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Le théologien dominicain Thomas Michelet met à nu les ambigüités du texte synodal. Qui n’a pas fait l’unité mais a couvert les divisions. Le conflit entre « herméneutique de la continuité » et « herméneutique de la rupture ». Le dilemme de François.
ROME, le 4 novembre 2015 – Deux semaines après la conclusion du synode, les lectures de ce qu’il a dit à propos de la famille continuent à être contradictoires.
Selon certains observateurs, ce résultat ambigu était voulu. Le préposé général des jésuites, le père Adolfo Nicolas Pachon, que le pape François a inclus dans la commission chargée de rédiger la « Relatio » finale, l’a ouvertement revendiqué comme un succès, alors que le synode était à peine terminé :
« Dans notre esprit à tous, en commission, il y avait l’idée de préparer un document qui laisserait les portes ouvertes : pour que le pape puisse entrer et sortir, agir comme il le souhaite ».
Et maintenant, en effet, toutes les attentes sont concentrées sur ce que va dire François. De son côté, celui-ci a déjà fait part de ses intentions en avant-première, par téléphone, le 28 octobre, à son ami Eugenio Scalfari, athée proclamé et fondateur du journal qui guide la pensée laïque italienne, « La Repubblica », qui a rapidement transcrit de la manière suivante les propos du pape :
« Les différences d’opinion entre les évêques font partie de la modernité de l’Église et des diverses sociétés dans lesquelles celle-ci opère, mais l’intention est la même et, en ce qui concerne l’accès des divorcés aux sacrements, elle confirme que ce principe a été accepté par le synode. C’est cela, le résultat de fond ; les évaluations concrètes sont confiées aux confesseurs mais, à la fin de parcours qui seront tantôt plus rapides, tantôt plus lents, tous les divorcés qui le demandent pourront y accéder ».
Cependant, le père Federico Lombardi, interpellé à ce sujet par le National Catholic Register, a déclaré, le 2 novembre, que ce qui est rapporté par Scalfari « n’est pas fiable et ne peut pas être considéré comme la pensée du pape ».
Cependant, en dehors du suspense à propos de ce que François pense et de ce qu’il va dire, l’interrogation subsiste. Dans quelle mesure la lecture du document final du synode – et principalement celle de ses paragraphes qui portent sur le point crucial, celui de l’accès des divorcés remariés à la communion – en tant que texte « ouvert » à plusieurs interprétations discordantes est-elle fondée ?
Le texte que l’on peut lire ci-dessous est la première analyse approfondie en la matière. Il a été rédigé pour www.chiesa par le théologien dominicain français Thomas Michelet, auteur d’articles parus dans la prestigieuse revue « Nova et Vetera » qui est éditée par la faculté de théologie de Fribourg.
Sa conclusion est que, si un document magistériel clair et sans équivoque se situant dans la ligne de la tradition n’est pas publié, les différentes pratiques pastorales qui existent déjà continueront à se développer, les unes étant pleinement conformes à l’orthodoxie, les autres ne l’étant pas, ce qui aura comme conséquence inéluctable « un schisme de fait », légitimé pour les uns et pour les autres par la double lecture contradictoire des textes produits par le synode.
Voyons maintenant comment le père Michelet parvient à cette conclusion.
Mais il faut faire une remarque préalable. Le schéma d’interprétation adopté par Michelet pour analyser ici le texte synodal est celui-là même que Benoît XVI avait appliqué aux suites du concile, dans le mémorable discours qu’il avait prononcé le 22 décembre 2005, discours dans lequel il avait opposé « l’herméneutique de la continuité » à « l’herméneutique de la rupture ».
Que dit vraiment le synode sur les divorcés remariés ?, par Thomas Michelet O.P.
Il n’aura échappé à personne que la question des « divorcés remariés » (que l’on devrait plutôt appeler « séparés-réengagés ») aura été la plus âprement discutée tout au long de ce synode sur la famille, tant parmi les pères synodaux que chez les fidèles, et jusque dans le grand public – faisant même régulièrement la « une » des journaux, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps. Peu de questions auront finalement suscité autant d’intérêt que celle-là.
La complexité du débat se traduit dans les documents officiels, les points directement concernés étant ceux qui ont recueilli à chaque fois le moins de votes positifs, malgré des rédactions successives en vue d’obtenir un large consensus. Mais cela se retrouve également dans les conclusions les plus contradictoires des médias, qui crient selon les cas à la victoire de l’un ou l’autre camp, que ce soit d’ailleurs pour s’en réjouir ou pour le déplorer : les uns retenant l’accès au cas par cas des divorcés remariés à la communion comme inaugurant la révolution tranquille d’une Église nouvelle ; les autres, au contraire, son absence criante dans le rapport final et donc le maintien ferme du « statu quo ante ».
N’opposons pas trop vite le « synode des médias » au synode réel, et reconnaissons avec honnêteté que ce conflit d’interprétation trouve au moins en partie sa source dans la formulation elle-même du texte, qui sur ce point précis manque de la clarté et de la précision que l’on aurait pu souhaiter après deux ans de travaux. Comme nous l’avions prédit au mois de juillet sur www.chiesa, il est à craindre que nombre de Pères synodaux se soient satisfaits de ce point d’accord pour des raisons au fond très différentes, voire opposées, le texte autorisant plusieurs lectures et permettant de couvrir une division qui demeure malgré tout, et qui risquera dorénavant de s’accroître si l’on ne fait pas toute la lumière.
1. Un consensus difficile
On se souvient que dans la « Relatio synodi » du 18 octobre 2014, le numéro 52 sur l’accès des divorcés remariés aux sacrements de la Pénitence et de l’Eucharistie et le numéro 53 sur la communion spirituelle avaient été largement rejetés, faute d’avoir obtenu la majorité des deux tiers, soit 122 sur 183 Pères synodaux (n° 52 : 104 placet /74 non placet ; n° 53 : 112 placet /64 non placet). Il faut ajouter celui sur la pastorale des personnes à orientation homosexuelle (n° 55 : 118 placet /62 non placet). Pourtant ces numéros formellement écartés s’étaient trouvés maintenus dans le texte officiel servant de document de travail pour la suite du processus synodal, sans doute pour favoriser une franche discussion qui n’occulte aucune difficulté.
Dans l’« Instrumentum laboris » du 23 juin 2015, sous le titre « la voie pénitentielle », le numéro 122 reprenait le précédent numéro 52 en y ajoutant un numéro 123 qui ouvrait sur l’affirmation surprenante selon laquelle « un commun accord existe sur l’hypothèse d’un itinéraire de réconciliation ou voie pénitentielle ». On a pu alors s’interroger sur un tel accord mystérieux. D’autant plus que la majorité des Pères synodaux réunis en 2015 semble avoir marqué plutôt une large réserve à son endroit, ce qui fait que l’hypothèse n’a pas été adoptée « in fine », au moins sous cet intitulé.
Dans la « Relatio synodi » du 24 octobre 2015, les numéros 84 à 86 exposent désormais une proposition pastorale nouvelle sous le titre de « Discernement et intégration ». Le nombre des Pères synodaux ayant été porté à 265, la majorité des deux-tiers passée à 177 n’a été obtenue que difficilement sur ces trois numéros, jusqu’à une voix près (n° 84 : 187 placet /72 non placet ; n° 85 : 178 placet /80 non placet ; n° 86 : 190 placet /64 non placet).
La « Relatio synodi » 2015 donne trois références magistérielles, toutes contenues dans le numéro 85, que l’on trouvait déjà dans la « Relatio synodi » 2014 ou dans l’« Instrumentum laboris » : « Familiaris consortio », n° 84 ; Catéchisme de l’Église catholique, n° 1735 ; Déclaration du 24 juin 2000 du Conseil pontifical pour les Textes législatifs. En revanche, le document du 14 septembre 1994 de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qui était évoqué dans le n° 123 de l’« Instrumentum laboris », n’a pas été repris.
2. La citation de « Familiaris consortio »
Examinons tout d’abord la citation de « Familiaris consortio » n° 84 :
« Les pasteurs doivent savoir que, par amour de la vérité, ils ont l’obligation de bien discerner les diverses situations. Il y a en effet une différence entre ceux qui se sont efforcés avec sincérité de sauver un premier mariage et ont été injustement abandonnés, et ceux qui par une faute grave ont détruit un mariage canoniquement valide. Il y a enfin le cas de ceux qui ont contracté une seconde union en vue de l’éducation de leurs enfants et qui ont parfois, en conscience, la certitude subjective que le mariage précédent, irrémédiablement détruit, n’avait jamais été valide. »
Ce texte est présenté ici comme « un critère global, qui reste la base pour l’évaluation de ces situations », tant pour le prêtre dont le devoir est « d’accompagner les personnes concernées sur la voie du discernement », que pour le fidèle, dans son propre « examen de conscience, au moyen de temps de réflexion et de repentance ».
Si l’on parle de repentance, cela implique la nécessité de reconnaître ses fautes et son péché en vue d’en obtenir le pardon. Il n’est donc pas juste d’affirmer que toute notion de péché est écartée dans ce document. Il reste qu’elle n’est plus exprimée dans le titre de la proposition, qui ne parle plus directement de pénitence mais de discernement ; ce que l’on peut regretter au plan doctrinal même si c’est certainement plus sympathique au plan pastoral. D’autre part, il est possible que l’on ait tendance à comprendre la repentance davantage pour des fautes du passé (l’Église faisant repentance pour les péchés de ses membres), tandis que la pénitence vise plus habituellement des situations passées aussi bien que présentes (et même le péché d’autrui), afin d’obtenir la conversion du pécheur et la réparation du mal causé par sa faute. Le choix du mot « repentance » risque donc de conduire à ne considérer le remariage après divorce que comme une faute du passé plutôt qu’une « situation objectivement désordonnée » toujours actuelle, voire à ne plus examiner que les fautes du passé qui auraient conduit à cette situation jugée non voulue pour elle-même et dès lors non fautive. À l’égard de ce processus, tant dans sa compréhension que dans sa pratique, il faut donc savoir faire preuve d’un véritable « discernement sémantique ».
D’autre part, « Familiaris consortio » n° 84, tout en rappelant la nécessité de distinguer ces diverses situations, en tirait une même conclusion dans tous les cas : l’impossibilité de communier, à moins d’avoir « régularisé » sa situation, d’une manière ou d’une autre :
« L’Église, cependant, réaffirme sa discipline, fondée sur l’Écriture Sainte, selon laquelle elle ne peut admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés. Ils se sont rendus eux-mêmes incapables d’y être admis car leur état et leur condition de vie est en contradiction objective avec la communion d’amour entre le Christ et l’Église, telle qu’elle s’exprime et est rendue présente dans l’Eucharistie. Il y a, par ailleurs, un autre motif pastoral particulier : si l’on admettait ces personnes à l’Eucharistie, les fidèles seraient induits en erreur et comprendraient mal la doctrine de l’Église concernant l’indissolubilité du mariage.
« La réconciliation par le sacrement de pénitence – qui ouvrirait la voie au sacrement de l’Eucharistie – ne peut être accordée qu’à ceux qui se sont repentis d’avoir violé le signe de l’Alliance et de la fidélité au Christ, et sont sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction avec l’indissolubilité du mariage. Cela implique concrètement que, lorsque l’homme et la femme ne peuvent pas, pour de graves motifs – par l’exemple l’éducation des enfants – remplir l’obligation de la séparation, “ils prennent l’engagement de vivre en complète continence, c’est-à-dire en s’abstenant des actes réservés aux époux” ».
Que conclure de la non-reprise explicite de cette conclusion pourtant massive de « Familiaris consortio » par le document ?
Dans une « herméneutique de la continuité », on tiendra que le silence vaut accord, que la citation d’un texte renvoie au texte en son entier, lequel fournit à la citation son vrai contexte. De sorte qu’un tel processus de discernement ne peut conduire à l’Eucharistie que dans la mesure où le fidèle est effectivement parvenu à sortir de cette situation objectivement désordonnée au titre d’un engagement tenu par un ferme propos, qu’il a pu ainsi demander pardon de ses fautes et en recevoir enfin l’absolution. Jusque là, il ne saurait communier.
Dans une « herméneutique de la rupture », on tiendra que le silence vaut désaccord. Si la conclusion de « Familiaris consortio » n’est pas reprise expressément, c’est qu’elle est devenue obsolète ; le contexte familial ayant été complètement modifié depuis, au terme d’un changement dont le document dit qu’il est non seulement culturel mais « anthropologique ». Ce qui était la discipline de l’Église du temps de Jean-Paul II ne devrait plus l’être dans l’Église nouvelle que l’on appelle de ses vœux. On conclura probablement que ce processus de discernement peut aboutir à l’Eucharistie, même sans changement de vie, pourvu que l’on ait fait repentance des fautes passées et qu’on ait discerné que l’on pouvait « en conscience » communier
3. Le Catéchisme de l’Église catholique
Le même numéro 85 de la « Relatio synodi » 2015 cite plus loin le n° 1735 du Catéchisme de l’Église catholique :
« En outre, on ne peut nier que, dans certaines circonstances, “l’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées” (CEC, 1735) en raison de divers conditionnements ».
La citation est incomplète. Il faut se reporter au texte en son entier :
« 1735. L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ».
Ce numéro est-il vraiment applicable à la situation des divorcés remariés ? Il faut d’abord noter que les mêmes conditions se retrouvent en partie pour le mariage, qui le rendent invalide :
« 1628. Le consentement doit être un acte de la volonté de chacun des contractants, libre de violence ou de crainte grave externe (cf. CIC, can. 1103). Aucun pouvoir humain ne peut se substituer à ce consentement (CIC, can. 1057, § 1). Si cette liberté manque, le mariage est invalide ».
Peut-on alors imaginer que telles circonstances puissent rendre non imputable au plan moral le remariage après divorce ? Si tel était le cas, il serait par conséquent invalide. Certes, il l’est déjà parce que, le mariage étant indissoluble, il ne saurait y avoir de remariage du vivant de son conjoint. Mais il ne serait pas seulement nul en tant que mariage : il le serait aussi en tant qu’acte humain, ce serait un « acte manqué ». On ne pourrait donc plus parler de divorcés remariés : il n’y aurait donc aucun réengagement véritable, et plus aucune espèce de lien entre les deux. Dans ces conditions, il n’est pas sûr que l’on veuille toujours faire valoir la possibilité d’une suppression totale de l’imputabilité. D’ailleurs, de tels conditionnements psychiques devraient d’abord conduire à remettre en question l’existence du lien sacramentel lui-même. La situation serait alors toute différente.
À l’inverse, lorsque les personnes sont capables d’échanger un « oui » pour la vie en pleine conscience de ce qu’elles font, elles ne peuvent pas ne pas se rendre compte qu’elles portent atteinte à ce « oui » en s’engageant de nouveau avec une autre personne. Dès lors, on voit mal comment la responsabilité de cet acte de réengagement pourrait être remise en cause. Certes, il peut y avoir toutes sortes de raisons qui poussent à agir ainsi, comme le dit ensuite le numéro 85 : « Dans certaines circonstances, les gens trouvent qu’il est très difficile d’agir différemment ». Il n’empêche que ou bien ils savent qu’ils portent atteinte à leur lien matrimonial en se réengageant, et il s’agit là d’un acte libre et responsable ; ou bien ils ne le savent vraiment pas, et l’on peut alors douter de l’existence même de leur lien matrimonial.
4. La Déclaration du Conseil pontifical pour les Textes législatifs
L’article 85 de la « Relatio synodi » 2015 poursuit ainsi :
« En conséquence, le jugement d’une situation objective ne doit pas conduire à un jugement sur la “culpabilité subjective” (Conseil pontifical pour les Textes législatifs, Déclaration du 24 Juin 2000, 2a) ».
Le texte en question est le suivant, remis dans son contexte :
« 2. Toute interprétation du canon 915 qui s’oppose à son contenu substantiel, déclaré sans interruption par le Magistère et par la discipline de l’Église au cours des siècles, est clairement déviante. On ne peut confondre le respect des mots de la loi (cf. canon 17) avec l’usage impropre de ces mêmes mots comme des instruments pour relativiser ou vider les préceptes de leur substance.
« La formule “et ceux qui persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste” est claire et doit être comprise d’une façon qui n’en déforme pas le sens, en rendant la norme inapplicable. Les trois conditions suivantes sont requises :
« a) le péché grave, compris objectivement, parce que de l’imputabilité subjective le ministre de la communion ne peut juger ;
« b) la persistance obstinée, ce qui signifie qu’il existe une situation objective de péché qui perdure au cours du temps et à laquelle la volonté des fidèles ne met pas fin, tandis que d’autres conditions ne sont pas requises (attitude de défi, monition préalable, etc.) pour que la situation soit fondamentalement grave du point de vue ecclésial ;
« c) le caractère manifeste de la situation de péché grave habituel.
« Par contre ne sont pas en situation de péché grave habituel les fidèles divorcés remariés qui, pour des raisons sérieuses, comme par exemple l’éducation des enfants, ne peuvent “satisfaire à l’obligation de la séparation, et s’engagent à vivre en pleine continence, c’est-à-dire à s’abstenir des actes propres des conjoints” (Familiaris consortio, numéro 84), et qui, sur la base d’une telle résolution, ont reçu le sacrement de la pénitence. Puisque le fait que ces fidèles ne vivent pas “more uxorio” est en soi occulte, tandis que leur condition de divorcés remariés est en elle-même manifeste, ils ne pourront s’approcher de la communion eucharistique que “remoto scandalo” ».
Cette Déclaration du Conseil pontifical pour les Textes législatifs établit donc que le remariage après divorce est une situation de « péché grave habituel », ce que le canon 915 vise au titre de « ceux qui persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste ». Le passage cité par la « Relatio synodi » précise que cette qualification s’entend objectivement et non pas subjectivement, « parce que de l’imputabilité subjective le ministre de la communion ne peut juger ». Autrement dit, on apprécie la situation au for externe, n’ayant pas accès au for interne. Or dans le contexte de la « Relatio synodi », ce passage semble prendre un autre sens : on ne peut juger sur la « culpabilité subjective », et donc il faudrait s’abstenir de qualifier cette situation moralement. Certes, le texte ne conclut pas cela expressément, mais si l’on ne prend pas la peine de se reporter au texte de la Déclaration, on peut le comprendre ainsi. Et d’ailleurs, le texte ne dit nulle part qu’il s’agit d’un péché, ni que le Christ désigne comme un adultère le remariage du vivant de son conjoint (cf. Mc 10, 11–12). Cette parole peut être dure à entendre, mais elle se trouve bien dans la bouche du Christ, qui en mesure toute la portée.
Là encore, une « herméneutique de la continuité » conduira à interpréter ce texte en précisant ce qu’il ne dit pas et en maintenant la qualification de « péché grave et manifeste » ; tandis qu’une « herméneutique de la rupture » prendra appui sur ce silence pour s’en tenir à l’abstention de juger au plan de la culpabilité subjective, ce qui conduira à écarter toute qualification de cette situation en termes de péché, qu’il soit grave et manifeste ou non.
Dans le premier cas, on tiendra donc, à la lumière de « Veritatis splendor », que le remariage après divorce est un acte mauvais que nul ne peut jamais vouloir, quelles que soient les circonstances, dans une morale de l’objectivité et de la finalité. Dans le second cas, on retiendra l’invitation à convertir son regard pastoral et à tenir compte davantage des circonstances, donc à modifier l’équilibre doctrinal de « Veritatis splendor » en faisant appel à une morale de la subjectivité et de la conscience. Le pape a garanti que l’on n’avait jamais touché à la doctrine, ce qui va dans le premier sens. De fait, il y a suffisamment de références au magistère pour conforter les tenants de l’herméneutique de la continuité dans leur lecture. Mais il y a aussi suffisamment de silence et de signaux positifs pour que les tenants de l’herméneutique de la rupture se sentent justifiés dans leur approche nouvelle. En l’absence de précisions supplémentaires, les deux interprétations semblent permises.
En conclusion de ces trois citations, de telles lacunes dans la formulation expliquent sans doute que ce numéro 85 ait recueilli le plus de non placet et qu’il n’ait été voté qu’à une seule voix de majorité. Mais il est possible que davantage de précisions dans un sens ou dans un autre lui auraient fait perdre un peu plus de voix ; une seule aurait suffi pour le rejeter.
5. Accompagnement et intégration
Le numéro 84 présente quant à lui la « logique de l’intégration » des divorcés remariés comme la « clef de leur accompagnement pastoral », visant à manifester non seulement qu’ils ne sont pas excommuniés, mais qu’ils peuvent vivre et grandir dans l’Église, en surmontant les « différentes formes d’exclusion pratiquées actuellement dans le cadre liturgique, pastoral, éducatif et institutionnel ». Le numéro 86 place enfin le « jugement correct sur ce qui fait obstacle à la possibilité d’une plus grande participation à la vie de l’Église » au plan du discernement avec le prêtre au for interne ; « ce discernement ne pourra jamais manquer aux exigences de la vérité et de la charité de l’Évangile proposées par l’Église ».
Interprétés dans le cadre d’une « herméneutique de la continuité », ces deux numéros apparaissent parfaitement orthodoxes et conformes au magistère récent. Le rappel de « Familiaris consortio » n° 84 et de la Déclaration du Conseil pontifical pour les Textes législatifs permet de comprendre cette croissance comme une conversion progressive à la vérité évangélique dont on s’efforcera de traduire progressivement dans sa vie toutes les exigences. Une pastorale de l’accompagnement devra toujours viser la pleine réconciliation du fidèle et sa réadmission finale à l’Eucharistie, moyennant les conditions énoncées par « Familiaris consortio » n° 84 pour mettre fin à la « contradiction objective avec la communion d’amour entre le Christ et l’Église » que représente le réengagement avec une autre personne que son conjoint légitime, et que le Code de Droit canonique qualifie au for externe de « péché grave et manifeste ». Il y a là un véritable chemin de sainteté, esquissé d’une belle manière par la fin du numéro 86, qui parle des « nécessaires conditions d’humilité, de confiance, d’amour de l’Église et de son enseignement, dans la recherche sincère de la volonté de Dieu et le désir de parvenir à une réponse plus parfaite ». La reconnaissance de l’intégration dans l’Église se faisant alors au titre de « l’ordre des pénitents », comme on aurait dit jadis, avec des limites dans l’exercice des différentes fonctions ecclésiales qui se comprennent en fonction de l’objectivité de la situation désordonnée, et qui peuvent être levées à proportion de la régularisation de cette situation.
En revanche, dans le cadre d’une « herméneutique de la rupture », ces conditions et conclusions du magistère antérieur étant passées sous silence dans ce texte, on aura tendance à privilégier la relative nouveauté que représente la valorisation du for interne, au détriment du for externe. On aboutira alors à une morale de la subjectivité, plutôt que de l’objectivité, avec la difficulté d’admettre avec « Veritatis splendor » la possibilité d’« actes intrinsèquement pervers » ; l’accent étant mis surtout sur la conscience et la perception intérieure des différentes actions, décisions et circonstances. Dans ces conditions, peu importe que le Code de Droit canonique qualifie cette situation de « péché grave et manifeste », lorsqu’elle n’est pas perçue comme telle intérieurement. Et même, il vaudrait mieux le taire, plutôt que d’empiéter sur l’espace intérieur de la liberté et le sanctuaire inviolable de la conscience. On attendra donc que la personne soit en mesure de qualifier par elle-même ces actes, sans jamais intervenir dans le processus, de peur de la blesser ou d’en forcer la libre progression. Il s’agit plus ici d’une « liberté d’indifférence » que d’une « liberté de qualité ». L’accompagnement se faisant alors à partir de la personne et de ce qui, en elle, peut être mis en valeur pour la faire grandir, plutôt qu’à partir d’une loi imposée de l’extérieur à laquelle elle devrait se conformer. L’intégration dans l’Église étant fonction de la subjectivité de la personne et de sa perception intérieure de sa propre situation. Dans ces conditions, si elle décide « en conscience » qu’elle n’a pas commis de péché et qu’elle peut communier, qui sommes-nous pour la juger ? Le progrès spirituel pouvant se traduire ensuite paradoxalement par un mouvement de retrait à mesure de la perception de son péché ou du désordre objectif : prenant la décision de ne plus communier parce qu’elle en comprend seulement alors la raison ; renonçant à certaines tâches dans l’Église parce qu’elle en comprend seulement alors le possible contre-témoignage public, eu égard à « l’exemple qu’elle offre aux jeunes qui se préparent au mariage ».
Ces deux logiques sont présentées ici en opposition, il n’est cependant pas exclu qu’il puisse se trouver dans l’une et l’autre des aspects positifs et des limites, d’où l’intérêt de les mettre en perspective ; l’erreur elle-même pouvant servir à manifester davantage la vérité. La limite de la pure logique de l’objectivité se trouvant dans la considération qu’il faut du temps et des étapes pour aller à la vérité, pour que cette vérité soit accueillie non seulement comme vraie en soi mais vraie pour soi, désirable et bonne, et finalement possible à vivre et fructueuse. La limite de la pure logique de la conscience se trouvant dans l’affirmation de la possibilité d’une conscience erronée, et dans la nécessité évangélique de la libérer de cette erreur, pour qu’elle devienne ce qu’elle est, effectivement libre, en acte et pas seulement en puissance : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32).
Notons pour finir une certaine inquiétude sur le vocabulaire du numéro 84 qui oppose « exclusion » à « intégration ». Ce n’est pas un vocabulaire habituel en théologie. En revanche, il est typique de l’idéologie égalitariste qui anime en particulier les mouvements LGBT et le libérationisme en général sur un vieux fond de dialectique marxiste, avec une tendance nouvelle nihiliste. Ce n’est plus la lutte des classes, mais l’abolition de toutes classes, différences, catégories, statuts… et donc la disparition de la vraie justice qui accorde à chacun selon sa part (« suum cuique tribuere »), qui n’est pas nécessairement la même pour tous, car les situations ne sont pas nécessairement les mêmes. Si l’on commence à admettre ce genre d’opposition mondaine dans un document ecclésiastique, c’est la porte ouverte à d’autres catégories de populations (personnes à tendance homosexuelles, femmes par rapport au clergé masculin, etc.) qui viendront se plaindre de leur « exclusion » pour revendiquer leur pleine « intégration » dans l’Église. Il serait donc judicieux d’exprimer autrement le souci de communion à l’égard de ceux qui ne sont pas actuellement en pleine communion avec l’Église, du fait d’une situation objectivement désordonnée qui rend impossible leur admission à l’Eucharistie, et de réaffirmer plutôt la charité qui nous presse de tout faire pour les conduire en vérité à la pleine communion ecclésiale, dans la conformité aux exigences évangéliques.
6. Communion et décentralisation
La « Relatio synodi » n’a aucune valeur magistérielle en tant que telle, elle n’est qu’un document adressé au Pape pour qu’il prenne lui-même une décision. On peut donc espérer que dans une exhortation apostolique post-synodale, le Pape détermine clairement la ligne à tenir. Ou bien qu’un document de la Congrégation pour la doctrine de la foi apporte les précisions nécessaires, par exemple sous forme de rappel de la juste interprétation des documents magistériels, selon une herméneutique de la continuité.
À défaut, que pourrait-il se passer ? Chacun va pouvoir rentrer chez soi satisfait, dans la certitude d’avoir obtenu ce qu’il voulait et évité le pire que réclamait le camp adverse. Or un accord obtenu sur fond d’ambiguïté ne fait pas une unité : il couvre plutôt une division. Les pratiques pastorales déjà existantes pourront continuer à exister et à se développer, les unes sur fond d’herméneutique de la continuité et les autres sur fond d’herméneutique de la rupture. Le renvoi à la décision pastorale de chaque prêtre et du fidèle « en conscience » permettra d’établir, document à l’appui, une grande variété de solutions pastorales, les unes pleinement conformes à l’orthodoxie et à l’orthopraxie, les autres plus discutables.
À terme, si dans un pays les prêtres encouragés par les « lignes directrices » de leurs évêques finissent par établir des pratiques pastorales identiques, mais divergentes de celles d’autres pays, cela pourrait aboutir à un schisme de fait, légitimé de chaque côté par une double lecture possible de ce document. On arrive donc à ce que nous avions déjà présenté en juillet comme une situation à craindre, si le synode ne parvenait pas à tracer une ligne claire. Nous y sommes.
En la fête des Apôtres S. Simon et S. Jude, 28 octobre 2015
Thomas Michelet, O.P.
Sources : www.chiesa/Traduction française par Charles de Pechpeyrou, Paris, France.