Islam et modernité : une ouverture ?

L’idéologie des droits de l’homme et de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle a péné­tré à l’in­té­rieur du monde isla­mique, non sans pro­vo­quer des dissensions.

L’une des idées domi­nantes de la moder­ni­té est celle des droits de l’homme et de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle qu’ils impliquent. Cette idée a peu à peu péné­tré à l’in­té­rieur du monde isla­mique, depuis les années 1970, à la faveur de débats ou même de docu­ments offi­ciels. Si on en exa­mine le conte­nu, on s’a­per­çoit que la pers­pec­tive domi­nante qui oriente toutes ces réflexions est celle qui est don­née par les ins­tances mon­diales occi­den­tales, prin­ci­pa­le­ment l’ONU et l’UNESCO. Ce sont les thèmes impo­sés par ces ins­ti­tu­tions qui foca­lisent la réflexion : droits de l’homme, liber­tés indi­vi­duelles civiques, citoyenneté.

2. Ce constat para­doxal s’ex­plique du fait que la déco­lo­ni­sa­tion a été l’oc­ca­sion, pour les peuples du monde arabe, de se don­ner de nou­veaux sta­tuts et de se consti­tuer plus ou moins en Etats-​nations. Pour exis­ter inter­na­tio­na­le­ment, il leur fal­lait en effet assi­mi­ler et uti­li­ser ces nou­velles notions libé­rales, jusque-​là incon­nues en terre d’Islam, et qui finirent par leur être impo­sées par les grands orga­nismes mon­dia­listes (ONU, UNESCO) : les droits de l’homme, la citoyen­ne­té, la démo­cra­tie répu­bli­caine. Cette ouver­ture à la moder­ni­té a pro­vo­qué une dis­sen­sion interne au monde musul­man. Elle met désor­mais aux prises :

  1. ceux qui ont adop­té les prin­cipes libé­raux (pour se consti­tuer en nou­veaux Etats laïcs) ;
  2. ceux qui ont seule­ment uti­li­sé ces prin­cipes libé­raux – en jouant sur l’é­qui­vo­ci­té des termes (comme par exemple en consti­tuant une orga­ni­sa­tion poli­tique des Frères Musulmans) ;
  3. ceux qui ont modi­fié les prin­cipes libé­raux pour les faire dépendre de leurs propres sources isla­miques comme Al-​Azhar ou l’OCI.

3. De la sorte, il est aujourd’­hui pos­sible de dis­tin­guer, au sein d’une poli­tique qui serait d’ins­pi­ra­tion isla­mique, trois grandes posi­tions générales.

1. Position des gouvernements actuels dans les pays arabo-musulmans.

4. Ces gou­ver­ne­ments ont dû faire un com­pro­mis entre les exi­gences des orga­nismes mon­dia­listes occi­den­taux et les exi­gences isla­miques. En règle géné­rale, ils ont adop­té des lois occi­den­tales en matière de contrats, de droit com­mer­cial, de droit pénal, de droit admi­nis­tra­tif. Cependant, ils ont main­te­nu la loi isla­mique en matière de droit de la famille et des suc­ces­sions, dis­cri­mi­nant par là même les non-​musulmans et les femmes. Certains d’entre eux ont aus­si adop­té en matière pénale les normes rela­tives aux châ­ti­ments dits isla­miques. Tous ces pays ont une concep­tion de la liber­té reli­gieuse fon­dée sur l’en­sei­gne­ment cora­nique : celle-​ci implique le droit de deve­nir musul­man, et l’in­ter­dic­tion d’a­ban­don­ner l’Islam ou de le cri­ti­quer. L’apostat est puni par­fois de mort et sou­vent d’emprisonnement, mais dans tous les cas il est consi­dé­ré comme mort civi­le­ment, ce qui a pour consé­quence la dis­so­lu­tion de son mariage, l’en­lè­ve­ment de ses enfants, l’ou­ver­ture de sa suc­ces­sion et l’ex­clu­sion de la fonc­tion publique [1].

2. Position des islamistes (ou « islam politique »)

5. Le cou­rant isla­miste veut éta­blir un régime isla­mique, appli­quer inté­gra­le­ment les normes de ce régime, sur le plan juri­dique et sur le plan des mœurs, pré­ci­sé­ment dans la mesure où ces normes repré­sentent autant d’exi­gences de la foi isla­mique. Le même cou­rant veut éga­le­ment reje­ter toute loi d’o­ri­gine occi­den­tale. Le domaine qui est cen­sé être réglé par la loi reli­gieuse, laquelle est déduite du Coran et des récits de Mahomet (les deux sources prin­ci­pales de la loi isla­mique) doit être effec­ti­ve­ment sou­mis à celle-​ci. La volon­té du peuple ne peut inter­ve­nir sur le plan légis­la­tif que dans les domaines non réglés par la loi isla­mique, et pour autant qu’elle n’entre pas en contra­dic­tion avec les prin­cipes de cette loi. Pour les tenants de cette posi­tion, tout musul­man qui ne se sou­met­trait pas à cette loi ces­se­rait d’être musul­man [2].

3. Position des libéraux. 

6. Ce cou­rant libé­ral isla­mique est pous­sé par les orga­nismes libé­raux de l’Occident ; ses tenants estiment que le Coran est seule­ment un livre de spi­ri­tua­li­té et d’éthique et non pas de droit, et que l’Islam n’est qu’une « spi­ri­tua­li­té » et non pas un sys­tème poli­tique. Dans les dif­fé­rents domaines de son exis­tence, l’homme, même croyant, doit se déter­mi­ner en fonc­tion de lois mises au point pour satis­faire les inté­rêts immé­diats de l’être humain, et non pas pour lui pro­cu­rer le salut de son âme. Ce cou­rant cri­tique d’une part le retour au sys­tème juri­dique isla­mique, pré­co­ni­sé par les isla­mistes, car jugé contraire aux droits de l’homme, notam­ment lorsqu’il s’agit de la liber­té reli­gieuse, de l’égalité entre musul­mans et non-​musulmans, de l’égalité entre hommes et femmes, et des châ­ti­ments cor­po­rels ; et il cri­tique aus­si d’autre part les gou­ver­ne­ments musul­mans actuels, aux­quels il reproche un cer­tain attentisme. 


7. Ces trois cou­rants s’affrontent au sein de l’Islam et leur lutte idéo­lo­gique est déci­sive. L’avenir de dizaines de pays musul­mans ain­si que de l’Europe en dépend. La péné­tra­tion idéo­lo­gique du libé­ra­lisme, détrui­sant les fondements-​mêmes de l’Islam et des droits d’Allah, a pro­vo­qué une forte réac­tion défen­sive et celle-​ci a ali­men­té à son tour les mou­ve­ments isla­mistes, et pous­sé les gou­ver­nants à inté­grer cer­tains prin­cipes révolutionnaires. 

8. Voilà qui devrait nous per­mettre de mieux com­prendre où se situe exac­te­ment la décla­ra­tion d’Abou Dhabi dans le contexte où elle inter­vient : elle s’inscrit dans une série de docu­ments éma­nant de l’un ou de l’autre de ces trois groupes. Reste alors à défi­nir quels sont plus fon­da­men­ta­le­ment, au-​delà de ces écrits de cir­cons­tance, les acteurs et les stra­té­gies où se recon­naissent, pour leurs parts res­pec­tives, cha­cun de ces groupes.

Source : Courrier de Rome n°642 de juin 2021.

Notes de bas de page
  1. Sami Aldeeb, article inti­tu­lé « Mouvement de libé­ra­tion isla­mique » (p.3) et dis­po­nible sur le site du Centre de droit arabe et musul­man. Sami Aldeeb, né le 5 sep­tembre 1949 en Cisjordanie, est un juriste natu­ra­li­sé suisse en 1984, spé­cia­liste du droit arabe et musul­man. Il a notam­ment publié en 2008 une édi­tion bilingue du Coran, en arabe et en fran­çais res­ti­tuant le texte en clas­sant les sou­rates par ordre chro­no­lo­gique selon l’Azhar, avec ren­voi aux variantes, aux abro­ga­tions et aux écrits juifs et chré­tiens. Il a pré­pa­ré une édi­tion simi­laire en ita­lien et en anglais, une édi­tion arabe anno­tée et un ouvrage en arabe sur les erreurs lin­guis­tiques dans le Coran (voir les publi­ca­tions). Il a aus­si tra­duit la Constitution suisse en arabe pour la Confédération. Il se dit chré­tien, mais sa phi­lo­so­phie agnos­tique s’accommode fort bien avec le moder­nisme : selon lui, la révé­la­tion n’est pas un dis­cours de Dieu aux hommes mais plu­tôt un dis­cours des hommes sur Dieu. Néanmoins, sa com­pé­tence juri­dique éclaire par beau­coup d’endroits le vrai visage de l’Islam.[]
  2. Sami Albeeb, ibi­dem.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Guillaume GAUD est actuel­le­ment Directeur du Séminaire Saint Curé d’Ars de Flavigny sous l’au­to­ri­té de la Maison Générale et donc supé­rieur majeur. Il est connu pour ses com­pé­tences à pro­pos de l’Islam.