 1975), homme politique, plusieurs fois député et ministre en Mauritanie.[↩]
- Muhammad Al-Châtibî, Al-Mouwâfaqât, 1.80. Muhammad Al-Châtibî mort à Grenade en 1388 est un célèbre théologien et juriste spécialisé dans les fondements de la jurisprudence. Son ouvrage principal intitulé Al-Mouwâfaqât traite des fondements de la jurisprudence.[↩]
- Ibidem, 2.50[↩]
- Ibidem, 2.10[↩]
- Ibidem, 2.5[↩]
- §3[↩]
- §4[↩]
- §7[↩]
- §10[↩]
- §18[↩]
- §26[↩]
- §27[↩]
- OCI, Déclaration des droits de l’homme en Islam de 1981, préambule.[↩]
- C’est d’ailleurs un grief constant de la part de l’Islam contre les « gens du Livre » : « Ô gens du Livre, n’exagérez pas dans votre religion ! » (Coran 4.171).[↩]
- OCI, Déclaration des droits de l’homme en Islam de 1981, §3.[↩]
- DIU de 1980, Londres, §1.[↩]
- §9[↩]
- Saïd Ramadan (1926–1995) est un panislamiste, gendre et héritier spirituel du fondateur des Frères musulmans, Hassan el-Banna. Il fonda lui- même en 1958 la Société islamiste dAllemagne puis la Ligue musulmane mondiale. Il meurt en exil à Genève. Il a été soupçonné d’être l’auteur d’un plan d’islamisation de l’Europe daté de 1982 et découvert en 2001 par les renseignements suisses.[↩]
- Saïd Ramadan, La sharl’a, le droit islamique, son envergure et son équité, Al Qalam 2008, p 209.[↩]
- « Pope Francis Plaises Marrakesh Déclaration », Emirates News Agency, April 1, 2019, accessible sur : http://wam.ae/en/details/1395302752313.[↩]
- Cf l’ouvrage de Jean de Viguerie, Histoire du citoyen, Via Romana, 2014.[↩]
- Au §15[↩]
- Au §3[↩]
- Michel Villey, « Saint Thomas et l’immobilisme » dans Seize essais de philosophie du droit, Dalloz, 1969, p. 13[↩]